Dans la Parachat Michpatim, nous assistons à l’une des grandes figures stylistiques de la Torah, sa transition de la narration à l’énoncé de la loi. Jusqu’à présent, le livre de l’Exode fut essentiellement narratif : l’histoire de l’esclavage des Israélites et de leur cheminement vers la liberté. S’ensuit maintenant une législation détaillée, la « constitution de la liberté ».

Ceci n’est pas là un développement fortuit, mais quelque chose d’essentiel. Dans le judaïsme, le droit naît de l’expérience historique du peuple. L’Égypte fut pour le peuple juif l’école de l’âme ; la mémoire fut l’instrument de sa formation en matière de liberté. Nos ancêtres apprirent ce que c’est que d’être du mauvais côté du pouvoir. « Vous savez ce que c’est que d’être un étranger », dit un puissant verset de la Paracha de cette semaine.1 Il fut ordonné aux Israélites de ne jamais oublier le goût amer de l’esclavage, de sorte qu’ils ne tiendraient jamais la liberté pour acquise. Ceux qui le font finissent par la perdre.

Nulle part est-ce plus clairement explicite que dans l’ouverture de la Paracha d’aujourd’hui. La Torah nous avait précédemment conté l’expérience historique de l’esclavage des Israélites. C’est ainsi que la législation sociale de Michpatim débute avec l’esclavage. Ce qui est fascinant n’est pas seulement ce qui y est dit, mais surtout ce qui n’y est pas dit.

La Torah n’y dit pas : « Abolissez l’esclavage. » Pourtant, il semble bien que c’est ce qu’elle aurait dû faire. N’était-ce pas la finalité de toute cette histoire ? Les frères de Joseph le vendent comme esclave. Lui, sous son identité de Tsafnat Paanea’h, le vice-roi égyptien, les menace d’en faire des esclaves. Des générations plus tard, lorsque monte sur le trône un pharaon « qui ne connaissait pas Joseph », tous les Enfants d’Israël deviennent les esclaves de l’Égypte. L’esclavage, tout comme la vengeance, est un cercle vicieux qui ne connaît pas de fin naturelle. Pourquoi, dès lors, ne pas lui donner une fin surnaturelle ? Pourquoi D.ieu n’a-t-Il pas dit : « Qu’il n’y ait plus d’esclavage » ?

La Torah nous a déjà donné une réponse implicite. Le changement dans la nature humaine est possible, mais cela prend du temps : du temps sur une vaste échelle, sur des siècles, voire des millénaires. Il y a peu de doute que, au regard du système de valeurs de la Torah, l’exercice du pouvoir par une personne sur une autre sans son consentement constitue une atteinte absolue à la dignité humaine fondamentale. Ce n’est pas seulement vrai de la relation entre le maître et l’esclave. C’est également vrai, d’après de nombreux commentateurs juifs classiques, de la relation entre roi et sujets, entre gouvernants et gouvernés. Selon les sages, c’est même vrai de la relation entre D.ieu et l’homme. Le Talmud dit que si D.ieu avait réellement contraint le peuple juif à accepter la Torah « en suspendant la montagne au-dessus de leurs têtes »,2 cela aurait été en contradiction avec les termes mêmes de l’alliance. Nous sommes les avadim, les serviteurs de D.ieu uniquement parce que nos ancêtres ont choisi librement de l’être (voir Josué 24, où Josué offre au peuple la liberté, s’ils le désiraient, de se retirer de l’alliance immédiatement).

Ainsi, l’esclavage doit être aboli. Toutefois il est un principe fondamental dans notre relation avec D.ieu qu’Il ne nous force pas à changer plus vite que nous en sommes capables de notre plein gré. Donc Michpatim n’abolit pas l’esclavage, mais met en place une série de lois fondamentales qui amèneront les gens, à leur propre rythme, à l’abolir de leur propre gré. Voici ces lois :

Si tu achètes un esclave hébreu, il te servira durant six ans. Mais la septième année, il sortira libre, sans payer quoi que soit... Mais si l’esclave dit : « J’aime mon maître, mon épouse et mes enfants, je ne veux pas retrouver la liberté », son maître l’amènera devant les juges. Il le fera approcher de la porte ou du chambranle, et lui percera l’oreille avec un poinçon. Alors il le servira à jamais.3

Que se passe-t-il dans ces lois ? Tout d’abord, un changement fondamental s’opère dans la nature de l’esclavage. Ce n’est plus un statut permanent, c’est désormais un état temporaire. Un esclave hébreu est libéré au bout de six ans. Il ou elle le sait. La liberté attend l’esclave, non pas selon le bon vouloir du maître, mais par ordonnance divine. Quand on sait que dans un délai donné on sera libre, on est peut-être un esclave corporellement, mais, dans son esprit, on est un être humain libre qui a temporairement perdu sa liberté. C’est, en soi, révolutionnaire.

Ce seul fait, cependant, n’était pas suffisant. Six ans sont une longue période. D’où l’institution du Chabbat, ordonné afin qu’un jour sur sept un esclave puisse respirer l’air libre : en ce jour, personne ne peut lui ordonner de travailler.

Pendant six jours tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage, mais le septième jour est le Chabbat de l’Éternel ton D.ieu. Tu n’y feras aucun travail, ni toi... ni ton serviteur homme ou femme... de sorte que ton serviteur homme ou femme se repose, tout comme toi. Rappelle-toi que vous étiez esclaves en Égypte, et que l’Éternel votre D.ieu vous a fait sortir de là d’une main forte et d’un bras étendu. C’est pourquoi l’Eternel ton D.ieu t’a ordonné d’observer le jour du Chabbat.4

Mais la Torah est parfaitement consciente que tous les esclaves ne veulent pas la liberté. Cela, aussi, émerge de l’histoire israélite. Plus d’une fois dans le désert, les Israélites voulurent retourner en Égypte. Ils dirent : « Nous nous souvenons des poissons que nous mangions en Égypte sans frais, ainsi que des concombres, des melons, des poireaux, des oignons et de l’ail. »5 Comme Rachi le relève, l’expression « sans frais » (‘hinam) ne peut être comprise littéralement. Ils ont payé de leur travail et de leur vie. « Sans frais » signifie « sans mitsvot », sans commandements, obligations et devoirs. La liberté se paye en effet du prix le plus élevé qui soit, à savoir, de la responsabilité morale. Beaucoup de gens ont manifesté ce qu’Erich Fromm appelle « la peur de la liberté ». Rousseau a parlé de « forcer les gens à être libres », un point de vue qui conduisit finalement à la Terreur qui suivit la Révolution française.

La Torah ne force pas les gens à être libres, mais elle prescrit tout de même un rituel de stigmatisation. Si un esclave refuse d’être libéré, son maître « le fera approcher de la porte ou du chambranle, et lui percera l’oreille avec un poinçon ». Rachi explique :

Pourquoi l’oreille fut-elle choisie pour être percée, de toutes les parties du corps ? Rabbi Yo’hanan ben Zakkaï dit... L’oreille qui a entendu au mont Sinaï : « Car c’est à Moi que les fils d’Israël sont des serviteurs », et qui, néanmoins, est allée se donner un autre maître, qu’elle soit poinçonnée ! Rabbi Chimon a expliqué ce verset d’une belle manière : En quoi la porte et le chambranle de la porte se distinguent-ils des autres objets de la maison ? D.ieu a déclaré : « La porte et le chambranle furent témoins en Égypte quand Je suis passé au-dessus du linteau et des deux poteaux et que J’ai dit : “Car c’est à Moi que les enfants d’Israël sont des serviteurs”, ils sont Mes serviteurs et non des serviteurs de serviteurs. Et pourtant cette personne est allée se donner un autre maître, elle aura l’oreille percée en leur présence. »

Un esclave peut demeurer un esclave, mais non sans qu’il lui soit rappelé que ce n’est pas ce que D.ieu veut pour Son peuple. Le résultat de ces lois fut la création d’une dynamique qui allait finalement aboutir à l’abolition de l’esclavage, au moment que l’humanité aurait librement choisi.

Et c’est ce qui arriva. Les quakers, les méthodistes et les évangéliques, dont le plus célèbre fut William Wilberforce qui dirigea en Grande-Bretagne la campagne pour abolir la traite des esclaves, étaient mus par une conviction religieuse inspirée surtout par le récit biblique de l’Exode et par le défi d’Isaïe de « proclamer la liberté pour les captifs, et pour les prisonniers, la délivrance de l’obscurité ».6

L’esclavage fut aboli aux États-Unis seulement après une guerre civile, et il y avait ceux qui citaient la Bible en défense de l’esclavage. Comme Abraham Lincoln l’exprima dans son second discours inaugural : « Des deux côtés, on lisait la même Bible, on priait le même D.ieu et l’on invoquait Son aide contre l’adversaire. Il peut sembler étrange que certains hommes osent invoquer l’assistance d’un D.ieu juste pour arracher à d’autres hommes le pain qu’ils ont gagné à la sueur de leur front. Mais ne jugeons pas et nous ne serons pas jugés. »

Pourtant, l’esclavage fut aboli aux États-Unis, notamment en raison de l’affirmation contenue dans la Déclaration d’Indépendance selon laquelle « tous les hommes sont créés égaux », et sont dotés par leur Créateur de droits inaliénables, parmi lesquels « la vie, la liberté et la poursuite du bonheur ». Jefferson, qui rédigea ces mots, était lui-même propriétaire d’esclaves. Pourtant, la puissance latente des idéaux est telle que les gens finissent par voir qu’en insistant sur leur droit à la liberté et à la dignité tout en les refusant aux autres, ils vivent une contradiction. C’est à ce moment que le changement a lieu, et cela prend du temps.

Si l’histoire nous enseigne quelque chose, c’est bien que D.ieu a de la patience, même si elle est souvent mise à rude épreuve. Il voulait que l’esclavage soit aboli, mais Il voulait que ce soit le fait d’êtres humains libres s’étant rendu compte par eux-mêmes le mal que c’est et le mal que cela fait. Le D.ieu de l’histoire, qui nous enseigné à étudier l’histoire, avait foi que nous finirions par apprendre la leçon de l’histoire : que la liberté est indivisible. Nous devons accorder la liberté aux autres si nous la recherchons vraiment pour nous-mêmes.