Il y a un avantage dans la terre sur tout le reste, car le roi est sustenté par le champ.

Ecclésiaste 5,8 (selon Ibn Ezra sur le verset)

Eloul, le dernier mois de l’année juive, est un moment de paradoxe – le moment de ce qu’on pourrait appeler des « jours de travail spirituels ».

Le calendrier juif distingue deux sortes de temps : le temps « profane » (‘hol) et le temps « saint » (kodech). Les jours de semaines ordinaires sont des segments de temps « profanes » ; le Chabbat et les fêtes sont des exemples de « temps saint ». En ces jours « saints », nous nous désengageons des préoccupations matérielles de la vie pour nous consacrer aux activités spirituelles que sont l’étude et la prière. Ces jours sont également enrichis de ressources spirituelles particulières (le repos du Chabbat, la liberté à Pessa’h, la crainte de D.ieu à Roch Hachana, etc.), chacun offrant sa qualité propre au Juif dans son voyage à travers le calendrier et la vie.

À cet égard, le mois d’Eloul ressemble aux périodes « saintes » du calendrier. Eloul est un havre dans le temps, une « ville de refuge » qui protège des ravages de la vie matérielle ; un temps pour auditer ses comptes spirituels et faire le bilan de l’année passée ; un temps pour se préparer aux « Jours Solennels » de Roch Hachana et Yom Kippour en se repentant des manquements du passé et en prenant des résolutions pour l’avenir ; un temps pour augmenter dans les domaines de l’étude de la Torah, de la prière et des activités de bienfaisance. Eloul est le moment opportun pour tout cela parce que c’est un mois où D.ieu se tourne vers nous d’une manière plus ouverte et plus compatissante que les autres mois de l’année. Dans la terminologie de la Kabbale, c’est un moment où les « Treize Attributs de Miséricorde » de D.ieu illuminent Sa relation avec nous.

Pourtant, contrairement au Chabbat et aux fêtes, les jours d’Eloul sont des jours ordinaires de travail. Le Chabbat, la Torah nous ordonne de cesser tout travail physiquement constructif (melakha). Les fêtes sont également des jours où la melakha est interdite. Concernant le mois d’Eloul, cependant, il n’y a pas de telles restrictions. Les activités transcendantes d’Eloul se déroulent au cours de nos journées de travail dans le champ, au magasin ou au bureau.

Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi explique le paradoxe d’Eloul à travers la métaphore suivante : le lieu habituel du roi est dans la capitale, à l’intérieur du palais royal. Toute personne souhaitant rencontrer le roi doit emprunter les voies appropriées de la bureaucratie du palais et obtenir l’approbation de toute une série de secrétaires et de ministres. Elle doit se rendre à la capitale et traverser les nombreuses portes, couloirs et antichambres menant à la salle du trône. Sa présentation doit être soigneusement préparée, et elle doit s’astreindre, en présence du roi, à un rigoureux code d’habillement, de discours et de gestuelle.

Il existe toutefois des moments où le roi sort dans les champs à l’extérieur de la ville. À ce moment-là, n’importe qui peut l’approcher ; le roi les reçoit tous avec une expression bienveillante et leur montre un visage rayonnant. Le paysan derrière sa charrue a alors accès au roi d’une manière dont même le ministre du plus haut rang de la cour royale ne bénéficie pas lorsque le roi est dans le palais.

Le mois d’Eloul, dit Rabbi Chnéour Zalman, est le moment où le roi est dans le champ.

Le champ

Le pain est l’aliment principal, qui « sustente le cœur de l’homme ». Il fut une époque où la plupart des gens labouraient, semaient et récoltaient eux-mêmes le blé qui les sustentait, eux et leur famille ; mais même aujourd’hui, alors que seul un petit pourcentage d’entre nous s’occupe de cultiver la terre, nous travaillons tous pour le pain. Chacun travaille dans le champ : dans le champ de blé ou de maïs, ou dans le champ de la banque, de la métallurgie, de la médecine ou de la publicité.

Le champ est justement l’archétype par lequel la loi de la Torah définit le « travail » qui distingue les jours sacrés des jours profanes du calendrier. Le passage Talmudique qui énumère les types de travaux interdits le Chabbat s’énonce ainsi :

Les catégories de travail sont au nombre de quarante-moins-une : semer, labourer, récolter, faire des gerbes, battre, vanner, séparer la paille du grain, moudre, tamiser, pétrir, cuire... (Talmud, Chabbat 73a)

Chacune de ces activités représente une catégorie entière qui comprend de nombreux types de travail. Par exemple, niveler le sol pour faire un court de tennis équivaut à « labourer » ; mélanger du ciment est une forme de « pétrissage » ; trier le linge est inclus dans « séparer la paille du grain ». Mais les archétypes qui dominent la liste des travaux interdits sont les travaux du champ. Dans les termes du Talmud, « l’auteur de la Michna suit le processus de fabrication du pain ».

Pendant onze mois de l’année, nos vies alternent entre le champ et le palais, entre le « processus de fabrication du pain » de la vie matérielle et les moments sublimes dans lesquels nous quittons le champ pour accéder à la présence royale. Au mois d’Eloul, cependant, le roi vient dans le champ.

Que se passe-t-il lorsque le roi vient dans le champ ? Pour comprendre l’essence du mois d’Eloul, il faut d’abord examiner la relation entre le palais et le champ – entre le Chabbat et la semaine de travail, entre les concepts mêmes de « saint » et de « profane ». Sont-ils vraiment aussi éloignés l’un de l’autre que leurs visages très différents le suggèrent ?

Le sanctuaire

Examinons de plus près le « travail du champ » et le « processus de fabrication du pain » qui définit notre vie active durant la semaine.

La Torah choisit une façon assez détournée de nous transmettre les 39 types de travail dont nous devons nous abstenir le Chabbat et les fêtes : elle le fait en reliant les lois du Chabbat à celles du Sanctuaire.

Après la révélation au Sinaï, D.ieu ordonna au peuple d’Israël de construire un « Sanctuaire » pour Lui. Des instructions détaillées furent données à Moïse sur la manière de façonner quinze matériaux (or, argent, cuivre, bois, lin, laine de diverses couleurs et plusieurs types de peaux d’animaux) en « une demeure pour D.ieu dans le monde matériel ».

Dans les chapitres 31 et 35 de l’Exode, le commandement de cesser le travail le Chabbat et les prescriptions de D.ieu relatives à la construction du Sanctuaire se succèdent immédiatement. Le Talmud explique que la Torah juxtapose ces deux lois en apparence indépendantes l’une de l’autre pour nous enseigner que les activités créatives nécessaires à la construction du Sanctuaire sont les mêmes 39 catégories de travail qui nous sont interdites le Chabbat :

Une personne est coupable de transgression du Chabbat seulement si le travail qu’il accomplit a une contrepartie dans l’ouvrage de la fabrication du Sanctuaire : ils ont semé (les herbes pour faire des teintures pour les tapisseries – Rachi) ; toi, aussi, ne sème pas [le Chabbat]. Ils ont récolté [les herbes] ; toi, aussi, ne récolte pas. Ils ont chargé les planches du sol sur les charrettes ; toi, aussi, n’amène pas non plus un objet d’un domaine public dans un domaine privé... (Talmud, ibid., 49b)

Car le travail du Sanctuaire est l’archétype du travail de la vie. Dans les termes du Tanya : « Là est toute la finalité de l’homme, c’est le but de sa création et de la création de tous les mondes, supérieurs et inférieurs : faire une demeure pour D.ieu dans le monde matériel. »

En d’autres termes, le travail qui est interdit le Chabbat et les fêtes – le travail qui définit la différence entre les jours « saints » et « profanes » de nos vies – n’est nullement un travail profane. C’est un travail sacré : le travail de façonner le monde physique en une demeure pour D.ieu. Mais si c’est ainsi, pourquoi les jours où s’effectue ce travail sont-ils considérés comme les jours « profanes » de nos vies ? Et pourquoi les jours où il nous est ordonné de cesser ce travail sont-ils « plus saints » que les jours où ce travail est effectué ?

La tour de guet

En fait, la différence entre les temps « sacrés » et « profanes » de notre vie n’est pas une différence essentielle. Elle est seulement une différence de perspective. Cependant, la réalité de la vie physique est telle que pour parvenir à un changement de perspective, il faut changer l’endroit et la position d’où l’on regarde.

Sous sa superficialité profane, le monde matériel possède une vérité plus profonde qui est son potentiel d’abriter la bonté et la perfection de son Créateur. Le but de notre vie active en semaine est de révéler ce potentiel, de développer le monde matériel en une demeure pour D.ieu. Mais en ces journées de travail dans notre vie, ce potentiel nous est totalement invisible, obscurci qu’il est par le processus même qui sert à le mettre à jour. Notre occupation même avec le matériel nous empêche d’en vivre l’essence spirituelle. Pour ce faire, nous devons nous élever au-dessus de lui.

Un jour « saint » est une élévation, une hauteur dans le terrain du temps, une tour de guet qui s’élève au-dessus de la surface de notre vie active pour contempler la véritable essence de notre monde – l’essence même que nous travaillons à actualiser. (Dans les mots de nos sages, « le Chabbat est un avant-goût du Monde Futur ».) Monter jusqu’à ces « points d’observation » signifie interrompre le travail de notre vie ; mais sans ces regards périodiquement projetés d’un point de vue plus élevé, plus détaché, notre occupation dans le domaine matériel risquerait de nous y enliser. Au lieu de sanctifier le profane, nous pourrions nous retrouver profanés par lui.

C’est pourquoi un jour par semaine, et lors d’occasions spéciales tout au long de l’année, nous cessons notre travail dans « le champ » pour acquérir une perception plus transcendante de nos activités de semaine. Ensuite, lorsque nous retournons au sein des jours dits « profanes » de nos vies, l’expérience du Chabbat ou de la fête persiste et demeure avec nous. Enrichis d’une perception de la véritable nature de notre travail, fortifiés par la vision de ce à quoi notre occupation au sein du matériel aboutira finalement, notre vie active de semaine devient plus axée sur son but et moins susceptible d’être détournée et happée par le profane.

L’exception

Pendant onze mois de l’année, nos vies alternent entre le saint et le profane – entre le travail matériel de la vie et la vision spirituelle de l’objectif de ce travail. Pendant onze mois de l’année, nous devons, à intervalles réguliers, cesser notre travail et nous élever au-dessus de lui pour apercevoir son âme et son but.

L’exception à cette règle est le mois d’Eloul. Car pendant le mois d’Eloul, le roi vient dans le champ.

Le roi est le cœur et l’âme de la nation, l’incarnation de ses objectifs et de ses aspirations. Bien qu’il soit reclus derrière les murs et la bureaucratie du palais, bien qu’il ne puisse être aperçu, si tant est, qu’à travers un voile d’opulence et de majesté, le roi constitue une partie très réelle du champ du fermier. Il est le pourquoi de son labour, la raison de ses semailles, l’objectif de sa récolte. Aucun paysan ne travaille pour le seul travail. Il travaille pour transcender la poussière dont lui et son champ sont formés, pour faire plus de ce qui est. Il travaille pour ses rêves. Il travaille pour son roi.

Ainsi, le roi dans le champ est-il une apparition hors de son élément ? Pas vraiment. Nous ne sommes certes pas habitués à le voir en cet endroit, mais le cœur royal n’est-il pas lui aussi sustenté par le pain ? Certes, son pain est cuit dans le palais, ses ingrédients discrètement livrés à une porte arrière ; le plateau doré sur lequel il est servi n’évoque en rien la rugosité du sol sur lequel il a poussé. Mais ça n’en demeure pas moins la production du champ.

Le roi dans le champ entre en contact avec la source de sa subsistance, avec les fondements de sa souveraineté. Et le champ est visité par sa raison d’être, par sa finalité et son essence ultimes.

Le Chabbat est le moment où le fermier est invité au palais. Le Chabbat, ses habits de paysan sont remplacés par un vêtement d’apparat, son vocabulaire est poli et ses manières sont raffinées, son âme et ses ongles sont nettoyés du résidu de la vie matérielle. Le Chabbat, le fermier est emmené de l’arrière-pays vers la capitale et introduit dans la salle du trône.

Mais Eloul est le moment où le roi vient dans le champ.

Quand le fermier voit le roi dans son champ, continue-t-il à labourer ? Se comporte-t-il comme si c’était un jour ordinaire dans les champs ? Bien sûr que non. Eloul n’est pas un mois d’activité ordinaire. C’est un temps d’étude accrue de la Torah, de prière plus fervente, de plus de générosité et de charité. L’air même est chargé de sainteté. Nous sommes peut-être encore dans le champ, mais le champ est devenu un lieu plus saint.

D’un autre côté, lorsque le fermier voit le roi dans son champ, court-il à la maison pour se laver et se changer ? Se précipite-t-il à la capitale pour y étudier le protocole du palais ? Non, le roi est venu dans le champ pour communiquer avec les producteurs de son pain dans leur propre environnement et selon leurs modalités.

Au mois d’Eloul, l’essence et le but de la vie deviennent beaucoup plus accessibles. Les apparences matérielles de la vie ne dissimulent et ne faussent plus le but, car le roi a émergé du confinement de son palais et se trouve ici, dans le champ. Mais, contrairement aux jours saints de l’année, lors desquels nous sommes soustraits à notre vie active, la rencontre d’Eloul se fait au sein de notre existence physique, dans notre environnement matériel, selon nos modalités de travailleurs.