Si un bœuf encorne une vache et que nous trouvons le fœtus mort-né de la vache à côté d’elle, mais que nous ne savons pas si la vache a fait une fausse couche après avoir été encornée [auquel cas le propriétaire du bœuf en est responsable] ou si elle a fait une fausse couche avant d’avoir été encornée... Soumkhos dit : L’argent dont la propriété est incertaine doit être partagé [entre les parties]. Les Sages disent : Lorsque quelqu’un réclame un paiement à autrui, la charge de la preuve lui incombe....

Talmud, Bava Kama

La lecture de la Torah de Michpatim (« Lois » – Exode 21,1-24,18) est la source de centaines de prescriptions comme celle citée ci-dessus : les prescriptions régissant la réparation des dommages, les sanctions en cas de vol et d’agression, le remboursement des prêts, etc. Une grande partie des 2 711 folios du Talmud est consacrée à l’analyse et à la formulation des prescriptions énoncées dans ces versets.

Que signifient ces lois ? Il existe plusieurs approches pour comprendre de quoi parle la Torah :

1. Elle veut dire ce qu’elle dit : un bœuf est un bœuf, une vache est une vache, l’argent est de l’argent et un voleur est évidemment un voleur. Voilà ce qu’est la Torah : un guide qui nous instruit sur la façon de vivre nos vies dans le monde matériel.

2. Tout est une métaphore : la Torah est l’esprit de D.ieu. D.ieu n’a-t-Il rien de mieux à considérer que de vulgaires bœufs encornant de vulgaires vaches ? Le « bœuf » dont parle la Torah est le pnei chor (« face de bœuf ») céleste que le prophète Ézéchiel contempla dans le « char » divin ; la « vache » est l’aspect féminin de cette entité spirituelle élevée. C’est un code, que le plus grand nombre doit étudier et mémoriser et qu’il appartient aux éclairés de déchiffrer.

3. Il faut la lire de haut en bas : pourquoi la Torah devrait-elle être soit spirituelle, soit concrète ? Elle peut être, et est, l’un et l’autre. Bien sûr, son essence est spirituelle. Mais la réalité matérielle que nous habitons procède du spirituel et s’en nourrit. Ainsi, les vérités spirituelles contenues dans la Torah se traduisent également en lois applicables à nos vies matérielles. Lorsque la Torah décrit la nature des « bœufs », des « prêts » et de la « responsabilité des dommages » spirituels, tout cela peut également s’appliquer aux analogues matériels de ces entités spirituelles.

4. La Torah se lit de bas en haut : la Torah est à la fois une idée spirituelle et un guide d’application concrète, mais c’est cette dernière fonction qui prime.

La quatrième approche repose sur le concept selon lequel le monde matériel est l’objectif et le centre de la création divine, l’arène dans laquelle le dessein du Créateur se réalise. Les créations spirituelles ne sont qu’un prélude à ce monde et n’existent que pour être à son service et l’enrichir. Bien que le monde physique reçoive sa subsistance du spirituel, les mondes spirituels reçoivent leur signification, leur but et leur raison d’être du matériel. C’est donc le spirituel qui « découle », en définitive, du matériel, et non l’inverse.

C’est du monde matériel que l’esprit de D.ieu est le plus préoccupé ; c’est le monde dont parle la Torah. Elle parle aussi des réalités spirituelles, car le spirituel reflète le matériel. En effet, nous pouvons mieux comprendre et mieux appliquer les lois de la Torah lorsque nous étudions également leur signification spirituelle, illuminant ainsi la loi pragmatique par son âme intérieure et sa signification spirituelle. Mais la source et la finalité de tout cela sont les règles traitant des bœufs qui encornent, des vaches gestantes, des prêts monétaires et des voleurs furtifs.


Le Talmud rapporte une controverse entre Moïse et les anges. Lorsque Moïse monta au ciel pour recevoir la Torah de D.ieu, les anges soutinrent que la Torah appartenait aux royaumes célestes et ne devait pas être amenée en bas sur terre. D.ieu indiqua que les anges avançaient un argument recevable et demanda à Moïse de répondre à leur argument. Ce n’est qu’après que Moïse eut apporté une série de preuves que les lois de la Torah concernaient le monde physique que D.ieu lui donna la Torah pour l’apporter au peuple.

À première vue, tout ce récit semble dépourvu de sens. Il existe des milliers de communautés juives dans le monde entier, et chacune d’entre elles possède la Torah. La Torah est une idée, pas un objet – elle peut être n’importe où et partout en même temps. Qu’est-ce qui empêche les anges d’étudier la Torah après que Moïse l’ait descendue de la montagne ? Et si les anges avaient « gardé » la Torah, qu’est-ce qui nous empêcherait d’en obtenir également un exemplaire ?

On pourrait expliquer que ce n’est pas si simple, que le débat entre Moïse et les anges ne porte pas simplement sur l’endroit où sera la Torah, mais sur sa portée véritable. En effet, jusqu’à ce que Moïse vienne la chercher au ciel, la Torah était interprétée uniquement dans le sens spirituel. Ce que les anges ne supportaient pas, c’était cet humain qui entreprenait de la réinterpréter comme un document traitant de bœufs et de vaches.

On pourrait encore demander : pourquoi ne peut-elle pas être les deux ? Laissons les anges la comprendre à leur façon, et nous la comprendrons à la nôtre.

En fait, la question n’était pas seulement de quelle manière la Torah serait interprétée, mais de ce qu’elle est. Les anges comprirent que D.ieu avait invité Moïse à monter au ciel non seulement pour réinterpréter la Torah, mais pour la redéfinir. Jusqu’au Don de la Torah au mont Sinaï, la Torah revêtait essentiellement une dimension spirituelle. Les êtres humains étaient en mesure de l’étudier et de s’en servir pour comprendre les royaumes spirituels, et même l’appliquer comme guide à la vie physique ; mais la signification physique restait une métaphore, une « ombre », une projection du sens spirituel profond. En donnant la Torah aux êtres humains, D.ieu détermina que son sens premier est sa signification matérielle, tandis que les significations spirituelles sont ses métaphores et ses ombres.


Pourquoi est-il si important de déterminer quelle est la « vraie » signification de la Torah ? Quelle différence cela fait-il ?

Une différence capitale.

Disons que la Torah nous dit qu’une certaine chose dans notre monde devrait être d’une certaine façon. Et supposons en outre que cette chose n’est pas comme la Torah dit qu’elle devrait être, et qu’elle montre de la résistance à changer pour devenir ainsi. Si la Torah était fondamentalement une idée spirituelle que nous appliquions à notre monde physique, nous dirions probablement : « Eh bien, voici une partie de notre monde qui n’est pas encore conforme à son analogue spirituel. Cette partie de la Torah restera, pour l’heure, dans sa signification supérieure. La “traduction” devra attendre de meilleures circonstances, ou un meilleur traducteur. »

Mais nous savons que D.ieu nous a donné la Torah. En fait, juste après nous l’avoir donnée, Il déclara : « Elle n’est pas dans le ciel ! » Bien sûr, les âmes peuplant les cieux peuvent l’étudier aussi, et les kabbalistes en ce monde peuvent l’approfondir et en tirer les enseignements spirituels les plus sublimes. Mais ce sont des métaphores, des ombres, des expressions. En définitive, ce que la Torah dit, et ce que D.ieu pense, c’est : Fais ceci. Ne fais pas cela. Prends ceci pour en faire cela.

Si D.ieu le pense ainsi, cela est réalisable.