C’était au temps du roi Alphonse XI qui régna sur la Castille il y a six siècles environ, et dont le pouvoir s’étendit jusqu’à Tolède et Séville, Cordoue, Malaga et beaucoup d’autres provinces espagnoles.

Un jour, un Juif de noble lignée, nommé Don Joseph ben Éphraïm Halévi Benveniste, arriva en Castille. Fort cultivé, doué d’une grande sagesse, beau et de manières parfaites, il avait, de surcroît, un talent marqué pour la musique. Tant de mérites unis à tant de vertus ne pouvaient laisser indifférents ceux qui le connurent. Il forçait l’admiration de tous.

Le roi l’invita au palais et fut, lui aussi, conquis. Il ne se passa pas beaucoup de temps avant qu’il ne vît tout l’intérêt qu’iI aurait à en faire son ministre des Finances et son Conseiller intime. Don Joseph devenait ainsi, après le souverain, l’homme le plus puissant d’Espagne. Il possédait un splendide carrosse et s’en servait pour ses déplacements, accompagné d’une suite imposante de chevaliers et de jeunes nobles qui constituaient sa garde personnelle.

Parmi ceux-ci, il y en avait un nommé Gonzalo Martinez, un ambitieux sans scrupules qui ne ménageait aucun effort pour gagner la faveur de son maître. Il fit tant et si bien que Benveniste le nomma à une fonction importante à la Cour. L’habile courtisan ne tarda pas à devenir le favori du roi lui-même. Don joseph ne se doutait pas qu’il réchauffait un serpent dans son sein, et que son protégé retournerait contre lui, au moment opportun, la puissance que lui, Don Joseph, lui avait permis d’acquérir.

Ce dernier n’était pas le seul grand personnage juif de la Cour. Il y en avait un autre ; c’était Samuel Ibn Wakar, médecin du roi et astronome éminent.

L’un et l’autre excitaient fort la jalousie de Gonzalo qui décida un jour de monter un complot pour les perdre. Il fallait à tout prix provoquer leur chute.

Le complot

Avec des protecteurs si haut placés à la Cour, les juifs d’Espagne se sentaient en sécurité ; ils vivaient heureux. Ils mettaient leur foi exclusive en Don Joseph et en Samuel – parce que l’un était ministre des finances et l’autre médecin du roi – oubliant qu’un tel sentiment n’est dû qu’à D.ieu seul, et que s’il y avait des princes et des nobles, ce n’était qu’un effet de la volonté divine.

Des jours sombres se préparaient pour le pays. De l’autre côté du détroit qui séparait l’Espagne de l’Afrique, à quelques kilomètres à peine de distance, les Maures menaçaient d’envahir le royaume. Une guerre inévitable éclata qui vida en peu de temps les caisses du Trésor.

Les difficultés commencèrent. Gonzalo suivait avec attention la situation qui s’aggravait de jour en jour. Il attendait son heure ; elle vint. Les armées espagnoles essuyaient défaite après défaite. Un jour, à la suite de nouveaux revers qui rendaient tout espoir vain, le courtisan dit au souverain :

– Majesté, vous avez grand besoin d’argent. Je peux vous procurer les sommes nécessaires à la poursuite de la guerre contre les Maures.

– Quelle est votre idée ?, demanda le roi d’un ton las. De lourds impôts accablent déjà mes sujets.

Gonzalo ne se perdit pas dans d’inutiles discours. En quelques phrases précises, il dévoila son plan.

– S’il plaît à Votre Majesté de me vendre dix Juifs, je les paierai huit cents livres d’argent I

– Et quels sont ces dix juifs ?, dit le roi.

– Le premier est Joseph Benveniste qui a ruiné le pays et vidé les caisses du Trésor. Le second, Samuel Ibn Wakar dont les mauvais conseils vous ont conduit à cette impasse. Les huit autres sont les plus riches de leur communauté. Dans un moment si critique, leur devoir leur commandait de mettre leur fortune à la disposition de leur souverain, mais ils ne l’ont pas fait.

Et soulignant sa proposition de mensonges habiles et circonstanciés, Gonzalo acheva de discréditer ceux qu’il jalousait et arracha au roi son consentement. Celui-ci, ôtant de son doigt sa bague à cachet, la tendit au courtisan ennemi des Juifs. Le contrat de vente fut rédigé, signé et cacheté. Gonzalo veillait à ce que le marché fût régulier dans sa forme. Et sans tarder, il passa aux actes. Ils furent odieux.

Les mauvais jours

Accusé par ses soins de malversations et de haute trahison, Don joseph fut jeté en prison. Déchu du rang qu’il occupait, tous ses biens furent confisqués. Il traîna quelque temps dans un cachot perdu de Tolède ; sa santé n’y résista pas et, l’accablement moral aidant, il ne tarda pas à mourir. Quand le roi l’apprit, il ordonna qu’on transportât le corps de son ancien favori à Cordoue où on l’inhuma avec de grands honneurs. Il exempta de tous les impôts dus à la couronne la veuve et ses enfants ; mais il ne fit pas obstacle au plan de Gonzalo.

Le second geste de ce dernier fut de faire arrêter Samuel Ibn Wakar et ses deux frères. Suivit aussitôt la confiscation de leurs biens. Samuel, jeté en prison, fut torturé. Il eût pu avoir la vie sauve s’il avait consenti à abjurer sa foi. Il préféra la mort. Son corps fut gardé pendant un an avant d’avoir droit à la sépulture.

Ayant ainsi supprimé les deux grands hommes d’État, Gonzalo devint Premier ministre, le personnage le plus puissant du royaume après le roi. Accusations et menaces commencèrent à s’abattre sur les Juifs les plus en vue du pays. Grâce à quoi Gonzalo leur extorqua de très grosses sommes d’argent. En Castille, comme dans toutes les provinces sur lesquelles régnait Alfonso, la vie de chaque Juif devint précaire ; ils étaient tous à la merci d’un caprice de Gonzalo dont les décisions arbitraires unies à une grande cruauté les glaçaient d’horreur.

Alors, dans le ciel jusque-là plongé dans les ténèbres, l’étoile de Rabbi Moché Abravalia, grand poète doublé d’un écrivain remarquable, se mit à briller. Le roi le prit en amitié. Don Moché en profita pour intercéder en faveur de ses frères que Gonzalo continuait à persécuter avec acharnement. Mais les Maures, dont l’invasion menaçait toujours le royaume, préoccupaient trop le souverain pour qu’il prêtât une oreille attentive aux propos du Rabbin.

Entre temps, un conseil de guerre fut réuni. Gonzalo, Premier ministre et conseiller du roi, requit l’expulsion des Juifs et la confiscation de tous leurs biens au profit de la Couronne. Suivant l’exemple d’Haman, son triste prédécesseur, il accabla ceux qu’il haïssait des accusations les plus mensongères et demanda qu’on n’eût aucune pitié des hommes, des femmes ni des enfants. Avec l’argent ainsi recueilli, le souverain pourrait continuer sa guerre et sauver le royaume.

Le roi ne répondit pas, mais demanda leur avis aux autres conseillers. La plupart soutinrent la requête de Gonzalo ; mais pas tous. Une voix contraire se fit entendre. Le doyen du Conseil parla en faveur des Juifs.

– Ils ont toujours été des sujets loyaux, dit-il. Qui, dans le pays, paie plus d’impôts qu’eux ? Les chasser, c’est tout simplement tuer la poule aux œufs d’or !

Aucune décision ne fut prise. Le mieux était d’attendre le résultat de la bataille prochaine contre les Maures. Il serait toujours temps de s’occuper des Juifs.

Rabbi Moché eut connaissance du grave danger qui menaçait ses frères. Il avertit toutes les communautés israélites et les engagea à se rassembler dans les synagogues afin d’adresser à D.ieu leurs prières et de clamer leur repentance. La nouvelle provoqua la consternation générale. On pleura, on se lamenta. Chaque Juif du royaume jeûna et pria de tout son cœur. Et D.ieu écouta les prières qui montaient si vives, si sincères vers Lui.

Le vent tourne

Pendant ce temps, Gonzalo se lançait avec les troupes royales au-devant des Maures. Après une bataille féroce qui dura un jour entier, ceux-ci essuyèrent une sanglante défaite. Ils fuirent en désordre, laissant sur le terrain dix mille morts, dont leur général en chef.

Fier et triomphant, Gonzalo regagnait la capitale à la tête des armées victorieuses. « Le roi m’écoutera maintenant », songeait-il avec orgueil. « Bientôt il n’y aura plus un juif dans le pays ! » Il eut dominé le monde, que sa joie n’aurait pas été plus débordante. Il jubilait. Mais il ne savait pas qu’il n’avait gravi tous les échelons de la puissance et de la gloire que pour tomber de plus haut, et que sa chute n’en serait que plus spectaculaire.

La nouvelle de la victoire parvint au roi. Pour un temps, il allait être tranquille, Gonzalo l’avait débarrassé de la menace que faisaient peser ses ennemis sur son royaume. Mais ne fallait-il pas maintenant se méfier du trop puissant Gonzalo ? Sur le conseil de Rabbi Moché, il dépêcha un messager. Ordre était donné à Gonzalo de se présenter le plus tôt possible devant son souverain ; l’armée, plus lente, pouvait suivre sous le commandement d’un autre général. Le Premier ministre, soupçonnant quelque revirement défavorable, refusa d’obéir. À la tête d’un régiment d’élite, il occupa une forteresse et s’y enferma, bravant son roi et le défiant d’aller l’en déloger.

Ce dernier donna l’ordre de raser la forteresse et d’écraser la rébellion. Le refuge fut incendié et Gonzalo finit par se rendre.

Le cruel assassin, qui n’avait eu de pitié pour personne, maintenant demandait grâce. Sourd à ses prières, le roi ordonna qu’il fût décapité et qu’on livrât publiquement son cadavre aux flammes.

Ce fur un jour de grande réjouissance pour les nombreux citoyens soucieux de vivre en paix, et surtout pour les Juifs. Gonzalo, dont les efforts visaient à leur anéantissement, venait de connaître une fin tragique.

Ce jour-là – c’était au mois d’Adar –, les Juifs de Castille le désignèrent comme un jour de réjouissance et d’Actions de grâces, qu’ils s’engagèrent à observer chaque année aussi longtemps qu’ils demeureraient dans ce pays. Ils l’appelèrent « Pourim Castille ». Les Juifs d’Espagne le célébrèrent en plus du Pourim que fêtaient tous les Juifs du monde en souvenir de la chute de leur grand ennemi Haman l’Aggagite, quand D.ieu substitua la joie à la désolation et la lumière aux ténèbres.