Il y a, dans toute la littérature religieuse, peu de passages aussi flamboyants que le premier chapitre du livre d’Isaïe relatant la grande « vision » – le ‘hazone – qui donne son nom au Chabbat qui précède Ticha BeAv, le jour le plus triste du calendrier juif. Ce texte est bien plus que de la grande littérature : il exprime l’une des grandes vérités prophétiques qui est qu’une société ne peut prospérer sans honnêteté et justice. Rien ne saurait être plus pertinent pour notre époque.
Le Talmud1 affirme que lorsque nous quittons cette vie et arrivons dans l’autre monde, la première question qui nous est posée n’est pas, comme on aurait pu s’y attendre, d’ordre religieux (« As-tu consacré du temps à l’étude de la Torah ? »), mais plutôt : « As-tu mené tes affaires honnêtement (bé-émouna) ? » Je me suis demandé comment les rabbins étaient certains de cela. La mort n’est-elle pas, après tout, « cette région inexplorée, d’où nul voyageur ne revient » ? La réponse, il me semble, tient dans ce passage d’Isaïe :
Voyez comment la cité fidèle est devenue une prostituée ! Jadis pleine de justice, c’était l’asile de la vertu, et maintenant elle est un repaire d’assassins ! Ton argent pur s’est changé en scories, ton vin généreux est dilué dans de l’eau. Tes chefs sont rebelles, complices de voleurs ; tous aiment les dons corrupteurs et courent après les gains illicites ; à l’orphelin ils ne font pas justice, et le procès de la veuve n’arrive point devant eux.2
Jérusalem ne fut pas détruite parce que les gens s’étaient mal comportés d’un point de vue religieux, mais parce qu’ils ne s’étaient pas comportés honnêtement. Les gens de l’époque s’adonnèrent à des pratiques commerciales déloyales très rentables mais difficiles à détecter, comme mélanger de l’argent avec des métaux moins précieux ou diluer le vin. Ils étaient seulement préoccupés par la maximisation des profits et restaient indifférents à la perte des autres. Le système politique était, lui aussi, devenu corrompu : les politiciens utilisaient leur position et leur influence pour leur avantage personnel. Les gens le savaient, ou le soupçonnaient. Isaïe ne prétend pas révéler quelque chose qu’ils ne savaient pas déjà ; il ne s’attend pas à surprendre ses auditeurs. Le fait que les gens s’étaient résignés à ne pas attendre mieux de la part de leurs dirigeants était en soi une marque de déclin moral.
Jérusalem fut détruite parce que les gens ne s’étaient pas comportés honnêtement.Ceci, dit Isaïe, est le véritable danger : que la malhonnêteté et la corruption généralisées sapent le moral d’une société, rendent les gens cyniques, créent des divisions entre les riches et les puissants d’un côté et les pauvres et les faibles de l’autre, détruisent le tissu social, et conduisent les gens à se demander pourquoi ils devraient faire des sacrifices pour le bien commun si tout le monde semble à la recherche d’un avantage personnel. Une nation dans cet état est malade et en passe de sombrer dans le déclin. Ce que vit Isaïe – et qu’il dit avec force et une clarté –, c’est que, parfois, la religion (organisée) n’est pas la solution, mais fait elle-même partie du problème.
Il a toujours été tentant, même pour une nation de monothéistes, de se laisser aller à la pensée magique : que nous pouvons expier nos péchés ou ceux de la société en multipliant les visites au Temple, les offrandes de sacrifices et les manifestations de piété. Peu de choses, sous-entend Isaïe, courroucent D.ieu plus que celle-ci :
« Que M’importe la multitude de vos sacrifices ? » dit l’Éternel... « Vous qui venez vous présenter devant Moi, qui vous a demandé de fouler Mes parvis ? Cessez d’y apporter des offrandes vides de sens ! Votre encens M’est en horreur... Je ne supporte plus vos assemblées iniques : Néoménie, Chabbat, saintes solennités, Mon âme les abhorre. Elles Me sont devenues à charge ; Je suis las de les tolérer. Quand vous étendez les mains en prière, Je détourne de vous Mes regards ; dussiez-vous accumuler les prières, J’y resterais sourd. »3
Les corrompus ne croient pas seulement qu’ils peuvent tromper leurs semblables ; ils pensent qu’ils peuvent également tromper D.ieu. Lorsque les normes morales commencent à se décomposer dans les affaires, la finance, le commerce et la politique, une sorte de folie collective s’empare des gens – les sages ont déclaré adam bahoul al mamono, ce qui signifie grosso modo : « l’argent nous fait faire des choses folles » – et les gens en viennent à croire qu’ils mènent une vie magique, que la chance est avec eux et qu’ils n’échoueront pas et ne seront pas découverts. Ils croient même qu’ils peuvent soudoyer D.ieu pour qu’Il regarde ailleurs. Mais, en fin de compte, tout s’écroule, et ceux qui souffrent le plus ont tendance à être ceux qui le méritent le moins.
Les corrompus pensent qu’ils peuvent tromper D.ieu.Si la prophétie d’Isaïe était dirigée vers une situation donnée, elle n’en est pas moins pertinente s’agissant de l’économie et de la politique d’aujourd’hui, et peut même se décliner en termes laïques. L’économie de marché est, et doit être, une entreprise morale. Faute de quoi, elle est vouée à échouer.
Il existait la croyance parmi les lecteurs superficiels d’Adam Smith, le prophète du libre-échange, que l’économie de marché ne dépend en rien de la morale : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. » C’était là le génie du système de transformer l’intérêt personnel en bien commun par l’effet de ce que Smith appelle de manière presque mystique, une « main invisible ». La morale, elle, était absente du système. Elle n’était pas nécessaire.
C’était là une mauvaise interprétation de Smith, qui prenait la moralité très au sérieux et écrivit un livre intitulé La Théorie des Sentiments Moraux. Et c’était aussi une mauvaise interprétation de l’économie. Ceci a été clarifié, deux siècles plus tard, par un paradoxe de la théorie des jeux connu sous le nom de Dilemme du Prisonnier. Sans entrer dans les détails, ce paradoxe imagine deux personnes devant faire un choix (de rester silencieux, d’avouer ou d’accuser l’autre), la conséquence de leur décision respective dépendant de ce que l’autre aura fait, sans que cela puisse être connu à l’avance. Il peut être démontré que si les deux personnes agissent de façon rationnelle dans leur propre intérêt, elles produiront un résultat qui sera mauvais pour toutes les deux. Cela semble réfuter l’hypothèse de base de l’économie de marché qui est que la poursuite de l’intérêt personnel sert le bien commun.
L’avertissement d’Isaïe est tout aussi pertinent aujourd’hui qu’il l’était il y a vingt-sept siècles.Le résultat négatif du Dilemme du Prisonnier ne peut être évité que si les deux personnes se retrouvent à plusieurs reprises dans la même situation. Elles finissent alors par se rendre compte qu’elles se nuisent l’une à l’autre ainsi qu’à elles-mêmes. Elles apprennent à coopérer, ce qu’elles ne peuvent faire que si elles ont confiance l’une en l’autre, et elles ne le feront que si l’autre aura gagné cette confiance en agissant avec honnêteté et intégrité.
En d’autres termes, l’économie de marché dépend de vertus morales qui ne sont pas elles-mêmes produites par le marché, et peut être compromise par le marché lui-même. Car si le marché se résume à la recherche du profit, et si nous pouvons gagner aux dépens des autres, alors la recherche du profit conduira d’abord à des pratiques douteuses (« Ton argent pur s’est changé en scories, ton vin généreux est dilué dans de l’eau »), puis à la rupture de la confiance, puis à l’effondrement du marché lui-même.
Un exemple classique de ceci est ce qui s’est passé après le krach financier de 2008. Pendant une décennie, les banques s’étaient livrées à des pratiques douteuses, notamment des prêts hypothécaires « subprimes » et la sécurisation des risques au moyen d’instruments financiers si complexes que les banquiers eux-mêmes admirent plus tard qu’ils ne les comprenaient pas totalement. Ils ont continué à les autoriser, bien que Warren Buffett ait averti en 2002 que les subprimes étaient « des instruments de destruction financière massive ». Il en résulta le krach. Mais ce n’est pas cela qui fut la cause de la dépression-récession qui suivit. Celle-ci se produisit du fait que les banques n’avaient désormais plus confiance l’une en l’autre. Le crédit n’était plus librement disponible et, dans un pays après l’autre, l’économie tomba au point mort.
Le mot-clé, utilisé tant par Isaïe que par les sages, est émouna, qui signifie « fidélité » et « confiance ». Isaïe emploie à deux reprises dans notre haftara l’expression kirya néémana, « la cité fidèle ». Les sages disent qu’il nous sera demandé au Ciel : « As-tu mené tes affaires bé-émouna ? », c’est-à-dire « As-tu mené tes affaires de manière à inspirer la confiance ? ». C’est ainsi : l’économie de marché repose sur la confiance. Ôtez cela et reposez-vous à la place sur les contrats, les avocats, les règlements et les autorités de contrôle et il y aura toujours plus de scandales, d’effondrements et de krachs puisque l’ingéniosité de ceux qui cherchent à contourner les règles dépassera toujours celle de ceux dont le travail consiste à les appliquer. La seule autorité régulatrice sûre, c’est la conscience, la voix de D.ieu dans le cœur de l’homme qui nous interdit de faire ce que nous savons être mal, mais pensons néanmoins pouvoir faire en douce.
L’avertissement d’Isaïe est tout aussi pertinent aujourd’hui qu’il l’était il y a vingt-sept siècles. Quand la morale est absente, et que l’économie et la politique sont motivées par le seul intérêt personnel, la confiance disparaît et le tissu de la société se défait. C’est ainsi que toutes les grandes superpuissances ont commencé leur déclin, et cette règle ne souffre pas d’exception.
L’expérience à démontré qu’il est toujours plus judicieux de s’en remettre aux prophètes plutôt qu’aux profits.
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