« Au commencement », énonce le premier verset de la Torah, sans doute le plus célèbre, « D.ieu créa les cieux et la terre ».
Rav Saadia Gaon, le grand érudit et philosophe du Xe siècle, explique que l’expression « au commencement » implique le tout premier moment du temps. Rien n’a précédé ce moment, puisqu’avec ce moment D.ieu créa le temps lui-même.
En d’autres termes, bien que le temps soit lui-même une création – un principe fondamental de la foi juive est que toute réalité a été créée par D.ieu –, il est la première et la plus fondamentale des créations. En effet, la « création » (briah, en hébreu), qui signifie faire venir quelque chose à l’existence à partir d’un état antérieur de non-existence, implique un « avant » et un « après » ; ainsi, dire que D.ieu a créé quelque chose, c’est aussi dire qu’Il a d’abord (ou simultanément) créé le temps. Dire « Au commencement, D.ieu créa... », revient à dire « D.ieu créa le commencement ».
Rav Saadia Gaon mobilise ce concept afin de résoudre une question philosophique fondamentale concernant la création du monde par D.ieu. D.ieu étant éternel et immuable par essence, nous ne pouvons évidemment pas concevoir qu’Il ait « évolué » vers un certain état, ou qu’une idée particulière se soit « développée progressivement » en Lui. Pourquoi donc a-t-Il créé le monde précisément au moment où Il l’a fait ? Pourquoi pas un an, cent ans ou un milliard d’années plus tôt, puisque les raisons qui l’ont conduit à la création étaient certainement tout aussi valables à ces moments-là ? Toutefois cette question constitue un non-sens logique. Le temps fait lui-même partie de la création de D.ieu. La question de savoir pourquoi le monde n’a pas été créé plus tôt devient caduque, puisqu’aucune période temporelle ne peut être qualifiée d’« antérieure » à la création.
La première mitsva
Le statut du temps en tant que « première création » jette également une lumière nouvelle sur un point soulevé par les commentateurs du premier verset du livre de la Genèse. Dans son commentaire sur ce verset, Rachi cite le Midrash :
La Torah aurait dû commencer par : « Ce mois sera pour vous le premier des mois... » (Exode 12), qui constitue la première mitsva ordonnée au peuple d’Israël. Pourquoi commence-t-elle par « Au commencement... » ?
Torah signifie « loi » et « instruction » ; la vocation de la Torah est de nous enseigner les lois de la vie, ce qu’elle fait par le biais des 613 mitsvot (commandements divins) qu’elle adresse au peuple d’Israël. Mais la première de ces mitsvot n’est cependant énoncée qu’au douzième chapitre du livre de l’Exode, lorsque D.ieu prescrit la mitsva de kiddouch ha’hodech – « la sanctification du nouveau mois » – qui établit les fondements du calendrier juif. Le Midrash s’interroge : pourquoi la Torah consacre-t-elle son premier livre entier, ainsi qu’une part importante du deuxième, à des sujets qui semblent étrangers à sa finalité principale ? Malgré la richesse des enseignements contenus dans le récit de la création de l’univers, l’histoire de l’humanité et la vie des Patriarches, n’aurait-il pas été plus logique que la Torah débute directement par les instructions que D.ieu nous adresse ?
Le Midrash poursuit en expliquant pour quelle raison la Torah débute par le récit de la création – une raison dont nous avons exploré la signification profonde à une autre occasion. Nous examinerons ici plus particulièrement pourquoi le Midrash désigne la mitsva de kiddouch ha’hodech comme étant « la première mitsva commandée au peuple juif ». Pourquoi, en effet, fut-ce notre première mitsva ?
Il est évident que l’établissement de notre calendrier exerce une influence considérable sur l’accomplissement de nombreuses autres mitsvot puisqu’il détermine le moment précis où nous sonnerons du chofar, les périodes de jeûne et d’expiation de nos péchés, la date du séder de Pessa’h, ainsi que l’ensemble des autres observances liées au cycle temporel. Mais il semblerait qu’il y ait un certain nombre d’autres mitsvot tout aussi fondamentales. On peut légitimement s’interroger : en quoi la mitsva d’établir le calendrier revêt-elle une importance plus fondamentale pour notre service de D.ieu que des mitsvot aussi essentielles que l’étude de la Torah, la charité ou la prière ?
L’homme et la chose
Pour comprendre la relation entre la première mitsva et la première création, nous devons d’abord examiner de plus près la dynamique de la mitsva.
Une mitsva comporte deux aspects fondamentaux : sa relation avec la personne qui l’accomplit et sa relation avec les matériaux et ressources avec lesquels elle est réalisée. Dans la terminologie talmudique, on distingue le gavra (l’élément « personne ») de la mitsva et le ‘heftsa (l’« objet ») de celle-ci.
Chaque accomplissement d’une mitsva, en tant qu’exécution d’un commandement divin, établit un lien entre la personne qui réalise la mitsva et Celui qui l’a ordonnée ; de fait, le mot mitsva signifie à la fois « commandement » et « connexion ». Plus spécifiquement, chacune des 613 mitsvot imprime sa marque distinctive sur l’intellect, le caractère et les dispositions intérieures de la personne. Un acte de charité contribue non seulement à satisfaire les besoins du bénéficiaire, mais aussi à faire du donateur une personne plus sensible et plus attentionnée ; mettre les téfiline rappelle au fidèle sa relation particulière avec D.ieu et son devoir de consacrer son esprit et son cœur à Le servir ; manger de la matsa à Pessa’h rend tangible l’expérience de la Sortie d’Égypte et augmente chez celui qui la mange la conscience du don et des responsabilités de la liberté ; étudier la Torah inculque à l’esprit de son étudiant la sagesse divine. C’est de l’aspect « personnel » de la mitsva que nos sages parlent lorsqu’ils disent : « La Torah a été donnée pour raffiner l’être humain ».
En outre, une mitsva a un effet profond sur les ressources physiques avec lesquelles elle est accomplie – la peau animale des téfiline, les fils de laine du tsitsit, les branches couvrant la soukka. L’acte de mitsva raffine et sanctifie ces substances physiques, les transformant en « objets de sainteté » – des choses dont la forme et l’utilité expriment leur soumission à la volonté divine.
De prime abord, l’effet d’une mitsva sur la « personne » paraît nettement plus significatif que son influence sur l’« objet ». La personne qui accomplit la mitsva se trouve visiblement transformée. Comme l’enseignent nos Sages, « l’habitude devient une seconde nature » – ainsi, même les actes accomplis de manière formelle et routinière, sans réelle conscience de leur signification profonde, produisent néanmoins un effet tangible sur l’état d’esprit et le caractère de celui qui les accomplit. D’autre part, il semblerait que rien ne se passe vraiment avec l’objet de la mitsva, qui reste un morceau de matière muette. Alors, que signifie-t-on lorsqu’on dit qu’une chose avec laquelle une mitsva est accomplie est « raffinée », « sanctifiée » et « transformée » ? En vertu de quoi une paire de téfiline possède-t-elle un caractère « plus saint » qu’un simple morceau de cuir ?
L’objet
La sagesse conventionnelle considère que plus une chose est abstraite, plus elle est élevée et digne d’estime. Ainsi, on considère communément que l’éthéré surpasse le tangible, que l’idée est supérieure (plus « idéale ») au fait concret, et que le spirituel possède une sainteté plus élevée (c’est-à-dire une plus grande proximité avec D.ieu) que le matériel. En effet, nos Sages caractérisent le monde physique comme l’échelon le plus « inférieur » dans la hiérarchie des créations divines.
Pourquoi une plus grande tangibilité rend-elle une chose plus basse et moins divine ? Les maîtres ‘hassidiques attribuent le caractère non divin du physique à son égocentrisme intrinsèque. « Je suis », proclame la chose physique. « Si vous souhaitez chercher un sens plus profond à mon existence, faites-le. Mais en ce qui me concerne, je n’ai pas besoin de signification ou de définition au-delà du fait autonome de mon existence. »
Cette posture entre en conflit direct avec la loi cardinale de la réalité, selon laquelle « Il n’y a rien d’autre en dehors de Lui » (Deutéronome 4, 35). Cette vérité fondamentale affirme que D.ieu constitue la seule existence véritable, et que tout ce qui paraît « autre » n’est pas réellement « en dehors de Lui », mais demeure une extension et une manifestation de Sa réalité.
La première étape pour surmonter cette contradiction fondamentale consiste à conférer une fonction et une finalité à la substance physique. Lorsque le bois, les cordes et l’ivoire sont façonnés en un piano, ils deviennent un « objet », une matière dotée d’une finalité manifeste. Au lieu de proclamer simplement « Je suis », un piano affirme : « Ma nature dépasse le simple fait d’être un assemblage matériel d’une certaine quantité et d’une certaine forme : chacun de mes éléments évoque des réalités qui me transcendent. J’atteste l’existence de la musique ; je témoigne de la présence de personnes qui composent, interprètent et écoutent cette musique ; je révèle le travail des artisans qui façonnent des instruments pour permettre cette expression. Mon existence est le résultat de toutes ces vérités et les sert. »
Cette élévation de la matière brute au statut d’objet ne constitue cependant qu’une transcendance relative. Un piano (ou un livre, ou un marteau) évoque certes des idées et des activités dépassant sa pure matérialité brute ; mais ces concepts et ces efforts sont-ils pour autant plus proches du divin ? Peut-être. Peut-être que la musique jouée sur le piano exprime une aspiration à quelque chose au-delà de la simple existence ; peut-être élève-t-elle son auditeur d’un cran au-dessus de son moi animal et de ses besoins et désirs, et lui suggère-t-elle un but plus élevé dans la vie. Mais pas nécessairement. La musique peut également servir d’expression à l’ego et à ses aspirations les plus basses, auquel cas sa prétendue « spiritualité » ne fait qu’idéaliser la même illusion que nous cherchons précisément à dépasser.
Mais lorsqu’une substance physique est formée et utilisée comme l’objet d’une mitsva, elle devient un récipient et un instrument du divin. Le « Je suis » caractéristique de l’existence matérielle se transforme alors radicalement pour devenir : « En moi-même, je ne suis rien ; mon existence entière est consacrée au service de mon Créateur ».
Le temps comme matériau
C’est ainsi que les 613 mitsvot de la Torah transforment le monde physique en ce que le Midrash nomme « une demeure pour D.ieu » : une habitation qui abrite et manifeste la vérité divine. Car toute réalité matérielle, qu’il s’agisse d’objets, de forces ou de phénomènes naturels, peut être mise au service de l’accomplissement d’un commandement divin : la matière brute (la peau animale des téfiline, la laine du tsitsit, la pièce ou le billet donné en charité), le corps humain (le cerveau qui étudie la Torah, les lèvres qui prient, les pieds qui marchent vers la synagogue), l’énergie physique (les lumières du Chabbat et de ‘Hanouka), et l’essence même du monde matériel – le temps et l’espace eux-mêmes.
Toute mitsva s’incarne nécessairement dans une action concrète – un acte qui s’inscrit simultanément dans les dimensions du temps et de l’espace. Ainsi, chaque mitsva « mobilise » inévitablement certaines coordonnées spatio-temporelles comme composantes intégrantes de son « objet », les transformant et les consacrant comme instruments au service de la volonté divine. C’est pourquoi nos Sages ont enseigné qu’il est préférable d’accomplir plusieurs actions de mitsva « plus petites » plutôt qu’une unique « grande » mitsva. Ce principe trouve une illustration quotidienne dans l’usage de la koupat tsédaka, la « boîte de charité » qui constitue un élément caractéristique du foyer juif traditionnel : chaque jour, on y dépose quelques pièces ; lorsque la boîte est pleine, son contenu est donné à la charité. En termes d’objectif d’aide aux nécessiteux, rien n’est gagné à donner 1 euro par jour pendant 100 jours plutôt que de donner 100 euros en une seule fois ; toutefois, du point de vue de l’influence de la mitsva sur la personne et sur le monde physique, multiplier les actes de charité engendre davantage d’effets bénéfiques sur l’individu et consacre plus d’instants à l’accomplissement d’un commandement divin.
Rabbi Israël Baal Chem Tov va plus loin, en disant qu’il est préférable d’accomplir deux mitsvot sur deux jours différents plutôt que de faire deux actions similaires en un seul jour. Comme l’indique le premier chapitre de la Genèse (versets 5 et 14), ainsi que d’autres passages, les cycles et les divisions qui nous permettent de mesurer et d’organiser le temps – l’année, la semaine, le jour, etc. – ne constituent pas des conventions arbitraires, mais s’inscrivent dans la trame même du temps, telle que l’a conçue son Créateur. Ainsi, lorsqu’une personne accomplit deux actions de mitsva sur deux jours différents, deux unités de temps différentes sont raffinées et élevées par leur participation à un acte de mitsva.
Le temps créé par l’homme
La loi de la Torah établit une distinction fondamentale entre deux niveaux d’utilisation d’une chose dans l’accomplissement d’une mitsva : soit en tant qu’« objet de la mitsva », soit en tant qu’« instrument au service de la mitsva ». L’« objet » d’une mitsva est la chose ou la substance avec laquelle la mitsva est effectivement accomplie, comme les boîtes de cuir que le Juif fixe sur sa tête et son bras en tant que téfiline ; les « instruments » d’une mitsva sont les ressources qui facilitent et permettent l’accomplissement de la mitsva, comme les outils qui façonnent un morceau de cuir en téfiline ou la nourriture qui fournit à une personne qui met les téfiline l’énergie pour les attacher sur elle-même.
Le temps joue un rôle auxiliaire, « instrumental », dans l’accomplissement de chaque mitsva. Il existe cependant une mitsva dans laquelle le temps est l’« objet » principal, la ressource qui est effectivement façonnée et formée conformément à la volonté divine. Il s’agit de la mitsva de kiddouch ha’hodech, « la sanctification du nouveau mois ».
Le calendrier juif est jalonné de ce que la Torah désigne comme « mikraei kodech », les « convocations de sainteté » (Lévitique 23,4) : les fêtes et jours singuliers investis de qualités spirituelles spécifiques. Ces moments sacrés transcendent largement la simple commémoration d’événements historiques : la texture même du temps durant Pessa’h est intrinsèquement imprégnée de l’essence de la liberté ; celle de Soukkot est pénétrée par la joie authentique ; Chavouot porte en elle la révélation au Sinaï ; Roch Hachana incarne le renouvellement annuel de la souveraineté divine sur l’univers ; et Yom Kippour est habité par l’énergie de la techouva, la faculté d’accéder à l’essence la plus profonde de notre âme et à son lien indissoluble avec D.ieu. Et il en va de même pour chaque fête et jour spécial du calendrier juif : chacun possède sa « sainteté » singulière et sa qualité divine incorporée dans la trame même de son temps, qu’il nous appartient de « convoquer » et d’actualiser par l’observance des mitsvot spécifiques à ce jour.
On serait tenté de croire que la dimension spirituelle du temps est immuable et absolue, définie par le Créateur lors de la formation du temps lui-même. Cette règle s’applique effectivement au Chabbat hebdomadaire, que D.ieu a directement béni et sanctifié en marquant Son repos après l’œuvre de création, instituant ainsi le cycle fondamental de sept jours, alternant travail et repos, qui structure notre semaine. Mais en ce qui concerne le cycle annuel des fêtes, D.ieu a souhaité que celles-ci soient sanctifiées par les êtres humains. La mitsva de kiddouch ha’hodech consiste à ce que nous fixions le calendrier sur la base des observations mensuelles de la nouvelle lune et de nos calculs des cycles lunaires et solaires, et que ces observations et calculs déterminent quel jour sera Yom Kippour, quels jours composeront la fête de Pessa’h, et ainsi de suite. La Torah pousse ce principe jusqu’à affirmer un fait remarquable : même lorsque les autorités chargées d’effectuer ces calculs commettent une erreur, ce sont précisément leurs conclusions, bien qu’« inexactes » d’un point de vue astronomique, qui déterminent et instaurent effectivement la sainteté et le caractère particulier des fêtes.
C’est « la première mitsva commandée au peuple juif ». Certaines mitsvot semblent, à première vue, plus fondamentales, comme l’obligation de « connaître et croire en l’existence de D.ieu » (que Maïmonide place en tête de son énumération systématique des commandements), le précepte d’« aimer ton prochain comme toi-même » (que Rabbi Akiva qualifie de « grand principe de la Torah » et dont Hillel affirmait qu’il constituait « l’essence de toute la Torah, le reste n’étant que commentaire »), ou encore le devoir d’« étudier la Torah jour et nuit » (que le Talmud, dans le traité Péa 1:1, considère comme « équivalent à toutes les autres mitsvot réunies »). Ces commandements paraissent, certes, plus essentiels du point de vue de leur impact transformateur sur la personne ; mais en termes de transformation et de sanctification de l’univers par les mitsvot, la « sanctification du mois » est la mitsva dont l’« objet » est l’élément le plus fondamental de la création physique.1
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