Et D.ieu dit à Moïse : « ...Va chez Pharaon... et dis lui : D.ieu, le D.ieu des Hébreux, m’a envoyé à toi en disant : Laisse partir Mon peuple pour qu’il puisse Me servir »
Exode 7, 14-16
Nos Sages dénomment Pessa’h « Le temps de notre liberté ». L’Exode d’Égypte fut en effet plus que l’une parmi les délivrances de l’histoire juive ; ce fut le premier et absolu octroi de liberté à l’homme. Avant l’Exode, il n’existait pas de réelle liberté. Et, ayant vécu l’Exode, le Juif est désormais définitivement et irrévocablement libre et aucune force du monde ne peut plus l’asservir.1
La « liberté » dans son sens le plus littéral, signifie la suppression de toutes les contraintes que peuvent subir le développement et la libre expression de l’individu. En d’autres termes, nous supposons que la liberté est l’état naturel de l’homme ; que, si une personne est libérée de toutes les forces extérieures qui la limitent et l’inhibent, elle est réellement libre.
Mais si la liberté se réduisait à cela, il serait difficile de qualifier Pessa’h de « le temps de notre liberté ». Car, s’il est vrai que l’Exode nous libéra du Pharaon et de ses contremaîtres, il nous engagea à une servitude encore plus intense et plus étendue. « Quand tu sortiras cette nation d’Égypte, » dit D.ieu à Moïse depuis le buisson ardent au pied du Mont Sinaï, lorsqu’Il se révéla à lui pour la première fois et lui ordonna de sauver le peuple d’Israël, « vous servirez D.ieu sur cette montagne. »2 Et lorsqu’il se tint devant Pharaon, Moïse ne se contenta pas de demander au nom de D.ieu « laisse partir Mon peuple, » mais « laisse partir Mon peuple pour qu’il puisse Me servir. »3 La finalité de l’Exode était de nous conduire au Mont Sinaï où nous allions nous lier dans une alliance avec D.ieu comme Sa « nation de prêtres et peuple saint »4, une alliance définie par les 613 Commandements de la Torah.
(C’est la raison pour laquelle la fête de Chavouot, qui marque le jour où nous reçûmes la Torah au Sinaï, est la seule fête dont la date n’est pas fixée par le calendrier : la Torah ne la désigne pas comme un certain jour d’un certain mois – comme elle le fait pour toutes les autres fêtes – mais comme le cinquantième jour après Pessa’h. Ceci pour souligner que Chavouot est l’extension et la réalisation de Pessa’h, car le but de l’Exode ne se réalisa que le jour où nous nous tînmes au pied du Mont Sinaï.)
Pourquoi donc la liberté est-elle la qualité qui définit Pessa’h ? Il est sûr que la servitude à l’égard de D.ieu est préférable à la servitude sous Pharaon et toute personne dotée de moralité insistera sur le fait que la servitude à l’égard de D.ieu est préférable à une « liberté » hédoniste dans un monde sans loi. Cependant, la servitude et la liberté sont, par définition, des termes diamétralement opposés. Dès lors, pourquoi Pessa’h représente-t-il le temps de la liberté par excellence ? On devrait plutôt l’appeler « le temps de notre servitude » !
Un travail écrasant
Pour comprendre quelle fut cette liberté que l’Exode apporta, il faut, au préalable, analyser la nature de l’esclavage en Égypte.
Nos Sages déclarent que « Toutes les galouyot (exils et persécutions) sont appelées du nom de l’Égypte ». Le nom de Mitsraïm (« Égypte » en hébreu) lui-même signifie « limites » et « contraintes ». Chaque fois que nous sommes limités – que ce soit par une puissance étrangère, par un environnement hostile ou simplement étranger, par la corporalité de notre être, la subjectivité de notre esprit ou les défauts de notre caractère – nous sommes en Mitsraïm. Si la liberté signifie « absence » de contraintes, Mitsraïm est la limitation de l’homme à tous les niveaux : physique, émotionnel, intellectuel, moral ou spirituel.
Mais l’exil est plus encore que les contraintes et les limites. Pour se référer au prototype égyptien, notre galout en Égypte impliquait plus que l’emprisonnement du corps et l’oppression de l’esprit. Nous étions en Égypte des esclaves, dont « les vies étaient rendues amères par les travaux forcés, avec du mortier et des briques et toutes sortes de travaux dans les champs : tout le travail auquel ils étaient astreints était un travail écrasant. »5
L’expression « travail écrasant » (avodat parekh) apparaît de façon répétitive dans le récit que fait la Torah de l’exil égyptien, dans le texte de la Haggadah de Pessa’h et dans la symbolique des observances du Séder.6 Qu’est-ce qu’un « travail écrasant » ? Maïmonide le décrit comme « un travail qui n’a ni limites ni but ».7 Un travail, même extrêmement difficile, dont on connaît le but et l’objectif ne sera jamais aussi démoralisant qu’un travail vain et sans fin. Les Égyptiens, dont le but dans l’asservissement des Juifs était de briser leur esprit, refusaient de donner toute organisation du temps, toute logique, toute efficacité, toute utilité à leur travail. Ils les faisaient travailler à des horaires absurdes, donnaient à chacun le travail le plus inadéquat par rapport à ses compétences et ne cessaient de détruire ce qu’ils avaient construit dans le seul but de leur faire reconstruire encore et encore.8
Pharaon avait des contremaîtres armés de fouets pour faire appliquer ses ordres. Aujourd’hui, notre monde a « progressé » au point que des millions d’individus se soumettent volontairement à « un travail qui n’a pas de limites ni de but » : un travail qui déborde des cinq jours et des quarante heures qui lui sont allouées pour envahir chaque moment et chaque pensée de la semaine ; un travail dicté non par les aptitudes et les ressources du travailleur, mais par le statut, le profit et la mode ; un travail qui n’est pas un moyen pour s’assurer une subsistance, mais qui est sa propre fin et son propre objectif.
(C’est là le sens profond du décret du Pharaon « Tous les garçons qui naîtront, vous les jetterez dans le Nil. » Le Nil, qui irriguait les champs d’une Égypte sans pluie, était le pilier central de son économie et par conséquent son dieu le plus vénéré. Jeter son enfant dans le Nil, au sens spirituel, signifie l’immerger dans une culture qui déifie le carriérisme, qui adore les véhicules matériels de la subsistance physique comme une fin en soi.)
Des vies sans fin
Par nature, notre être physique est fini et pragmatique. Dès lors, qu’est-ce qui le dirige et le soutient dans un tel travail illimité ? Quelle peut être la source de sa persévérance dans la poursuite infinie de la réussite matérielle ?
Un tel investissement de soi, une telle énergie ne peuvent avoir provenir que d’une seule source : l’étincelle de divinité qui est l’essence de l’âme de l’homme.9 Seule l’âme, sous-tendue par l’infinité de sa source divine, peut manifester une telle vigueur ; seule l’âme, pour qui l’engagement envers son Créateur est une fin en soi, nonobstant les buts visibles et les objectifs calculables, peut être la force motrice d’un travail qui n’a « ni limites, ni objet ».
L’âme de l’homme est donc sujette au galout à l’intérieur d’un galout : non seulement est-elle empêchée d’exprimer sa nature véritable, mais encore est-elle forcée de s’exprimer de manières contraires à ses désirs profonds. Non seulement est-elle restreinte dans l’être et le monde matériels, mais encore souffre-t-elle du détournement de ses forces profondes pour diriger les œuvres matérielles du moi physique. Non seulement la capacité de l’âme à s’engager de manière absolue et désintéressée est-elle inhibée et réprimée, mais elle est dénaturée vers une quête sans fin de gain matériel.
Retrouver l’infini dans l’homme
La route pour sortir d’Égypte passe par le Sinaï.
La Torah régule notre implication dans le monde matériel. Elle nous enseigne que nous pouvons – et devons – travailler, créer et mener des affaires pendant les six jours de la semaine, mais que le septième jour, non seulement tout travail doit cesser, mais nous devons nous pénétrer d’un état d’esprit dans lequel « tout ton travail est accompli ».10 Au quotidien, elle nous demande de créer des plages horaires inamovibles consacrées à l’étude de la Torah et à la prière. Et, en permanence, une multitude de lois de la Torah définissent ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, dans le travail et dans les loisirs.
La Torah nous enjoint également de « consommer le produit de nos mains », c’est-à-dire de n’investir que nos facultés externes dans le labeur pour gagner notre subsistance, réservant nos talents les plus raffinés à la poursuite de buts spirituels.11 Et elle insiste sur le fait que toutes les aspirations matérielles ne doivent être seulement un moyen, seulement un réceptacle pour recevoir les bénédictions divines et un outil pour nous aider dans le travail de notre vie d’apporter la divinité et la sainteté dans notre monde.
En restreignant ainsi notre vie matérielle, la Torah libère notre âme. En limitant l’étendue et la nature de nos implications matérielles, la Torah délivre notre capacité d’engagement illimité de son exil matériel, lui permettant de suivre son cours naturel : servir D.ieu d’une manière qui soit « sans limites et sans but », au sens positif : d’une manière qui transcende les paramètres du moi, de l’égocentrisme et notre idée même de la réussite.
Basé sur les discours du Rabbi de Loubavitch de Pessa’h 5719 (1959) et 5720 (1960).12
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