Lorsque Rabbi Chnéour Zalman était encore un jeune étudiant sous la tutelle du célèbre Maguid de Mézeritch, il était pensionnaire dans une maison de la ville appartenant à une veuve. Un jour, le jeune érudit arriva à la maison et trouva sa propriétaire à terre, pleurant de façon hystérique. Son fils unique, sanglotait-elle, avait décidé de se convertir au christianisme et était détenu dans un monastère, dans une pièce verrouillée.
« Ne vous inquiétez pas », la réconforta Rabbi Chnéour Zalman. Il lui assura qu’« avec l’aide de D.ieu, nous ramènerons votre fils ».
Rapporter le sort de cette femme au Maguid serait difficile. Le Maguid s’enfermait dans sa chambre la plus grande partie de la journée pour contempler tranquillement la Torah. Et à l’extérieur de sa porte se tenait son secrétaire, expert à éloigner les gens quand le maître voulait être seul.
« Écoutez-moi, dit Rabbi Chnéour Zalman à la veuve. Demain, vendredi après-midi, quand le secrétaire quittera la porte pour aller prendre son bain d’avant Chabbat, je serai en mesure de vous ouvrir la porte du Maguid. Ne perdez pas une seconde. Courez à l’intérieur et informez le Maguid de votre dilemme. »
Le lendemain, Rabbi Chnéour Zalman profita de l’absence du secrétaire pour ouvrir la porte à la veuve éperdue. À l’intérieur, le Maguid, occupé à ses préparatifs spirituels pour le saint jour du Chabbat, ne s’attendait pas à ce qu’une femme inconnue fasse irruption dans son bureau en sanglotant. Mais la pauvre femme était si brisée qu’elle demeura silencieusement à la porte, incapable d’émettre un seul mot. Ne voyant apparemment par l’utilité de s’interrompre, le Maguid lui fit, d’un geste de la main, le signe de partir. La femme émergea de cette brève audience brisée et amèrement déçue d’elle-même.
Mais Rabbi Chnéour Zalman était convaincu que le Maguid connaissait la misère de la veuve jusque dans les moindres détails. Les justes, après tout, ne sont pas limités aux méthodes d’information conventionnelles.
Après le départ de la veuve, le Maguid ne fit aucune mention d’elle ni du but de sa visite. Mais lorsque le secrétaire revint du bain public, le Maguid ordonna soudain à tous ses élèves d’entrer dans son bureau pour accueillir le Chabbat tous ensemble. Malgré la nature inhabituelle de la demande, le groupe obéit aux paroles du Maguid.
Immédiatement après la prière, le secrétaire s’activa à dresser la table pour le repas du soir. Alors qu’il était habituellement long et parsemé d’enseignements mystiques de la Torah, le repas du Chabbat du Maguid fut pris en hâte, au grand étonnement de ses disciples. La Grâce après les repas fut, elle aussi, récitée rapidement.
Tout ce temps-là, le Maguid était dans une profonde concentration et parlait sur un ton énergique et dynamique qui tranchait avec l’expression douce et teintée d’humilité que ses élèves lui connaissaient. Des idées de la Torah, telles qu’on n’en avait jamais entendu, furent exposées, ses saintes paroles étant parfois entrecoupées de cet appel : « Écoutez, mes frères, la douceur de la Torah. »
De tous les disciples, seul Rabbi Chnéour Zalman connaissait la raison de ce soudain changement de routine. Il sentit qu’à partir du moment où la veuve avait quitté le bureau du Maguid, celui-ci s’occupait à raviver l’âme de son fils.
C’est alors qu’un puissant vent commença à rugir à l’extérieur, soufflant de plus en plus fort. Le visage du Maguid brillait alors comme une torche rougeoyante. Les étudiants entendaient avec une appréhension croissante le vent hurler violemment autour d’eux.
Boum !
Quelque chose heurta l’un des murs de la maison et les disciples, craignant que le toit s’effondre sous la force du vent, sautèrent de leurs chaises. Imperturbable, le Maguid arrêta son discours et se tourna vers son secrétaire : « Attelez rapidement un cheval à un chariot et amenez-le à l’auberge voisine », ordonna-t-il.
Le secrétaire se précipita à l’extérieur et s’arrêta net : allongé par terre devant la maison, le fils de la veuve pleurait doucement. Il ne perdit pas une seconde et emmena le jeune homme à l’auberge.
Après le départ du secrétaire, le comportement sérieux du Maguid, qui s’était prolongé toute la soirée, se transforma soudain en joie, et il termina le discours sur une note euphorique. Le Maguid se retira ensuite dans son bureau et Rabbi Chnéour Zalman se dirigea vers l’auberge, curieux d’apprendre ce qui avait conduit à la libération du fils du deuxième étage du monastère, ce qui semblait pourtant impossible.
Rabbi Chnéour Zalman trouva le jeune homme assis sur le lit à lire la section hebdomadaire de la Torah, de grosses larmes coulant sur son visage.
« Comment t’es-tu échappé ? », lui demanda doucement Rabbi Chnéour Zalman.
Le fils de la veuve interrompit sa lecture et commença son récit.
« Le début de mon évasion a commencé deux heures avant la tombée de la nuit. J’étais allongé sur mon lit dans une petite cellule au deuxième étage du monastère, déterminé à mettre ma décision en œuvre. Aucun argument n’aurait pu me faire changer d’avis. Mais j’ai soudainement ressenti une irrépressible bouffée de désir pour le D.ieu de mon peuple, un besoin urgent de partir de là où j’étais et de rétablir ma connexion avec la foi juive.
« J’ai sauté de mon lit et j’ai couru vers la porte de la cellule, dans l’intention de la défoncer. Mais elle était solide et verrouillée de l’extérieur. Découragé, je me suis effondré sur mon lit pendant environ une demi-heure. Mais les élans d’aspiration et d’amour pour le judaïsme ne cessèrent de s’intensifier jusqu’à ce que je ressente que mes désirs matérialistes s’effondraient. Je me suis dit que c’était sûrement cela que ressent une personne morte : aucune des choses auxquelles je tenais tellement quelques instants auparavant n’avaient plus aucune importance.
« Allongé là dans mon lit, de plus en plus agité, je compris que ce n’était pas de moi-même que j’avais développé cet amour. D.ieu essayait activement de protéger mon âme juive de l’autodestruction.
« De nouveau, je luttai sans succès pour briser la porte. Il n’y avait aucun moyen de sortir. Je me suis effondré en larmes sur le lit, et j’ai commencé à réfléchir. Si D.ieu m’avait permis de ressentir ce sursaut indescriptible d’amour pour Lui, il ne faisait aucun doute qu’Il me viendrait en aide. Je devais continuer d’essayer.
« Je me suis approché de la petite fenêtre de la cellule. Je l’ai poussée et, à mon grand soulagement, elle s’ouvrit. Mais en regardant par-delà l’étroite corniche dans la faible lumière du crépuscule, j’ai vit les dalles loin en dessous. Sauter de cette hauteur allait me briser tous les os, et je savais que même un enterrement juif me serait refusé. Je ne savais pas quoi faire.
« Je me suis motivé plusieurs fois, me dirigeant vers la fenêtre, pour en revenir à chaque fois découragé devant la hauteur de la chute.
« Les ténèbres étaient déjà tombées quand je sentis soudain mes jambes courir d’elles-mêmes à travers la pièce, sauter sur le rebord et me propulser à travers la fenêtre ouverte. J’atterris miraculeusement intact, à part quelques petites douleurs dans mes pieds. Malgré cela, mon exaltation fut de courte durée. Pendant mon bref séjour au monastère, j’avais entendu parler des chiens féroces qui gardaient les lieux. Enchaînés pendant la journée, ils étaient lâchés la nuit sur les terres du monastère. Même si je parvenais à les repousser, leurs aboiements pourraient facilement alerter les prêtres qui me ramèneraient sûrement à l’intérieur, et qui savait ce qu’ils me feraient alors ?
« “D.ieu m’aidera”, pensai-je, et j’avançai sans crainte vers la meute de chiens. Ils se dirigèrent vers moi et m’entourèrent avec excitation, comme s’ils se réunissaient avec l’un de leurs maîtres. Heureusement, ils gardèrent aussi le silence, et je pus franchir prudemment les terres du monastère. Mais alors mon cœur s’arrêta : un imposant mur de pierre me séparait de ma liberté. Haut comme deux hommes et surmonté de pointes acérées, le mur entourait le monastère et sa surface lisse n’offrait aucune prise. Il était impossible de l’escalader.
« En levant de nouveau les yeux, je dis à D.ieu que j’avais tenté tout ce qui était humainement possible pour m’échapper, au péril de ma vie. Maintenant, devant ce mur, il n’y avait rien d’autre que je puisse faire.
« La réponse vint de la manière la plus incroyable. Un puissant vent me souleva immédiatement dans les airs. Je fus emporté par-delà le mur infranchissable, traversant le ciel au-dessus de la campagne, jusqu’à ce que j’atterrisse juste devant la maison du Maguid. »
Faisant preuve d’un zèle et d’une aptitude qu’il n’avait jamais connus auparavant, le jeune homme s’investit dans l’étude de la Torah et dans l’accomplissement de bonnes actions pour le reste de ses jours.
Des années plus tard, quand Rabbi Chnéour Zalman eut ses propres disciples, il raconta souvent cette histoire (faisant remarquer que le revirement du jeune homme s’était produit juste au moment où le Maguid avait commencé sa prière), témoignant de la grandeur du Maguid.
(De Sipourim Noraïm, de Reb Yaakov Kadanir, page 38.)
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