L’histoire que nous allons vous conter s’est passée il y a près de 170 ans (en 5604-1844) dans la ville d’Amtseslav1 – département de Mohilev, sur le Dniepr – en Russie.

En ce temps-là, la Russie sous les Tsars était un pays très arriéré. Elle possédait peu de fabriques et les objets qui en sortaient étaient de qualité fort médiocre. Si l’on voulait des produits supérieurs, de beaux lainages, du linge fin, des soieries, du bon tabac, par exemple, il fallait les faire venir de l’étranger. Mais le gouvernement russe taxait si lourdement ces marchandises qu’il était impossible, pour les commerçants de réaliser, dans ces conditions, un honnête bénéfice. Beaucoup d’entre eux se trouvaient pris dans l’implacable dilemme : enfreindre la loi ou mourir de faim. Aussi n’était-ce un secret pour personne que les produits étrangers étaient introduits par fraude dans le pays. On les désignait sous le nom de « contrebande », et si la police, par malheur, les découvrait, ils étaient saisis sur-le-champ. Le châtiment du coupable était exemplaire : non seulement il perdait la marchandise, mais il était, de plus, condamné à une très forte amende ainsi qu’à un emprisonnement de plusieurs années.

Les abus des pouvoirs publics peu intègres venaient aggraver encore la situation. Il arrivait parfois qu’un commerçant innocent ne pût fournir la preuve du paiement des droits de douane. La malhonnêteté du fonctionnaire aidant, le pauvre négociant ne pouvait en sortir indemne que grâce à un substantiel pot de vin.

Telle était la situation au moment où se passa l’histoire que nous vous contons.

Un jour quelques négociants juifs d’Amtseslav reçurent plusieurs wagons de marchandises. La police fut avertie qu’il s’agissait de « contrebande ». Elle se rendit immédiatement sur la place du marché et voulut saisir les articles incriminés et les porter au poste.

Les commerçants, à qui l’expérience ne manquait pas, savaient parfaitement à qui ils avaient à faire. Si les représentants des pouvoirs publics emportaient les marchandises, ils en feraient sauter les cachets et les étiquettes, seules preuves que l’importation en était légale et régulière. Alors, il leur serait facile d’accuser les négociants juifs d’avoir acheté des articles de « contrebande ».

Aussi ces derniers dirent-ils aux représentants de l’ordre :

– Inspectez les marchandises tant qu’il vous plaira, à condition que vous le fassiez ici même, sous nos yeux. Nous n’accepterons pas de nous en éloigner, sous aucun prétexte, même un instant !

La partie était inégale, les commerçants, nombreux, faisaient bloc. Aussi la police demanda-t-elle du renfort aux réserves de l’armée.

L’officier responsable était connu pour sa haine des Juifs. Il s’empressa de répondre à l’appel et se rendit sur les lieux à la tête de ses soldats. Les négociants furent arrêtés, on saisit les marchandises et l’officier rédigea un rapport où, avec une abondance de détails fantaisistes, étaient décrite ce qu’il appelait la « rébellion » des Juifs d’Amtseslav et leur résistance aux représentants de la loi. Et afin de donner du poids à ses déclarations, il prit quelques vieux fusils hors d’usage, y mit les scellés et les présenta comme étant les armes saisies sur les rebelles.

Sans perdre de temps, le commandant de la garnison envoya le perfide rapport au chef des services secrets de l’armée à St Pétersbourg afin de le soumettre au Tsar Nicolas Ier lui-même.

Or, il suffisait que le mot « rébellion » fût prononcé pour faire courir des frissons dans le dos du Tsar. À l’annonce de la « rébellion », ce dernier ordonna des mesures punitives très sévères : un Juif sur dix à Amtseslav devait être enrôlé de force dans l’armée et les commerçants coupables devaient être jugés « selon la loi ».

Ce fut une terrible calamité pour les Juifs d’Amtseslav. Le pire était que l’accusation de « contrebande » portée contre eux ne faisait l’objet d’aucune enquête et était acceptée d’emblée. C’en était fait de leur sécurité et aucun commerçant juif en Russie ne serait plus tranquille.

Les chefs des différentes communautés juives du pays, et particulièrement ceux qui avaient des relations parmi les hauts fonctionnaires du gouvernement dans la capitale, déployèrent tous leurs efforts en vue d’éloigner le danger qui menaçait leurs coreligionnaires dans toute la Russie et tout spécialement ceux de la ville d’Amtseslav.

On dit que « D.ieu crée le remède avant le mal ». Ainsi, tout en plaçant Ses enfants dans une situation difficile pour des raisons qu’Il connaît mieux que nous, D.ieu ouvre une porte à travers laquelle peut venir le salut. C’est ce qui arriva dans ce cas.

Selon la routine habituelle, toute l’affaire devrait être menée par le ministre de l’Intérieur. C’est lui qui devait la soumettre à l’attention du Tsar. On ne peut vraiment pas dire que le zèle manqua pour que le rapport parvînt aussi vite que possible au ministre, et de lui au Souverain. Pourtant, d’amples informations avaient voyagé plus vite encore, si bien que quand ce dernier reçut son ministre, ce fut pour lui déclarer :

– J’ai déjà eu les détails de la rébellion et j’ai ordonné toutes les mesures nécessaires.

À voir ainsi les choses se passer en dehors de lui, comme s’il n’existait pas, le ministre se sentit gravement offensé ; on se moquait de lui. Il émit ce doute :

– Une rébellion juive ? C’est certainement une exagération !

Mais le Tsar lui donnait ses instructions, il ne pouvait que les exécuter. Il prit cependant son temps, laissa traîner les choses ; cela suffit pour tirer les Juifs de ce mauvais pas.

Ils en appelèrent au prince héritier Alexandre II et à son frère Constantin et leur firent remarquer que l’accusation était fausse. D’autre part, faire état d’une « rébellion » juive ferait rire les rois et les diplomates étrangers en soulignant la peur excessive du Tsar.

Les princes en référèrent à ce dernier qui finit par accepter d’envoyer sur place un enquêteur afin de faire la vérité sur toute cette histoire.

Le Prince Troubestzkoï fut chargé de cette mission. Il discuta d’abord l’affaire avec le ministre ; ce dernier lui conseilla l’indulgence.

Le prince n’eut pas de difficulté à découvrir que toute l’accusation de « rébellion » était inventée de toutes pièces par le commandant de la garnison, et que les fusils prétendument saisis n’étaient que de vieilles armes autrefois utilisées par l’armée : les Juifs n’avaient pu donc les prendre aux soldats et moins encore les mettre hors d’usage.

Quand le Tsar reçut le nouveau rapport, il ordonna de libérer les Juifs d’Amtseslav enrôlés dans l’armée et de clore l’affaire.

Les Juifs d’Amtseslav en éprouvèrent une joie sans bornes pareille à celle qu’avaient ressentie une fois les Juifs de Chouchane. Il fut alors décidé que le jour où cette calamité prit fin serait un jour de fête ; un « petit Pourim » dont on se souvint et qui fut célébré pendant de longues années en signe de gratitude envers D.ieu.