A Francfort-sur-le-Main, il y a environ quatre siècles...

Cette ville était déjà à l'époque un centre d'affaires important. La foire commerciale annuelle attirait des négociants nombreux qui venaient de tous les coins du pays vendre leurs marchandises. Les commerçants de Francfort formaient des Guildes, associations professionnelles puissantes qui avaient une part non négligeable dans la conduite des affaires de la ville.

La collectivité juive de Francfort comptait environ trois mille âmes. Prospère et bien organisée, elle était dirigée par le Grand-Rabbin et les chefs de la communauté. Le ghetto était, il est vrai, surpeuplé, et les rues étroites et obscures. Néanmoins, les foyers israélites étaient pleins de lumière et de chaleur : la lumière de la Torah et des mitsvot, et la chaleur de l'affection réciproque que les Juifs se portaient. Une fête dans une famille était une occasion de se réjouir pour toute la communauté, de même qu'un événement triste qui touchait quelques-uns était partagé par tous.

Cette communauté était constituée principalement par des ouvriers, des artisans, des boutiquiers, des commerçants et des colporteurs. Toutefois, elle comptait aussi de grands négociants qui contribuaient à faire de cette ville le centre d'affaires florissant qu'elle était. La présence de la haute finance complétait le tableau de cette activité intense ; elle effectuait toutes les opérations de banque sans lesquelles le développement commercial d'une métropole serait inconcevable.

L'Empereur d'Allemagne avait pleine conscience de l'importance primordiale des juifs et de leur utilité, aussi bien pour le pays en général que pour le trésor de la Couronne en particulier. Ces derniers payaient de lourds impôts auxquels s'en ajoutaient d'autres, contrepartie inévitable des « privilèges » accordés aux commerçants juifs. Aussi la communauté pouvait-elle compter sur la protection de l'Empereur. Elle était en quelque sorte sa « chose », sa propriété personnelle. Telle fut la vie des Juifs à Francfort, semblable d'ailleurs à celle de leurs frères dans beaucoup d'autres villes. Ils dépendaient du bon plaisir du souverain et des sentiments plus ou moins favorables que leur portaient les hauts fonctionnaires locaux. De droits, ils n'en avaient point ; seulement des « privilèges », en échange desquels il fallait toujours payer.

Vincent Fettmilch

Au moment où se passa notre histoire, l'Empereur Mathias venait de monter sur le trône. Pour lieu de son couronnement, il choisit Francfort, et informa de sa décision le gouverneur de la ville afin qu'il fît les préparatifs nécessaires. La cérémonie devait s'effectuer avec tout le faste et toute la pompe possibles en l'été de 1612 (soit l'an 5372). Le gouverneur réunit les membres du Conseil municipal et les informa de la décision de l'Empereur.

– C'est une occasion unique pour notre ville, leur dit-il. Elle rassemblera sous nos cieux toute la noblesse du pays ; des rois, des princes étrangers et leur suite ; l'armée, sans compter les nombreux visiteurs et touristes ; bref, le profit pour notre ville sera considérable.

– Ce profit sera-t-il pour nous ou pour les Juifs que nous haïssons ? demanda soudain une voix rude.

Tous les regards se tournèrent vers l'homme qui venait de parler. C'était Vincent Fettmilch, président de la puissante Guilde des Boulangers.

Nul n'ignorait la haine qu'il portait aux Juifs. C'était un homme d'une force physique peu commune ; à le voir, on l'aurait pris pour un lutteur professionnel. D'ailleurs, fier de sa force, il n'y avait rien qu'il aimât autant que se battre. Quand il avait bu, ce qui lui arrivait souvent, il se battait avec quiconque se trouvait sur son chemin. Mais rien ne lui faisait plus plaisir que de chercher querelle aux Juifs qu'il haïssait, comme nous l'avons dit, de tout son cœur.

Accompagné d'un groupe de spadassins à sa solde, il faisait irruption dans le ghetto et attaquait hommes, femmes et enfants, sans discrimination ; il suffisait d'avoir le malheur d'être là où il passait. Il était sûr de l'impunité, car les magistrats de la ville le redoutaient. Mais quand ces lâches attaques se répétèrent sans que les autorités locales songeassent à s'en émouvoir, les Juifs, ne pouvant compter que sur eux-mêmes, organisèrent leur propre défense. Un certain nombre de bouchers, de cochers et de porteurs résolus s'armèrent de matraques et attendirent de pied ferme Fettmilch et sa bande. Quand ces hommes avinés firent leur apparition au ghetto, ils furent reçus de manière telle qu'ils perdirent toute envie d'y revenir. Fettmilch lui-même fut le premier à prendre ses jambes à son cou ; mais, si vite qu'il courût, il ne s'en tira pas sans dommage. Cela eut pour résultat d'attiser sa haine déjà vive pour les Juifs ; il jura de se venger. Il attendit patiemment que vînt l'occasion ; elle se présentait maintenant.

Il se leva brusquement et informa avec arrogance que ni lui, ni la Guilde des Boulangers ne participeraient au couronnement tant que leurs demandes ne seraient pas satisfaites.

Il y eut un grand tumulte. Tous les présents se rendaient compte que sans la participation de la puissante guilde la cérémonie était d'avance vouée à l'échec. Car comment imaginer une telle célébration sans une provision abondante de pain tant pour les hommes du roi et sa suite que pour les nombreux invités. Des complications sérieuses en résulteraient dont le maire serait tenu pour seul responsable ; il en fut très ennuyé. Il fallait arriver à un arrangement avec Fettmilch, il n'y avait pas d'autre choix.

– Quelles sont vos demandes ? fit-il, s'adressant à lui.

Des demandes exorbitantes

– Les Juifs jouissent de trop de privilèges, dit sans ambages ce dernier. Ils nous ont privés de notre travail et de notre gagne-pain. Des restrictions doivent leur être imposées : d'abord, ils ne devraient pas être autorisés à se construire de nouveaux foyers, ni à lancer des entreprises nouvelles ; ensuite, nous réclamons à leur encontre l'interdiction de toute opération financière ou bancaire quelle qu'elle soit ; l'accès à la ville doit, d'autre part, leur être refusé...

Et Fettmilch continua à énumérer ses exigences, la dernière étant ni plus ni moins que l'expulsion de Francfort de la moitié de la population juive.

Les chefs de certaines guildes, voyant qu'ils n'auraient qu'à y gagner, firent chorus avec lui, ajoutant à ses exigences d'autres que leur intérêt égoïste leur dictait. En dépit de ce soutien, Fettmilch n'eut pas la majorité des voix nécessaire, et le vote qui suivit fut contraire à ses desseins.

Ce nouvel « Haman » germanique ne désarma pas pour autant. Tenace, il continua de comploter contre les Juifs et, recourant tantôt aux promesses, tantôt aux menaces, il arriva à réunir au Conseil la majorité requise pour le vote qui faisait droit à ses demandes. Fettmilch avait désormais les mains libres, il pouvait réaliser son plan criminel. Le Conseil décida d'envoyer à l'Empereur une plainte officielle contre les Juifs de Francfort, les accusant, faussement bien entendu, d'abuser de leurs privilèges, nuisant ainsi gravement aux intérêts de la population chrétienne. Cette plainte était assortie d'une requête tendant à une limitation des prérogatives accordées aux Juifs, et à l'expulsion de ceux parmi eux qui ne pouvaient se prévaloir d'une fortune supérieure à 1500 florins.

Opposition de l'Empereur

L'Empereur, qui se rendait compte qu'une mesure aussi draconienne aurait pour conséquence directe et immédiate de graves difficultés de trésorerie pour la couronne, rejeta cette requête. Ce refus aviva la colère de Fettmilch et de ses acolytes. Ils firent irruption dans le ghetto alors que les Juifs, assemblés dans la synagogue, faisaient leurs prières, et se livrèrent à toutes sortes de déprédations et au pillage des maisons. Une défense fut hâtivement improvisée, mais cette fois les Juifs ne purent tenir tête à un ennemi plus nombreux et mieux armé. Ils durent battre en retraite. Toute résistance désormais éliminée, les assaillants, et Fettmilch à leur tête, purent poursuivre à loisir leur œuvre de destruction et de pillage, allant jusqu'à profaner la synagogue. Ils blessèrent ou tuèrent un grand nombre de Juifs. Ceux qui échappèrent à ce massacre furent conduits au cimetière hors de l'enceinte du ghetto. Là on leur intima l'ordre de disparaître s'ils ne voulaient pas perdre la vie. Il ne leur fut pas permis d’emporter quoi que ce soit.

Quelques Juifs avaient trouvé refuge auprès de voisins chrétiens sur l'amitié desquels ils pouvaient compter. Mais quand Fettmilch découvrit qu'on leur avait donné asile, il fit savoir dans la ville que tout chrétien qui aiderait de quelque manière un Israélite recevrait le même traitement que ce dernier.

Un rebelle

Il ne resta pas un seul Juif à Francfort. La communauté jusqu'alors si florissante n'était que ruines.

Les réfugiés de Francfort se dirigèrent vers les villes voisines d'Offenbach et de Hanau, où leurs frères les reçurent à bras ouverts et firent de leur mieux pour les réconforter et les aider.

Quand la nouvelle de la destruction de la communauté juive de Francfort parvint à l'Empereur, il entra dans une grande colère. Nous l'avons dit, il considérait les Juifs comme sa propriété ; les attaquer, les piller, c'était s'en prendre aux biens mêmes de la couronne. L'Empereur y vit ni plus ni moins qu'une rébellion ouverte contre son autorité ; il décida de sévir, de l'étouffer dans l'œuf avant qu'elle se développât et mît en danger le trône même. Il dépêcha un émissaire au maire de Francfort, avec l'ordre d'arrêter Vincent Fettmilch et de l'amener pour répondre de l'accusation de trahison. Un autre ordre complétait le premier : le maire devait autoriser les Juifs à rentrer à Francfort, leur restituer leurs foyers et leurs biens, et les dédommager de toutes les pertes subies.

Un châtiment mérité

Pendant le laps de temps qui s'écoula entre la décision impériale et son exécution, Fettmilch et sa bande continuèrent à terroriser la ville et ses environs. Il fut enfin arrêté et, peu après, condamné à mort comme rebelle. Son exécution fut fixée au 20 Adar (en l'an 5376, soit en 1616). Ce jour même les Juifs de Francfort regagnèrent leurs foyers, à temps pour assister, avec le reste de la population, au châtiment mérité de celui qui avait été cause de leurs malheurs. Il fut pendu comme un vulgaire malfaiteur sur la place du marché. Pour l'exemple, sa tête fut ensuite tranchée et exposée au haut d'un mât. Au surplus, ordre avait été donné de brûler sa maison et d'expulser de la ville toute sa famille. Ce qui fut fait sans délai.

Pour les Juifs de Francfort, le 20 Adar n'était ni plus ni moins qu'un second Pourim. Aussi, décidèrent-ils d'observer ce jour comme une fête, et lui donnèrent le nom de Pourim Vincent. De plus, en souvenir des victimes et des souffrances subies, la veille, soit le 19 Adar, fut proclamé jour de jeûne public. Semblable au jeûne d'Esther, celui-ci devint pour les Juifs de Francfort un jour de prière et de repentance ; mais le lendemain, comme Pourim, était marqué par des réjouissances et des actions de grâce par lesquelles les Juifs exprimèrent leur gratitude au Tout-Puissant pour les avoir sauvés de ce nouveau Haman.