Un frisson de terreur parcourut les Juifs qui se trouvaient sur la place du marché : « Le méchant Haman arrive ! » murmurèrent, paniqués, les commerçants. En quelques secondes, ils fermèrent leurs boutiques. Les clients comme les marchands se dispersèrent en toute hâte, il n’y avait plus personne au marché !

Nul ne se souvenait plus pourquoi le commissaire de la ville haïssait tant les Juifs mais le fait était là. Par tous les moyens possibles, il leur rendait la vie amère : il leur imposait des taxes exorbitantes, confisquait leurs marchandises. On l’avait surnommé « le méchant Haman », ce qui, paradoxalement exprimait l’espoir qu’il connaîtrait la même fin dramatique que le Haman qui avait projeté d’exterminer le peuple juif en Perse, à l’époque de la reine Esther.

Rav Hillel était le Mohel de la ville. A cause de l’oppressante atmosphère anti-juive qui régnait dans la ville, il ne pouvait exercer son métier – effectuer la circoncision des nouveaux nés – que dans le plus grand secret. Plus d’une fois, malgré ses précautions, on lui avait fait comprendre que les autorités le surveillaient. Pourtant il continuait : ce qu’il faisait était une Mitsva ; amener un enfant juif dans l’alliance d’Avraham notre père était plus important que toutes les menaces à son encontre.

Un jour, le responsable de la synagogue lui avait glissé dans la poche un papier portant simplement une adresse, dans un des quartiers huppés de la ville habités exclusivement par des hauts fonctionnaires. Là, il devait circoncire un enfant dont il ne connaissait même pas le nom de famille.

Quand il trouva la maison, seul le responsable de la synagogue s’y trouvait. « Sept autres Juifs vont bientôt arriver », lui dit-il. Avec le père de l’enfant, il y aura Minyane, les dix Juifs dont la présence est nécessaire pour cette cérémonie.

Un par un, les invités arrivèrent, le visage inquiet et le cœur battant, de peur d’être dénoncés. « Qui est le maître de maison ? » demanda Rav Hillel. Mais nul ne pouvait lui répondre.

Le matin même, un homme bien habillé s’était soudain approché du responsable de la synagogue et lui avait mis dans la poche un papier avec une adresse et une heure de rendez-vous. Mais tout le reste était un mystère.

Le père arriva, le visage presque complètement masqué par le col de son épais manteau. Ainsi nul ne put le reconnaître. Mais Rav Hillel put l’apercevoir un peu mieux que les autres invités : le visage lui disait quelque chose, mais il ne parvenait pas à mettre un nom. La Brit Mila (circoncision) fut exécutée en toute hâte, avec les prières et bénédictions d’usage et le père quitta très vite la pièce en tenant l’enfant.

Le lendemain, Rav Hillel trouva sous sa porte une lettre dont la seule vue le fit trembler. Ce n’était pas la première fois qu’il était ainsi convoqué par les autorités, mais cette fois-ci, il eut comme un mauvais pressentiment : « Ils ne me laisseront pas continuer ! » pensa-t-il.

Quand il arriva au bâtiment officiel, on le fit entrer immédiatement dans le bureau du commissaire. Rav Hillel sentait son cœur battre plus fort et tout son corps tremblait. Soudain il réalisa : l’effroyable commissaire était le père de l’enfant !

Apparemment, le commissaire était lui aussi nerveux. Il se racla la gorge plusieurs fois avant de s’adresser à son interlocuteur : « J’ai bien remarqué que vous m’aviez reconnu ! Je vous ai convoqué ici pour m’assurer que vous ne dévoilerez mon identité à personne. Je vais vous raconter mon histoire : je suis né dans un village isolé. Ma mère était douce et aimante ; par contre, mon père avait un penchant pour la vodka : il devenait alors cruel et violent. Très jeune, je m’enfuis de la maison ; à trois reprises, je fus pris de remords et écrivis une lettre à mon père pour m’excuser, mais il ne m’a jamais répondu. Ceci a contribué à m’éloigner du judaïsme et à l’abandonner complètement.

Et durant des années et des années, j’en ai voulu à tous les Juifs.

Après mon service militaire obligatoire, j’ai voulu continuer l’armée et j’ai avancé en grade jusqu’à ma fonction actuelle. Il y a deux ans, je me suis marié et ce n’est qu’après que j’ai découvert que ma femme était juive elle aussi. Au moment de son premier accouchement, le travail fut extrêmement pénible. Sa vie était vraiment en danger : elle m’a alors fait promettre que, si c’était un garçon, je trouverais un Mohel pour le circoncire. J’ai promis et tout à coup la naissance s’est produit tout naturellement. C’était un garçon.

Hier, quand j’ai constaté combien vous étiez prêt à mettre votre vie en danger pour un inconnu, quelque chose s’est mis à vibrer en moi. Je ne peux plus justifier ma conduite haineuse vis-à-vis de ceux que je dois bien appeler mes coreligionnaires, les Juifs. »

Petit à petit, les Juifs de la ville remarquèrent un changement d’attitude de la part du commissaire. Il semblait avoir perdu sa morgue et sa hargne, il marchait normalement sans tenter de s’imposer par l’arrogance et la violence.

Un Pourim, on apprit que le commissaire était mort subitement. Si cela était arrivé quelques années plus tôt, les Juifs auraient célébré l’événement. Mais maintenant, ils se contentèrent de hocher la tête. Depuis longtemps on ne l’avait plus appelé Haman.

Seul Rav Hillel versa une larme...

L’Chaim