Raconté par Rabbi Joseph B. Soloveichik lors d’une conférence à la Lincoln Square Synagogue de New York, le 28 mai 1975.

Je me rappelle d’un évènement marquant de mon enfance. Laissez-moi d’abord vous en dépeindre le contexte.

Je devais avoir sept ou huit ans. Je fréquentais à l’époque un ‘heder dans une petite ville à la frontière entre la Russie Blanche et la Russie. Le nom de cette ville était Khaslavitchy, vous n’en avez certainement jamais entendu parler. Mon père en était le rabbin et moi, comme tous les autres garçons juifs, j’allais au ‘heder. Notre maître n’était pas un très grand érudit mais c’était un ‘hassid, un « ‘Habadnik ».

L’épisode que je vais vous raconter s’est déroulé un jour d’hiver lugubre, en janvier. Je me rappelle encore de cette journée, obscure et nuageuse. C’était juste après la fête de ‘Hanouccah et la section hebdomadaire de la Torah était Vayigach (Genèse, 44,18 à 47,27). ‘Hanouccah terminée, le peu de sérénité et d’esprit festif que cette fête avait apporté à la vie monotone des Juifs de la ville s’en alla aussi.

Pour les enfants du ‘heder, c’était un long et morne hiver qui s’annonçait. C’était une période où nous nous levions avant l’aube et où il nous fallait rentrer chez nous une lanterne à la main tellement la nuit tombait tôt.

Ce jour-là, tout le ‘heder, tous les garçons, étaient d’humeur maussade : nonchalants, paresseux et tristes. Nous avons récité – ou plutôt devrais-je dire psalmodié mécaniquement – les premiers versets de Vayigach, d’un ton ennuyé. Nous ne faisions qu’ânonner les mots en hébreu et en yiddish. C’est ainsi que nous avons lu mécaniquement : « Alors Judah s’approcha de lui [Joseph]… Mon seigneur avait interrogé ses serviteurs, disant : “ Avez-vous un père, un frère ? ” Nous avons dit à notre maître : “ Nous avons un père âgé, et un jeune frère enfant de sa vieillesse… » Permettez-moi d’utiliser l’interprétation du Targoum Yérouchalmi sur les mots yeled zekounim, à savoir un enfant doué, un enfant capable, talentueux et brillant. « Nous avons un vieux père et nous avons aussi un talentueux petit enfant. »

Le garçon qui lisait mécaniquement ces versets finit de poser la question Ha-yech lakhem av ? Avez-vous un père ? puis répondit Yech lanou av zakèn ve-yeled zekounim katane, Nous avons un vieux père, et un jeune enfant de sa vieillesse. C’est alors que quelque chose d’étrange est arrivé. Le melamed (le maître), qui était à moitié endormi quand mon camarade ânonnait les versets, se leva soudainement et, avec une lueur étrange et mystérieuse dans ses yeux, fit signe au liseur de s’arrêter. Alors le melamed se tourna vers moi et m’appela par le mot russe signifiant « assistant du rabbin », podrabin. À chaque fois qu’il était excité, le melamed s’adressait à moi en me nommant podrabin. Cette appellation n’était pas tout à fait innocente, car ce ‘hassid ‘Habad ne pouvait me pardonner d’être né dans la dynastie des rabbins de Brisk qui représentaient l’élite de l’opposition au ‘hassidisme. Bien que je doive admettre n’y être pour rien, sachant que c’était un accident de naissance.

Il me dit alors : « Quelle sorte de question Joseph posa-t-il à ses frères ? Ha-yech lakhem av ? Avez-vous un père ? Bien sûr qu’ils avaient un père ! Tout le monde a un père ! La seule personne à n’avoir pas eu de père fut Adam, le premier homme de la création. Mais après lui, tous ceux qui sont nés sur cette terre ont eu un père. Que signifie donc cette question ? »

« Joseph… » ai-je commencé. J’ai essayé de répondre, mais il ne m’a pas laissé. Joseph, ai-je fini par dire, voulait savoir si leur père était encore vivant. « Avez-vous encore un père ? », signifiant « est-il vivant ou mort ? »

Si c’est ainsi, tonna le melamed à mon encontre, il aurait dû poser sa question autrement : « Votre père est-il encore en vie ? »

Il était inutile de polémiquer avec le melamed. Il se mit à parler, mais ne s’adressait plus aux élèves. Il avait l’air de parler à un visiteur mystérieux, un invité qui serait venu dans cette pièce froide au ‘heder. Et il parlait… « Joseph n’interrogeait pas ses frères au sujet de avot de-isgalyim. » J’ai découvert plus tard qu’il s’agissait d’un terme de la philosophie ‘Habad pour désigner la parentalité visible. « Il les questionnait sur avot de-iscassine, sur la parentalité mystérieuse, cachée et invisible. » Dans des termes modernes, je dirais qu’il voulait exprimer que Joseph s’informait sur la parentalité existentielle et non sur la parentalité biologique. « Joseph, conclut le melamed, désirait à tout prix savoir s’ils se sentaient engagés vis-à-vis de leurs racines, de leurs origines. Étaient-ils conscients de leurs origines ? Êtes-vous, demanda Joseph à ses frères, enracinés dans votre père ? Portez-vous sur lui le même regard que les branches ou les bourgeons portent sur les racines de l’arbre ? Considérez-vous votre père comme le fondement de votre existence ? En est-il, à vos yeux, le nourricier et le soutien ? Ou bien n’êtes-vous qu’une bande de bergers sans racines, oublieux de leurs origines, qui errent de pâturage en pâturage ? »

Il s’arrêta soudain de parler au mystérieux visiteur et s’adressa à nous. Élevant la voix, il demanda : « Êtes-vous modestes et humbles ? Reconnaissez-vous que le vieux père représente une vieille tradition ? »

« Croyez-vous le vieux père capable de vous raconter quelque chose de nouveau et d’excitant ? Quelque chose de stimulant ? Quelque chose que vous ne saviez pas auparavant ? Ou bien êtes-vous insolents, arrogants et vaniteux, reniant que vous dépendez de votre père, de votre source ? »

« Ha-yech lakhem av ? Avez-vous un père ? » s’exclama le melamed, pointant son index vers mon compagnon d’étude. Celui-ci était réputé dans la ville être un enfant prodige. Il était le prodige et moi j’avais la réputation d’être lent. Il s’appelait Isaac. Le melamed s’adressa à lui en ces termes : « Qui en sait plus ? En sais-tu plus parce que tu es versé dans le Talmud ou bien ton père, Jacob le forgeron, en sait-il plus, bien qu’il sache à peine lire l’hébreu ? Es-tu fier de ton père ? Si un Juif admet la suprématie de son père, alors il reconnaît ipso facto la suprématie du Père Universel, de l’ancien Créateur du monde qui est appelé Atik Yomin (« Celui des Jours Anciens »).

Telle fut l’expérience que j’ai eue avec mon melamed. Je ne l’ai jamais oubliée.


Extrait du livre « Le Rav, le monde de Rabbi Joseph B. Soloveichik » de Aaron Rakaffet.