Nous vous avons déjà entretenus de la vie en Erets Israël au temps de Rabbi Akiba. Nous avons souligné le désir ardent du peuple d'étudier la Torah, sans souci des difficultés et des peines qu'une telle étude entraînait parfois ; et mentionné, sans trop nous y attarder, les persécutions dont furent victimes, de la part des Romains, les érudits. Aujourd'hui, nous vous parlerons du grand Sage Rabbi Nathan ha-Bavli (« le Babylonien ») qui appartint à la génération suivante.

Le temps qui passait, loin d'améliorer la situation des Israélites en Terre Sainte, l'avait au contraire aggravée. L'oppression devenait de jour en jour plus intolérable, si bien que, sous le règne de l'empereur Hadrien, les Juifs se révoltèrent. Bar Cokhba fut le chef du soulèvement, que soutint aussi au début, de tout le poids de son prestige, Rabbi Akiba. Mais après quelques succès éphémères, les rebelles, incapables de résister aux puissantes légions romaines, furent écrasés. La forteresse de Béthar, longtemps et héroïquement défendue par Bar Cokhba, tomba le 9 Av. Sa chute marqua la fin de la révolte. Les représailles des Romains furent terribles. Entre autres, ils obligèrent les grandes Yéchivoth à fermer leurs portes. Mais rien n'abattit le courage des Sages et de leurs étudiants. Loin de renoncer les uns à leur enseignement, les autres à leurs études, ils les poursuivirent dans la clandestinité. S'entourant de mille précautions, ils se réunirent dans des lieux tenus secrets afin de pouvoir entretenir la flamme toranique. La Torah était pour eux véritablement une Torath 'Haïm, la Loi de la Vie ; leur vie même, et plus précieuse que la vie sans Torah.

Pendant cette période critique en Terre Sainte, et avant qu'elle eût atteint son point le plus bas, le soleil se levait déjà pour les Juifs de Babylonie. La communauté israélite y florissait et un nouveau centre de Torah se développait dans ce pays où naquit notre père Abraham. Là, les Juifs jouissaient d'une grande liberté et d'une large autonomie, sous la direction de leur Rèche Galouta, l'Exilarque — ou Chef de l'Exil — représentant officiel de la communauté israélite à la cour et au gouvernement. Le Rèche Galouta était un descendant de la maison de David, apparenté au Nassi, ou « Prince », son homologue en Terre Sainte.

Sans souci des risques

Les Juifs de Babylonie étaient informés de la situation extrêmement difficile de leurs frères en pays d'Israël, et en particulier des grands dangers auxquels étaient exposés Sages et Maîtres en Torah. Ils n'en acceptaient pas moins d'affronter ces périls, et se rendaient en Terre Sainte afin d'étudier sous la direction des grands érudits dont la réputation était parvenue jusqu'à eux. Ils renonçaient sans peine à une vie de confort et de sécurité et partaient. L'un d'eux, un jeune étudiant qui devint célèbre dans les deux pays, fut Rabbi Nathan.

Déjà au départ, sa haute naissance le distinguait des autres : il était le fils du Rèche Galouta. Abandonnant la maison princière de son père à Nehardéa, il partit pour la Terre Sainte. Là, ce qui lui fit d'abord une impression profonde, ce fut la dévotion merveilleuse de ses frères juifs pour la Torah et les mitsvot, ainsi que le courage avec lequel ils affrontaient l'oppression romaine.

Voir des Juifs arrêtés et emmenés pour être exécutés était en Terre Sainte un spectacle courant, même quotidien.

Leur crime : flagrant délit d'étude de la Torah et d'accomplissement d'une mitsva interdite, sous peine de mort, par les Romains. Érudits et Sages n'étaient pas seuls à risquer leur vie ; les autres, les Juifs simples, suivaient leur exemple. Ainsi Rabbi Nathan fait ce récit1 : « Vous marchez dans la rue et vous voyez des soldats romains emmenant un Juif à la mort. Vous demandez à ce dernier : “Quel crime as-tu commis pour payer de ta vie ?” Il répond simplement : “J'ai circoncis mon fils.” Mais voici un autre Juif qui va lui aussi à la mort. Vous lui demandez : “Et toi, de quoi t'accusent donc les Romains pour qu'ils te condamnent à perdre la vie ?” Et sa réponse pourrait être : “J'ai étudié la Torah”, ou “J'ai, mangé de la Matsa à Pessa'h”, ou quelque autre réponse analogue. Un Juif fut condamné à être flagellé publiquement pour avoir observé la mitsva du Loulav à Souccot. »

Une hiérarchie

C'était là pour Rabbi Nathan une leçon inoubliable de sacrifice de soi et de dévotion pour la Torah et les mitsvot. Quant à étudier et accroître ses connaissances judaïques, de telles conditions n'étaient pas pour favoriser la réalisation d'un tel projet. Il semble, en tout cas, que cette fois Rabbi Nathan ne demeurât pas en Erets Israël. Il erra pendant quelque temps dans les pays voisins puis revint en Terre Sainte au moment où un nouvel empereur, Antonin Pius, montait sur le trône de Rome, ce qui apporta une amélioration sensible à la situation des Juifs.

À l'époque, le Nassi en Erets Israël était Rabban Chimon ben Gamliel.

Rabbi Nathan fut reconnu comme l'un des Sages les plus éminents (Tannaïm) de son temps, et nommé à la haute fonction d'Av Beth-Din (président de la cour de justice), à laquelle n'était supérieure en rang que celle de Nassi. Tant sa vaste culture toranique que sa noble naissance l'aidèrent à s'acquitter brillamment de sa tâche. Le grand sage Rabbi Meïr était, à l'époque, Roch Yéchiva. Pour lui et pour Rabbi Nathan, le peuple avait les mêmes marques de respect que pour le Nassi lui-même. Cela semble avoir porté ombrage à ce dernier, car il finit par un instituer un protocole établissant une hiérarchie précise entre les trois chefs qui étaient à la tête du peuple juif. Ce protocole contenait les instructions suivantes : Quand le Nassi paraît au Beth Hamidrache, toute l'assistance doit se lever, et attendre pour se rasseoir que le Nassi se soit lui-même assis. Quand c'est l'Av Beth Din qui y entre, une rangée de fidèles de chaque côté doit se lever ; ces fidèles demeurent debout tant que l'Av Beth Din ne s'est pas assis. Enfin, quand le Roche Yéchivah arrive au Beth Hamidrache, les fidèles qui se lèvent ne sont pas tenus d'attendre pour se l'asseoir que le Roche Yéchivah se soit assis.

Le jour où ces instructions furent rendues publiques, Rabbi Nathan et Rabbi Meïr ne se trouvaient pas au Beth Hamidrache. Le lendemain, à leur arrivée, ils constatèrent que l'assistance, composée ordinairement d'étudiants et de fidèles, n'avait pas pour eux les mêmes marques de respect auxquelles ils étaient accoutumés. S'étant enquis de la raison de ce changement d'attitude, ils furent mis au courant des instructions données par le Nassi.

Il est superflu de dire que la modestie des deux éminents érudits fit qu'ils ne se sentirent nullement offensés. Ce fut une autre conséquence de ces mesures qui les inquiéta : en les dégradant en quelque sorte tous deux, le Nassi ne dégradait-il pas par contrecoup la Torah elle-même aux yeux des étudiants et du peuple ? Une mise au point publique s'imposait. Toutefois, soucieux de ne point provoquer de dissensions au sein de la collectivité juive, ils s'abstinrent de la faire. L'opposition de Rabbi Nathan devait toutefois indisposer le Nassi. Piqué au vif, il lui rétorqua un jour : « La ceinture d'argent de ton père [c'était l'insigne de la fonction du Rèche Galouta] t'a aidé à devenir Av Beth-Din en Erets Israël. Contente-toi de cela et n'aspire pas aussi à la fonction de Nassi ! »

La Michna

Quand, succédant à son père Rabbi Chimon, Rabbi Juda accéda à la haute charge de Nassi, le fils de Rabbi Gamliel, Rabbi Nathan, était un vieillard. En ces années-là, Rabbi Juda commençait à recueillir et à arranger tous les enseignements de la Loi Orale qu'il allait réunir dans les six traités de la Michna, où enseignements et lois devaient être classés par sujets. Dans cette énorme tâche, il fut aidé par Rabbi Nathan comme par beaucoup d'autres Tannaïm. Nombreuses, dans la Michna, sont les lois que nous devons à Rabbi Nathan et à Rabbi Meïr, encore qu'elles ne portent pas toutes mention de leurs auteurs. Certaines d'entre elles figurent même sous le simple titre de « autres opinions ». Dans le cas de Rabbi Meïr, la Michna note parfois : « d'autres disent » ; et dans celui de Rabbi Nathan, elle emploie cette variante : « d'aucuns disent ». Ce fut leur « punition » à tous deux.

Néanmoins, Rabbi Nathan demeura loyal envers le Nassi et l'autorité du Beth-Din en Erets Israël. Quand le Beth-Din à Néhardéa fit une tentative pour affirmer son indépendance par rapport à celui d'Erets Israël, en s'appuyant sur la croyance que le centre de la vie juive s'était déplacé de Terre Sainte en Babylonie, Rabbi Nathan « le Babylonien » fut choisi par le Nassi pour faire partie de la délégation chargée de persuader Néhardéa de revenir sur une décision si grave.

Voici les fêtes de D.ieu

Rabbi 'Hanina (ou 'Hananiah), un neveu de Rabbi Josué ben 'Hananiah, avait été l'initiateur de ce mouvement. Il croyait qu'en raison des persécutions romaines, l'éclat et le prestige du Beth-Din et du Nassi déclinaient en Terre Sainte, et qu'il était temps que la communauté juive de Babylonie prît la relève. Il voulait faire du Beth-Din haGadol de Néhardéa l'autorité suprême pour les Juifs du monde entier, avec le pouvoir de fixer les dates de la Nouvelle Lune et le calendrier juif des fêtes, ce qui constituait l'une des principales fonctions du Sanhédrin. Rabbi Nathan et Rabbi Yits'hak étaient porteurs d'une lettre personnelle du Nassi à Rabbi 'Hananiah ; ils y joignirent l'habileté et le tact que nécessitait une démarche si délicate, et réussirent à convaincre le Sage babylonien que l'heure pour un tel changement n'avait pas encore sonné, et que le temps était encore pour que « de Sion vienne la Torah » et non « de Babylonie vienne la Torah ». Ils ne se firent pas faute de l'avertir que s'il persistait et essayait de porter une main sacrilège sur le calendrier juif, il aurait à modifier les paroles mêmes de la Torah : « Voici les fêtes de Dieu », et leur substituer celles de « Voici les fêtes de 'Hananiah ». Ce dernier finit par renoncer à son projet.

Comme nous le disions, Rabbi Nathan voyagea beaucoup, ce qui le familiarisa avec tous les aspects de la vie quotidienne dans différents pays.

Outre les lois consignées sous son nom, nombreux sont ses enseignements et ses sages maximes dans le Talmud. Il fut non moins que Rabbi Juda le Prince, révéré et honoré de tous, en raison de sa profonde sagesse et de ses grandes vertus. Quand une différence d'opinions sur un point de loi opposait les deux grands érudits, la décision était toujours en faveur de Rabbi Nathan.

Une Massekhet entière (traité) existe qui porte son nom. Elle est intitulée Avoth déRabbi Nathan, semblable à celle de Pirkei Avoth et la développant. Elle contient des paroles de sagesse, ainsi que des conseils pratiques pour une vie vertueuse.

Paroles de sagesse

Rabbi Nathan est l'auteur de beaucoup de maximes (relatives à la bonne conduite) dont le point de départ était des versets de la Torah. Ainsi, s'inspirant de celui prescrivant : « Tu ne maltraiteras point l'étranger, et tu ne l'opprimeras point, car vous avez été étrangers dans le pays d'Égypte »,2 Rabbi Nathan observe : « N'accuse point les autres de tes propres fautes ».3

S'appuyant sur le verset « Ne sois pas cause d'effusion de sang dans ton foyer », Rabbi Nathan enseignait qu'il est interdit de garder un chien méchant dans un foyer juif ou une échelle branlante (ou un siège, etc.) qui pourrait être cause d'un accident.4

Il enseignait aussi que même « la plus petite » mitsva a sa récompense en ce monde ; quant à la vie future — la récompense est simplement inimaginable !5