À Aleksander, en Pologne, tout le monde connaissait et aimait Reb Yera’hmiel, le savant cho’het (abatteur rituel) de Kinov qui avait toujours le sourire aux lèvres. En ‘hassid dévoué, il se rendait souvent à Aleksander pour s’imprégner de la sainteté de son Rabbi, Rabbi Yera’hmiel Israël Its’hak Dancyger (1853-1910). Reb Yera’hmiel occupait une position particulière à la cour du Rabbi, faisant office de « bouffon du roi », chargé d’égayer et d’alléger l’ambiance lors des rassemblements communautaires.
À Pourim, Reb Yera’hmiel était dans son élément, plaisantant, chantant et amusant tout le monde.
Une année, à l’approche de Pourim, deux malheurs frappèrent Reb Yera’hmiel : sa femme décéda et sa fille disparut. Le chagrin accabla le pauvre homme, et il semblait se traîner partout où il allait. Ses amis ‘hassidim l’observaient avec pitié et inquiétude. Malgré leurs meilleurs efforts pour lui redonner courage, il demeurait mélancolique et abattu. Ils se demandaient avec inquiétude s’il participerait à la célébration de Pourim cette année-là. Que serait la fête de Pourim à Aleksander sans les joyeuses facéties de Reb Yera’hmiel ?
Lors de la lecture de la Méguila (le rouleau d’Esther) le soir de Pourim, il n’y eut aucun signe de la présence en ville de Reb Yera’hmiel. Le lendemain matin, peu avant la lecture, il fit son apparition à la synagogue, le visage assombri et les sourcils froncés. D’anciens amis tentèrent d’engager la conversation, mais Reb Yera’hmiel les ignora comme s’il était sourd.
Pour le festin de Pourim, la synagogue du Rabbi débordait de monde. Les ‘hassidim se rassemblèrent autour d’une table magnifiquement dressée, garnie de carafes de vin, de pâtisseries et de fruits. Tendant le cou, tous guettaient l’arrivée du Rabbi. Quand le Rabbi prit place à la tête de la table, la salle s’anima de festivités. Des plateaux de mets, portés à bout de bras par des mains empressées, se frayèrent un chemin à travers l’assemblée, et les bedeaux à la barbe blanche prirent tour à tour la parole pour inviter les convives respectés à boire un peu du vin du Rabbi.
Soudain, le bedeau lança d’une voix forte : « Yera’hmiel Kinover ! »
D’ordinaire, c’était le signal pour Reb Yera’hmiel de s’avancer et de divertir l’assemblée. Mais l’appel resta sans réponse. Yera’hmiel restait adossé au mur, sans entrain, indifférent à l’attention qu’on lui portait.
Lorsque le festin toucha à sa fin, le Rabbi se dirigea vers son bureau, escorté par des disciples du premier cercle. Reb Yera’hmiel suivit de loin et parvint à se faufiler avant que la porte ne soit fermée. Le Rabbi, remarquant ce visiteur inattendu, s’adressa immédiatement à lui.
« Oh, Yera’hmiel, c’est ça que tu appelles la ‘Hassidout et ses leçons ? Est-ce là ce que je t’ai enseigné ? Où est la joie ? »
Un silence s’abattit sur la pièce tandis que Reb Yera’hmiel fit une pause avant de répondre.
« Laissez-moi vous raconter une histoire, commença-t-il, celle de deux Juifs voisins dans un village. L’un était un ‘hassid et l’autre un mitnaged, un opposant au ‘Hassidisme. Depuis fort longtemps, le ‘hassid tentait avec persévérance de convaincre son voisin pour qu’il goûte à la profondeur et à la joie du ‘Hassidisme. Finalement, après de nombreux débats, le ‘hassid réussit, et le mitnaged accepta d’en apprendre davantage sur le ‘Hassidisme. Sans attendre, le ‘hassid entreprit de lui en exposer les fondements, s’attardant particulièrement sur l’importance de la joie. Être joyeux dans l’esprit du ‘Hassidisme, prêchait-il, signifiait maintenir une joie sans équivoque face aux défis de la vie, sans la moindre trace de désespoir.
« Le ‘hassid proposa à son voisin de l’accompagner lors de sa prochaine visite chez son Rabbi, et les deux partirent à pied. Au fur et à mesure que le voyage progressait et que leurs provisions s’épuisaient, leurs ventres commencèrent à crier famine. Tandis que le ‘hassid réussissait à ignorer sa faim, son compagnon ne réussit pas à surmonter ses douleurs et se lamenta du manque de pain.
« “Ne t’inquiète pas, mon ami, fit le ‘Hassid avec bienveillance, nous traverserons un champ, chercherons quelques légumes verts comestibles et retrouverons nos forces.”
« Les deux compagnons se faufilèrent dans un champ voisin et trouvèrent des haricots encore suspendus dans leurs gousses. Affamés, ils ne remarquèrent pas que le propriétaire du champ avait surgi de nulle part, visiblement contrarié par cette intrusion. Sans avertissement, le propriétaire du champ se rua sur le mitnaged et commença à le battre. Sous l’effet de la douleur, l’ancien mitnaged poussa un cri de douleur. Le ‘hassid, toujours dans son rôle d’enseignant, se précipita pour le réprimander.
« “Ne t’ai-je pas dit que le fondement de la vie ‘hassidique est la joie ? Qu’est-ce que c’est que tous ces pleurs ?”
« “C’est vrai, répondit le mitnaged. Mais pas quand on se fait battre comme ça.” »
Sur ces mots, Reb Yera’hmiel conclut son histoire et quitta la chambre du Rabbi, pour y revenir quelques minutes plus tard déguisé en bûcheron polonais. D’une main, il tenait une hache, et de l’autre, une grosse bûche.
« Le Rabbi veut-il regarder le bois sur mes épaules ?, demanda Reb Yera’hmiel, parlant en polonais. J’essaie – de toutes mes forces – de le fendre. J’ai beau frapper sans relâche, mais le bois ne cède pas. Je m’interroge sur la raison de cet échec. Le bois est-il incassable ? La hache manque-t-elle de tranchant ? Ou, peut-être, c’est juste moi, trop paresseux pour faire plus d’efforts ? »
L’expression sévère du Rabbi céda la place à une bienveillance paternelle. Quand le Rabbi répondit, il s’exprima également en polonais. « Tu continues à essayer encore et encore jusqu’à ce qu’il se fende enfin. »
Les paroles du Rabbi lui apportèrent du réconfort. Finalement, il surmonta son chagrin et apprit à retrouver la joie de vivre.
Adapté de Méorane Chel Israel
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