Une accusation spirituelle

La tradition 'hassidique rapporte1 qu’alors qu’il avait été emprisonné à la suite d’une dénonciation calomnieuse, le Baal Hatanya, fondateur du 'hassidisme Habad, 'hassidisme de l’intellect, eut la révélation de ses maîtres, le Maguid de Mézéritch et le Baal Chem Tov. Le Baal Hatanya leur demanda alors la raison d’une telle épreuve et ce qu’on exigeait de lui. Ils lui répondirent qu’une accusation spirituelle était portée dans les cieux contre lui du fait qu’il enseignait les profondeurs de l’ésotérisme 'hassidique de manière excessive et publique2. Il leur demanda alors s’il devrait, à sa sortie de prison, arrêter son enseignement. Ils lui répondirent : « Puisque tu as commencé, ne t’arrête pas. Et, au contraire, lorsque tu sortiras de prison, tu l’enseigneras de façon encore plus intensive. »

En d’autres termes, l’emprisonnement du Baal Hatanya qui eut lieu dans ce monde physique est la conséquence3 de l’accusation spirituelle causée par l’enseignement public qu’il faisait de l’ésotérisme 'hassidique. C’est la raison pour laquelle il se posa la question de savoir s’il devait interrompre cette attitude. A cette interrogation, ses maîtres lui répondirent : « lorsque tu sortiras de prison, tu l’enseigneras de façon encore plus intensive ».

« C'est précisément dans ces dernières générations qu’il est permis et exigé de dévoiler cette sagesse »A priori, cette histoire demande à être expliquée. En effet, tradition 'hassidique rapporte aussi qu’une telle accusation était déjà apparue lorsque que le Maguid de Mézéritch était à la tête du mouvement 'hassidique. On connaît d’ailleurs4 les conditions dans lesquelles cette accusation spirituelle vit le jour alors qu’un manuscrit contenant des concepts 'hassidiques d’une grande profondeur fut trouvé dans un lieu qui ne convenait pas à sa sainteté. On accusa donc dans le ciel le Maguid de Mézéritch de, selon les termes du verset5, « jeter les pierres sacrées en pleine rue ». Mais la même tradition 'hassidique rapporte aussi comment le Baal Hatanya annula cette accusation en comparant la situation spirituelle du peuple juif de l’époque à celle du fils d’un roi qui serait tombé gravement malade au point de risquer sa vie. Le seul remède consistait à prendre le plus beau joyau de sa couronne, de le faire piler, de le diluer dans de l’eau et de tenter de lui en faire avaler quelques gouttes. Le roi était prêt à un tel sacrifice, même si les chances de réussir à faire pénétrer ces quelques gouttes dans la bouche du prince étaient infimes du fait de sa faiblesse extrême. Et même si le liquide si précieux devait pour cela se répandre en partie à terre. Ainsi en était-il, pour le Baal Hatanya, du peuple juif. Le seul espoir de remède spirituel résidait dans l’enseignement des secrets de la Torah les plus profonds. De ce fait, l’accusation spirituelle causée par la diffusion des secrets de la Torah avait déjà été levée à cette époque par le Baal Hatanya en invoquant son caractère indispensable pour sauver le peuple juif d’un danger de mort spirituelle. Et si la génération du Maguid de Mézéritch pouvait être considérée comme étant en danger, A fortiori celle du Baal Hatanya, du fait du principe de « chute des générations »,6 selon lequel chaque génération est moins élevée spirituellement que celle qui la précède.

Quel est donc l’élément qui intervint lors de la direction spirituelle du Baal Hatanya et qui suscita à nouveau cette accusation spirituelle au point qu’il remit en cause son enseignement, et ce, alors que c’est lui-même qui avait annulé cette accusation du temps de son maître le Maguid ?

Le principe fondamental du Arizal

Pour répondre à cette question, il faut d’abord revenir au principe énoncé par le Arizal7, maître fondamental de l’ésotérisme juif, selon lequel « c’est précisément dans ces dernières générations8 qu’il est permis et exigé de dévoiler cette sagesse ». En d’autres termes, le Arizal, qui, au seizième siècle, a jeté les fondements de l’ésotérisme juif dans la forme que nous connaissons, considérait déjà que son enseignement devait en être fait à tous. Or, on sait que dans les premières générations, cet enseignement « a été caché9 à tous les sages, à l’exception d’une élite, et même pour eux (elle fut enseignée) en secret et non publiquement, comme l’enseigne le Talmud10 ». Puisque, selon les sages du Talmud, il y a nombre de conditions et de restrictions quant à la manière de dévoiler cette sagesse11 et que la loi juive a été tranchée par Maïmonide selon cet avis12, comment expliquer qu’il a été permis, pour les dernières générations, de « dévoiler cette sagesse » ?

Chacun sera dans une situation où il pourra méditer profondément et convenablement à ces sujetsEn fait, il faut d’abord remarquer que les conditions et les contraintes que nos sages ont posées comme préalable à l’étude de l’ésotérisme juif ne sont pas intrinsèques à la nature de cette sagesse. Ces interdictions sont liées à la nature de celui qui les aborde et qui doit y être préparé. De ce fait, la majorité des hommes ne pouvant pas comprendre et réellement assimiler ces concepts, leur étude peut provoquer une chute, à l’image du principe de nos Sages selon lequel13 « si l’on ne mérite pas, la Torah devient pour lui un poison mortel ». Cependant, cette sagesse elle-même fait partie intégrante de la Torah et, par là, constitue, selon les termes du verset14 « l’héritage de la communauté de Jacob ». Chacun a donc le devoir de l’étudier15, du fait de l’obligation d’étudier toute la Torah. Cette idée est d’ailleurs confirmée par le passage suivant traitant des temps messianiques et par lequel Maïmonide conclut son œuvre maîtresse, Michné Torah16 :

« Et, à cette époque,...la seule préoccupation du monde entier ne consistera qu’à connaître D.ieu et c’est pourquoi les enfants d’Israël seront de grands sages, connaîtront les choses cachées, et percevront la sagesse de leur créateur de manière adaptée à la force de l’homme comme il est dit17 “et la terre sera remplie de la connaissance de D.ieu comme les eaux recouvrent les océans”... »

Il est clair ici qu’avec les temps messianiques, l’essentiel de l’étude de la Torah ne portera pas sur la partie législative de la Torah que nous connaissons, mais sur la connaissance du Créateur, ce que Maïmonide désigne par l’expression « les choses cachées », et ceci constituera « la seule préoccupation du monde entier ». On comprend donc bien que les contraintes évoquées plus haut ne s’appliqueront pas. Or, Maïmonide lui-même établit que la loi juive prévoit les conditions citées plus haut pour aborder l’étude des secrets de la Torah et la loi juive ne changera pas avec les temps messianiques.

Il faut donc en déduire que cette interdiction est liée au fait que notre génération, dans sa grande majorité, ne peut pas encore l’aborder. Par contre, avec les temps messianiques, lorsqu’il n’y aura plus, selon les termes de Maïmonide18, « ni famine, ni guerre, ni jalousie, ni rivalité » et que chacun sera dans une situation où il pourra méditer profondément et convenablement à ces sujets, alors19, « la seule préoccupation du monde entier ne consistera qu’à connaître D.ieu ».

Deux manières d’enseigner l’ésotérisme juif

Nous pouvons à présent expliquer comment le Arizal peut affirmer qu’il est à présent « permis et exigé de dévoiler cette sagesse ». Cette réponse peut s’appuyer sur deux argumentaires distincts20.

Les profondeurs ésotériques du 'Hassidisme réveillent les forces profondes et cachées de l’âme juive et l’aident à surmonter les épreuves intérieures et extérieures dues à l’exilUne première explication peut être donnée en se fondant sur un principe énoncé par Maïmonide dans son introduction au « Guide des Egarés »21. En effet, il y explique qu’il a décidé d’écrire ce livre, qui contient selon lui « des secrets (de la Torah) », en vertu du principe de nos sages22 selon lequel « comme c’est le moment d’agir pour D.ieu, on a annulé Ta Torah »23. Ce principe, tiré d’un verset des Psaumes, est celui sur lequel Rabbi Yéhouda Hannassi s’est appuyé pour compiler par écrit la Tradition Orale malgré l’interdiction qui en était faite jusque-là par la loi juive. En d’autres termes, le fait que le peuple juif était à son époque dans la situation d’« égarés » quant à leur foi ancestrale l’a obligé, malgré les contraintes prévues A priori par la loi juive à ce propos, à dévoiler des secrets de la Torah pour le sauver. De la même manière, la chute spirituelle qu’ont connue les dernières générations ainsi que celle du monde dans son ensemble ont rendu nécessaire et impérieux le dévoilement des profondeurs ésotériques qui, parce qu’elles réveillent les forces profondes et cachées de l’âme juive, l’aident à surmonter les épreuves intérieures et extérieures dues à l’exil, à réveiller l’amour et la crainte de D.ieu, et à Le servir d’un cœur entier24.

Une deuxième explication trouve son fondement dans la notion de préparation aux temps messianiques. En effet, Maïmonide lui-même mentionne le fait que la venue du prophète Élie25, qui précédera celle du Machia'h (le Messie) aura pour but de « relever le niveau moral d’Israël et de préparer leur cœur » à l’avènement des temps messianiques. Ce principe s’applique donc A fortiori à ce qui constitue l’aspect essentiel de cet avènement. Or, selon les termes de Maïmonide, « les sages et les prophètes n’ont souhaité les temps messianiques que pour pouvoir se consacrer entièrement à la Torah et à sa Sagesse »26, sagesse qui est donc une référence à la « connaissance de D.ieu » et aux « choses cachées » mentionnées dans sa conclusion du Michné Torah. Une préparation à un tel changement est donc nécessaire27 et il n’est possible qu’en dévoilant les secrets de l’ésotérisme juif.

Et à ces deux manières de justifier la révélation de l’ésotérisme juif exigée par le Arizal correspondent deux formes d’enseignement, à l’image de la distinction qui peut être faite entre la Michna (première compilation écrite de la Loi Orale) et la Guémara (compilation écrite des explications orales nécessaires à la compréhension de la Michna).

Si la raison de ce dévoilement provient du danger spirituel que courent nos générations du fait de l’exil, un enseignement succinct, transmis sous la forme d’idées brèves, suffit. En effet, l’ésotérisme juif a cette particularité de sécréter une force qui n’est pas quantifiable parce qu’elle relève du divin, ce que le Midrach désigne par « la source de lumière qui est en elle »28  et qui peut donc revivifier l’âme juive. On a donc un enseignement qui est similaire à celui de la Michna par son caractère elliptique29 et qui, parce qu’il suffit à lever le danger spirituel, ne doit pas être explicité plus avant.

Par contre, si ce dévoilement s’inscrit dans la perspective d’une préparation spirituelle à l’avènement des temps messianiques, le niveau de compréhension de cette sagesse qui régnera alors étant complètement intériorisé et assimilé, « adapté à la force de l’homme »30, la préparation à cette ère doit suivre le même chemin. Cet enseignement doit donc être, à l’image de la Guémara, une analyse explicative des idées fondamentales de l’ésotérisme qui sont encore elliptiques et mal comprises.

L’explication d’une accusation spirituelle

Nous pouvons à présent expliquer le sens profond de l’accusation mentionnée au Baal Hatanya par le Baal Chem Tov et le Maguid de Mézéritch comme la cause spirituelle de son emprisonnement.

L’élément nouveau apporté par le Baal Hatanya par rapport au Baal Chem Tov et au Maguid de Mézéritch dans son enseignement de l’ésotérisme 'hassidique peut être constaté aisément. En effet, l’enseignement des deux premiers maîtres du 'hassidisme se présente sous la forme d’idées concises et elliptiques, à l’image de la Michna. Par contre, l’enseignement du 'hassidisme Habad introduit par le Baal Hatanya, à commencer par le Tanya, se présente comme une longue analyse systématique et construite de ces idées. Le terme Habad, qui symbolise les trois forces de l’intellect, rend d’ailleurs bien cette perspective.

Et c’est cette différence qui provoqua une nouvelle accusation spirituelle, qui n’avait pas été levée par le Baal Hatanya au moyen de l’allégorie du fils du roi en danger. En effet, dans cette allégorie, seule une goutte du remède fabriqué à partir du joyau de la couronne du roi suffisait à sauver l’enfant. Cette vision des choses rejoint donc la première explication évoquée plus haut selon laquelle le dévoilement de l’ésotérisme est justifié par le danger spirituel, mais peut et doit se transmettre sous une forme concentrée. Une preuve peut même en être apportée du fait que l’enseignement du Baal Chem Tov et du Maguid de Mézéritch, sous cette forme, a effectivement revivifié le peuple juif et posé la base de générations attachées à la spiritualité.

Lorsque le Baal Hatanya commença donc à aller plus loin que ses maîtres et à enseigner l’ésotérisme 'hassidique non plus sous une forme elliptique (« une goutte ») mais sous la forme d’une analyse approfondie, cela ne pouvait plus être justifié par le seul danger spirituel du peuple juif et éveilla une accusation céleste. Et c’est aussi la raison pour laquelle le Baal Hatanya lui-même envisagea la possibilité d’interrompre un tel enseignement, c’est-à-dire un enseignement sous cette forme.

À cette question, le Baal Chem Tov et le Maguid de Mézéritch répondirent que son emprisonnement eut pour effet dans le ciel d’annuler l’accusation31 et qu’au contraire, lorsqu’il sortirait de prison, il « enseignerait encore plus », et ceci, dans le but cette fois de préparer le peuple juif à la révélation messianique des secrets de la Torah, ce que Rachi appelle dans son commentaire du Cantique des Cantiques « Sod taameiha oumistar tsefounoteiha - les secrets de ses raisons et l’aspect caché de ses trésors ».

Un enseignement concret

Cette analyse nous permet de tirer aussi un enseignement pour notre génération.

En effet, la réponse du Baal Chem Tov et du Maguid de Mézéritch au Baal Hatanya dépasse en fait le seul cadre de son emprisonnement et doit être comprise comme s’adressant aussi à tout le peuple juif. C’était une manière d’indiquer que chacun doit à présent se préparer aux temps messianiques en étudiant l’ésotérisme juif selon la perspective de l’analyse méthodique du 'hassidisme Habad.

En fait, une telle approche donne à cette étude une perspective toute différente, car elle concerne alors aussi celui qui considère que sa vie spirituelle n’est pas dans la situation de danger qui pourrait justifier cette étude. Un tel individu peut trouver suffisante l’étude de la partie de législative de la Torah, des livres d’éthique juive (en hébreu « Moussar »), voire de la pensée 'hassidique telle qu’elle a été dévoilée par le Baal Chem Tov et ses élèves32. Mais alors, comment pourrait-il se considérer exempté de l’étude d’une partie de la Torah, alors que la loi juive stipule33 que chacun doit étudier toute la Torah, « qu’il s’agisse du sens simple de la loi, des allusions, des allégories ou et des secrets ». A fortiori en est-il ainsi si l’on considère le devoir que chacun a d’après nos Sages34 de « mettre en évidence une idée cachée dans la Torah », principe qui concerne « le domaine de la loi juive, celui des récits rapportés à propos de nos Sages, la partie révélée comme dans la partie cachée ».35

Et grâce au fait que les sources du Baal Chem Tov se répandront à l’extérieur, nous mériterons, selon la promesse faite par le Machia'h au Baal Chem Tov36, l’avènement des temps messianiques et alors se réalisera la promesse selon laquelle « la terre sera remplie de la connaissance de D.ieu comme les eaux recouvrent le fond des océans ».

(Extrait de Likoutei Si'hot vol. 30)