Au troisième mois de la sortie des enfants d’Israël du pays d’Egypte, ce jour-ci, ils arrivèrent au désert du Sinaï... Israël campa là-bas face à la montagne.
Exode 19, 1-2
Au sujet de tous les autres campements, le verset énonce vaya’hanou, « et ils campèrent » ; ici il est écrit vayi’hane, « et il campa ». Tous les autres campements se déroulèrent avec des dissensions, mais au Sinaï, Israël campa comme un seul homme, avec un seul cœur.
Mékhilta, Rachi
De nombreux théoriciens avancent que notre compréhension de l'univers est passée d'une vision plurielle à une vision unitaire. En des âges plus anciens, notre soi-disant perception primaire avait sondé l'univers à l'œil nu ; il en ressortait l'illusion que le monde était constitué de plusieurs composants différents et qu'il était régi par autant de forces diverses.
Aujourd'hui cependant, il semblerait que nous ayons évolué vers une conception de l'univers beaucoup plus sophistiquée où celui-ci serait plutôt décrit comme un ensemble unifié. La multitude de systèmes et d'organismes fait désormais partie d'une seule entité et les innombrables facettes de la nature tombent toutes sous la catégorie des diverses lois, qui gouvernent l'existence.
Quand ce changement intervint-il exactement ? Quand l'humanité commença-t-elle à percevoir et reconnaître l'univers en tant qu'entité homogène, plutôt qu'en une combinaison d'une multitude de morceaux dissociés ?
D'après la Torah, cela se produisit il y a 3319 ans, lorsque les enfants d'Israël campèrent face au mont Sinaï.
Quel est ce pouvoir dont fut empreint le Sinaï pour unifier le peuple lorsqu’il campa « face à la montagne » ?Le Midrach explique qu'une expérience inédite s'y produisit, modifiant le cours de toute l'histoire. Jusqu'à ce point-là, ce qui était « au-dessus » ne descendait pas « en bas », et ce qui était « en bas » ne pouvait s'élever « au-dessus ». Le sublime et le spirituel se voyaient coupés du matériel et du profane. L'esprit et la matière constituaient deux forces qui ne pouvaient se rejoindre. Évidemment, même avant le Sinaï, l'énergie et la matière ne formaient qu'un (E=mc2 fut découvert, non pas inventé, par Einstein), mais les êtres humains étaient encore dans l'incapacité de les associer,
Le Sinaï bouleversa la donne... Il maria le ciel et la terre, instilla du sublime dans le banal et unifia le majestueux avec le quelconque.
Résumons cela en un mot : fusion. Le Sinaï opéra une symbiose totale entre la matière et l'esprit. Il habilita l'humanité à réformer la nature même de l'existence, à transformer le matériel en combustible spirituel. Désormais, il nous est possible de saisir un objet physique, inerte, et de le convertir en une énergie suprême ; de donner vie à chaque fibre de notre être et chaque aspect de l'existence. Nous avons la faculté de transformer ce qui aurait pu n'être qu'une expérience ordinaire en la rendant extraordinaire. Au lieu d'un bref moment, la vie éphémère peut devenir éternelle, le temporaire se muer en perpétuel et le mortel en immortel
Cette fusion sans précédent changea non seulement le paysage universel, mais – peut-être à une échelle bien plus importante – cela ébranla surtout notre expérience personnelle.
Sommes-nous condamnés à vivre une existence fractionnée ?Partant du postulat que l'être humain est un microcosme de l'univers, il est lui aussi constitué de deux forces ; le corps et l'âme. Chacun de nous possède un instinct « biologique » de survie, qui côtoie un penchant transcendantal en quête de sérénité. Sommes-nous capables de réunir ces deux forces ?
Ou bien sommes-nous condamnés à vivre une existence fractionnée ? L'essentiel de notre temps consisterait alors à lutter pour notre survie et à assouvir nos besoins physiques, tandis que nous essaierions d'affecter quelques plages horaires à de plus « nobles » activités, plus ou moins salutaires, comme la musique, l'amour, l'art, les voyages, la spiritualité ou la foi ?
Le Sinaï a introduit un nouvel état d'être ; plus besoin de fragmenter la vie en deux parties (voire plus). Nous avons désormais le pouvoir de rendre le matériel spirituel et de fusionner notre corps et notre âme.
Le corps et ses activités physiques servent de relais pour exprimer et remplir la mission de l'âme. Au lieu d'orienter et de contrôler notre vie spirituelle, ce sont plutôt les besoins matériels qui suivent les désirs de l'âme, comme si le conducteur dirigeait le véhicule, et non plus le contraire. Aussi stupéfiantes qu'en soient les implications psychologiques, le Sinaï instaura sans équivoque qu'il n'est plus besoin de se résigner à une vie de dualité.
Nous proclamons qu’il n’existe qu’une réalitéCeci ne signifie pas pour autant qu'il n'y ait pas de lutte. Notre perception demeure toujours axée vers la pluralité, présentant la vie comme une série d'expériences disjointes et aléatoires. Et nous le savons bien, nous livrons une bataille féroce...
C'est l'une des raisons pour laquelle nous nous couvrons les yeux au moment du Chéma (l'un des principes de foi fondamentaux du Judaïsme). En prononçant « Hachem E'had – D.ieu est Un », nous proclamons qu'il n'existe qu'UNE réalité et recouvrons alors nos yeux nus, qui corrompent notre jugement à travers la vision disparate de l'univers qu'ils nous transmettent
D'ailleurs, tous les instants de vérité se savourent plus intensément avec les yeux fermés ; car en cachant les stimuli externes de nos sens, nous sommes alors en mesure de ressentir le ravissement de nos émotions internes.
Lorsque les enfants d'Israël arrivèrent près du mont Sinaï, ils furent soudainement happés par la nouvelle « musique » qui les entourait sentant une parfaite symbiose avec le reste de l'univers. Toutes leurs différences, tous leurs désaccords s'évaporèrent pendant cet instant extraordinaire. Ils devinrent « un seul homme, avec un seul cœur ».
Voici qu'arrive bientôt Chavouot... Tandis que nous approchons du Sinaï, c'est notre propre rendez-vous avec le destin que nous préparons. Chavouot est l'occasion de nous rendre dans notre synagogue locale pour y écouter la lecture des Dix Commandements. Emmenons-y tous les membres de notre famille, même les nourrissons. Recréons l'expérience du Sinaï. Fermons tes yeux. Visualisons la rencontre entre le ciel et la terre. Sortons du monde tel que nous le connaissons et laissons-nous entraîner par la fusion du Sinaï.
Lorsque nous ouvrirons les yeux de nouveau, demandons-nous :
Qui sera à la place du conducteur : notre corps et ses appétences, ou bien notre âme ?
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