Cela arriva un jour entre Roch Hachana et Yom Kippour. Le rabbin s'était levé de bonne heure, avait fait ses dévotions et, ayant pris son petit déjeuner, il se préparait à se rendre à la gare. À la tête d'une petite délégation composée de deux notables de la communauté et de lui-même, il devait rencontrer le ministre de l'Éducation dans la capitale. Rendez-vous avait était pris avec les deux délégués à la gare, peu avant le départ du train.
Le rabbin enfilait son pardessus, quand tout à coup il entendit, dans le vestibule, une voix inconnue qui disait :
– Il faut que je voie le rabbin immédiatement.
– Mais mon mari est sur le point de prendre le train ; il lui est absolument impossible de vous recevoir. Revenez demain, répondit la femme du rabbin à l'étranger.
– Non, non ! Je dois le voir sur-le-champ ! C’est une question de vie ou de mort, insista la voix.
À ces mots, proférés sur un ton de grande agitation, le rabbin ouvrit la porte de son cabinet de travail et dit à l'étranger d'entrer.
– Chalom Aleikhem, Rabbi. Vous souvenez-vous de moi ? demanda l'homme, un petit vieillard qui tendit la main avec empressement.
– Je crains que non, mon ami. Mais dites-moi qu'est-ce qui rend votre visite si urgente. Faites vite, je vous en prie, car je n'ai pas de temps.
– Rabbi, comment pouvez-vous dire cela, quand il y va de la vie d'un homme ! Le rabbin garda le silence et attendit que l'étranger s'explique. Celui-ci s'assit sans hâte et, lentement, parla :
– Rabbi, je suis vraiment surpris que vous ne me reconnaissiez pas. Le Chabbat Chouvah dernier, j'ai assisté à votre drachah (sermon). C'en était une de drachah ! Je buvais chacune de vos paroles. De ma vie, je n'en ai entendu de semblable. Je pourrais la répéter mot pour mot.
– De grâce, non, non ! protesta le rabbin. Je dois me sauver, sinon je manquerai mon train. Quoi que vous ayez à dire, dites-le vite, je vous prie, et le plus brièvement possible. Je vous répète, je n'ai pas le temps.
– Oui, oui, ainsi vont les choses, Rabbi. Nous sommes toujours pressés, nous n'avons jamais le temps. Mais je mentionnais votre drachah simplement parce que c'est la raison pour laquelle je suis venu vous trouver. Voyez-vous, c'est votre drachah qui est cause de la confiance que j'ai en vous. C'en était une de drachah ! Vous pouvez m'en croire. Rabbi, j'ai une mémoire excellente ; dommage que vous n'ayez pas de temps, car j'aurais eu beaucoup de plaisir à vous la répéter de A jusqu'à Z.
Comme deux tourterelles
– Mon ami, coupa le rabbin qui commençait à s'impatienter. Je vous ai dit plus d'une fois que je dois courir à la gare. Je vous en prie, venez-en au fait ! Sinon, je serai obligé de vous planter là et de m'en aller.
– Bien sûr, Rabbi, bien sûr ! Eh bien, voilà : il y a environ une trentaine d'années ; je me suis marié. J'ai vécu avec ma femme à peu près vingt-cinq ans. Nous étions comme deux tourterelles ; elle était si bonne, si gentille, si sincère. Puis soudain, il y a cinq ans, elle est morte. Le vieillard fit une pause, le regard pensif.
– Si vous voulez me raconter votre vie, intervint le rabbin, venez quand j'aurai le temps de vous écouter. Je le ferai aussi avec plus de patience. Maintenant, je vous demande de m'excuser ; je n'ai pas une minute à perdre, si je ne veux pas manquer mon train. Au revoir.
– Rabbi, vous ne pouvez pas me laisser ainsi, dit le vieillard d'une voix suppliante. Et il retint le rabbin par le bras. Je vous l'ai dit, poursuivit-il, c'est une question de vie ou de mort ; il s'agit de sauver la vie à une personne vivante ! Je vous en prie, écoutez-moi.
Le rabbin était très ennuyé, mais il demeura.
– Le Tout-Puissant nous a bénis et permis d'avoir des enfants merveilleux ; mais ils nous ont quittés et sont allés s'établir en Amérique. Puis, quand ma femme est morte, ils m'ont écrit : « Père, pourquoi resterais-tu là tout seul ? Viens plutôt vivre avec nous ; tu ne manqueras de rien, tu peux en être sûr, nous en prenons l'engagement.» J'ai accepté et suis parti pour l'Amérique. Là, je ne me suis pas plu ; aussi suis-je revenu. C'était exactement il y a un an ; c'est à ce moment-là que j'ai eu le grand plaisir d'entendre votre drachah. C'en était une de drachah ! Vous pouvez m'en croire.
– Vous ne pouvez pas penser à autre chose, éclata le rabbin au comble de l'impatience.
– Bon, bon, ne parlons plus de la drachah ! Mais ayez la bonté de m'écouter. Où en étais-je, déjà ? Ah ! oui, ça me revient. Eh bien, je suis rentré juste à temps pour le Brith (circoncision) de mon petit-fils, et j'ai eu l'honneur d'être désigné pour le « Sandak ». Mais j'ai le regret d'ajouter que la veille du Brith, le bébé est mort.
– Je le regrette aussi, mon ami ; mais, de grâce, dites-moi pourquoi vous êtes venu me voir. Le rabbin n'en pouvait plus. Il jeta un coup d'oeil à sa montre.
– Oh ! Ne croyez pas, cher Rabbi, que je suis venu vous voir à cause de l'enfant mort. Non. Hier, ma fille a mis au monde encore un garçon.
– Mazal Tov ! D.ieu lui prête longue vie ! Mais j'attends encore de savoir ce que vous me voulez.
– Eh bien, Rabbi, ma fille m'a demandé d'être le Sandak cette fois aussi, maïs j'ai des craintes pour cet enfant...
– Qu'est-ce qui vous tracasse ? Qu'un autre soit Sandak à votre place ! Au revoir, j'ai peut-être raté mon train...
Et le rabbin se précipita vers la sortie. Dans la rue, une voiture l'attendait.
Le vieux courut derrière lui. Et comme le rabbin montait vivement dans la voiture, il dit d'un ton suppliant :
– Rabbi, juste une minute encore ! Quel nom donner au bébé ? Je vous en prie, c'est très important.
– Vous voulez un nom pour le nouveau-né ? Appelez-le 'Haïm, Todrès, Bérisch, Hirsch, Leïb, Wolf... quelle différence ? lança le rabbin, tandis que la voiture s'élançait. Et s'adressant au cocher : « Je te paierai le double si nous arrivons à temps pour le train. »
Mais il était trop tard. Le rabbin courut vers la plateforme, juste pour voir disparaître au tournant la queue du train. Que tout cela était fâcheux ! Il ne serait pas au rendez-vous avec le ministre de l'Éducation ! Lui, l'homme ponctuel qu'il avait toujours été ! Et cet imbécile de vieillard qui l'avait retenu avec ses sornettes ! Cela le bouleversait.
Il en était là de ses pensées, quand il vit s'avancer vers lui les deux autres membres de la délégation. Il leur expliqua ce qui lui était arrivé. Les deux hommes avaient attendu et, estimant qu'ils ne pouvaient se présenter sans lui au rendez-vous avec le ministre, ils avaient laissé partir le train et avaient attendu. Tous trois décidèrent de prendre le train suivant, espérant que le ministre ne leur tiendrait pas rigueur de ce retard. Nouveau rendez-vous fut donc pris deux heures plus tard.
Un accident grave
Pour être sûr, cette fois, de ne pas manquer le train, les trois hommes étaient tous en avance au rendez-vous. Ils furent surpris de voir une foule insolite encombrer la gare. Qu'arrivait-il donc ? Ils finirent par le savoir, et en furent horrifiés : une terrible collision s'était produite entre le train qu'ils avaient manqué et un autre qui roulait en sens contraire. Nombreuses étaient les victimes, mortes ou grièvement blessées.
Le rabbin et les deux membres de la délégation se regardèrent en silence. Quel grand malheur venait de leur être épargné ! À la lumière de cette terrible catastrophe, le vieillard qui avait tant importuné le rabbin ne leur paraissait plus aussi ridicule et dérisoire. Il devenait maintenant, rétrospectivement, leur ange gardien, envoyé du ciel pour les sauver.
Quand les trois délégués rencontrèrent enfin le ministre dans la capitale, il leur dit combien il était satisfait de les voir. Certes, il était au courant du grave accident, et il avait souhaité de tout son cœur qu'ils n'eussent pas pris le train fatidique. Peu importait le retard ; il était heureux de les trouver sains et saufs. Cela ne pouvait qu'ajouter aux chances de réussite de la démarche de la délégation. En effet, elle réussit au-delà de tout ce que les trois hommes avaient espéré.
Un an plus tard
Environ un an plus tard, le rabbin eut l'occasion de visiter un petit bourg des environs. Là, il vit tout à coup un homme, un bébé dans les bras, se hâter dans sa direction. C'était le petit vieillard. « Chalom Aléikhem, Rabbi, vous souvenez-vous de moi ? Il y a deux ans, je vous ai entendu prononcer une drachah à Chabbat Chouvah. C'en était une de drachah ! Voici mon petit-fils, ajouta-t-il en mettant le bébé dans les bras du rabbin. Un beau bébé, n'est-ce pas ? »
– Quel est son nom ? demanda le rabbin.
– Vous ne vous souvenez pas ? 'Haïm-Todrès-Bérisch-Hirsch-Leïb-Wolf.
– Tous ces prénoms ? s'exclama le rabbin.
– Bien sûr, ce sont ceux que vous m'avez énumérés quand je vous ai demandé quel nom donner au nouveau-né. Je n'en ai oublié aucun ; ma mémoire est sans doute meilleure que la vôtre. Je me rappelle encore ce merveilleux sermon de Chabbat Chouvah d'il y a deux ans ; je me rappelle chacune de vos paroles !
Décidément, le vieillard recommençait ! Mais cette fois le rabbin ne protestait pas. Les yeux pleins de larmes, il serrait dans la sienne la main du vieil homme.
Cette histoire fut vécue par le Rav Marcus (Méïr) Lehmann qui fut le rabbin de Mayence de 1854 à 1890. Le rabbin Lehmann fut l’auteur de nombreux récits pour la jeunesse, publiés par le Merkos L’Inyonei Chinuch, la branche éducative du mouvement ‘Habad-Loubavitch.
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