Si D.ieu est la Cause première, n’est-ce pas Lui qui dirige tout ?

La réponse courte :

D.ieu n’est pas la Cause première. Il est bien au-delà de cela. Il ne crée pas non plus les mondes d’une manière de cause à effet, mais par des sauts ontologiques.

Une réponse un peu plus longue :

Revenons aux classiques. Dans le Livre de la Connaissance, Maïmonide, le géant classique parmi les codificateurs juifs, explique que le libre choix de chaque personne est un principe majeur et le pilier de la Torah et des Mitsvot. « Torah » signifie que D.ieu nous instruit. « Mitsva » signifie qu’Il nous commande. Et ensuite Il récompense et/ou punit et rend la justice avec compassion. Rien de tout cela n’est imaginable sans partir du principe que nous avons la liberté de choix. Maïmonide poursuit en décrivant comment certains d’entre nous pourraient s’interroger ainsi :

Le Saint, béni soit-Il, ne sait-Il pas tout avant que cela se produise ? Sait-il que telle personne sera vertueuse dans sa vie, ou ne le sait-Il pas ? S’Il sait que cette personne sera juste, alors il est impossible qu’elle ne le soit pas. Et si vous me dites qu’Il sait que cette personne sera juste, mais qu’elle peut néanmoins devenir mauvaise – alors vous êtes en train de dire qu’Il n’a pas une connaissance claire de la chose !

Vous reconnaitrez dans cette question – en apparence – la troisième question de notre série. Là, je présentais la réponse classique et simple que de nombreux érudits juifs et non-juifs ont donnée à travers les âges.

Mais Maïmonide ne donne pas cette réponse. À la place, il écrit :

Sache que la réponse à cette question est plus longue que la terre et plus vaste que la mer. Plusieurs principes fondamentaux et de hauts sommets en dépendent, mais tu dois savoir et comprendre ce que je dis là :

Nous avons déjà expliqué dans le second chapitre des Lois sur les Fondements de la Torah que le Saint, béni soit-Il, ne connaît pas par une connaissance qui est extérieure à Lui-même, contrairement à l’homme. Chez nous, nous-mêmes et l’objet de notre connaissance sont deux éléments distincts. Mais pour Lui, que Son nom soit glorifié, Lui et ce qui réside dans Sa connaissance sont Un.

Il n’est pas en le pouvoir de l’homme de saisir pleinement ce concept.

De même que l’homme n’a pas le pouvoir de saisir et de concevoir la véritable réalité du Créateur, comme il est dit : « Car nul homme ne peut Me voir et vivre », ainsi, il n’est pas en le pouvoir de l’homme de saisir et de concevoir la connaissance du Créateur. C’est ce que dit le prophète : « Car Mes pensées ne sont pas vos pensées, et vos voies ne sont pas Mes voies. » Et puisqu’il en est ainsi, nous ne sommes pas en mesure de concevoir comment le Saint, béni soit-Il, connaît toutes les créatures et tous les événements. Nous savons cependant sans aucun doute que les actions de chaque personne sont entre les mains de cette personne. Le Saint, béni soit-Il, ne le force pas et ne décrète pas qu’il agisse ainsi.

Ce n’est pas uniquement par tradition que nous savons cela, mais par des preuves issues de la sagesse. C’est la raison pour laquelle il nous est dit dans la prophétie que l’homme est jugé selon ses actes : a-t-il fait du bien, ou du mal ? Et ceci est le fondement dont dépendent toutes les paroles révélées (c’est-à-dire la Torah et les prophètes ultérieurs).

Il y a ici un mystère sur lequel s’interrogent tous ceux qui étudient ces propos de Maïmonide : pourquoi poser une question si l’on n’a pas de réponse à fournir ? Et d’ailleurs, la réponse à cette question n’est-elle pas simple ? Nous y avons précédemment répondu, avec la réponse donnée par de nombreux philosophes classiques, juifs et autres.

En fait, Maïmonide ne pose pas ici la question n° 3, mais la n° 6. Et il n’est pas en train d’éluder la question, mais de fournir une réponse.

Présenter D.ieu comme une cause primaire est un anthropomorphisme. Comme l’a écrit un philosophe : « D.ieu a fait l’homme à son image, et l’homme lui a rendu la pareille. » La perception et la cognition humaines fonctionnent en considérant chaque chose comme étant le produit d’un précédent état. Nous nous construisons des histoires : d’abord ceci s’est produit et, de ce fait, cela est arrivé, et ainsi de suite. Ces récits sont essentiels à notre survie – sans eux, nous serions désemparés et incapables de réagir à n’importe quelle situation. De nombreux troubles psychologiques découlent d’ailleurs de l’incapacité d’une personne à doter sa réalité de scénarios cohérents. Inversement, le progrès humain est intrinsèquement lié à notre capacité à développer des récits séquentiels et linéaires, que ce soit à travers le développement du langage, des symboles écrits, de la phonétique, des mathématiques, de l’impression, du calcul, etc.

Fondamentalement, l’humanité évolue dans un monde de causes et d’effets. Nous ne pouvons pas imaginer la réalité autrement.

Tel n’est pas le monde du Créateur. Comme l’écrit Maïmonide : « Sa connaissance n’est pas comme notre connaissance. » Notre connaissance est celle de choses qui sont en dehors de nous-mêmes. Dans notre esprit, à l’origine une chose n’était pas, et voilà qu’elle est. Elle est devenue. C’est alors que nous demandons : « D’où est-elle devenue ? » Et nous la relions à la chose qui l’a immédiatement précédée.

Dans notre esprit, il y a une multiplicité de choses dans le monde, et nous avons besoin de les relier ensemble par un lien de causalité.

Dans l’esprit du Créateur, il n’y a qu’un ensemble unique. Certes, Il est conscient de toute chose qui existe. Sa conscience constitue d’ailleurs leur existence même. Tout ce qui existe n’est rien d’autre qu’une manifestation de Sa conscience de cette chose. Mais, dans Sa connaissance, la notion de « cause à effet » est étrangère – parce que ces termes impliquent qu’il y a plus d’une chose. Comment une chose pourrait-elle en entraîner une autre quand la notion d’« autre » est absente ? Comment la conscience de D.ieu peut-elle être la cause de quelque chose, quand il n’existe rien d’autre que Sa conscience ?

Il peut être utile de tenter d’imaginer un aspect essentiel de la création, à savoir le temps, du point de vue de son Créateur. Dans Sa conscience, le temps existe, du fait qu’Il désire qu’il existe. Mais existe-t-il sous la forme d’une séquence unidirectionnelle d’événements ? D.ieu doit-Il attendre que les choses se produisent ? Évidemment pas. Au contraire, comme le Zohar le décrit : « Il voit toutes les choses du début à la fin en un seul regard. » De ce point de vue, que peut signifier l’idée de « cause à effet » ?

En résumé, pour Lui, la notion qu’un événement se produit n’existe pas, puisque tout est présent devant Lui. Il n’y a pas non plus une multiplicité de choses. Pas même une dualité où Lui serait la cause et nous, l’effet. Il n’y a rien d’autre qu’une unité singulière, au sein de laquelle les termes de cause et d’effet n’ont aucun sens.

Dans le langage de la Kabbale, cela est appelé la Lumière Englobante. Dans le Tanya, Rabbi Chnéour Zalman déverrouille le vrai sens de ce terme, affirmant qu’il ne peut signifier englobant dans le sens d’entourer de l’extérieur – car tout est contenu dans, et imprégné de, la lumière englobante. Ce qu’il dit est que la Conscience Supérieure englobe toutes les connaissances comme un tout, au sein duquel toutes les choses se trouvent en un point unique, sans qu’une soit plus élevée et l’autre plus basse, l’une avant et l’autre après.

La Création sans cause

Ceci est la même Conscience Supérieure dont nous avons traité dans la section précédente. Dans l’ordre des choses, elle agit comme la source de tout ce qui existe dans le domaine de la Conscience Inférieure, qui inclut notre monde subjectif. Mais, comme nous le verrons, tout comme il n’y a pas de cause et d’effet dans le domaine de la Conscience Supérieure, de même les mondes créés ne découlent pas de celle-ci d’une manière de cause à effet.

Pourquoi donc la Lumière Englobante ne peut-elle pas être appelée une cause primordiale de la Création ? Parce que quand nous disons que quelque chose est la cause d’un effet, nous voulons dire que l’effet est tapi dans sa cause sous forme de potentiel, attendant de se produire. Mais, dans la lumière englobante, comme nous l’avons expliqué, il n’y a pas de potentiel pour le devenir de quoi que ce soit. La question est alors : s’il en est ainsi, comment les choses viennent-elles à l’existence ?

En fait, cette question n’est qu’une manière parmi d’autres d’arriver à l’énigme qui a préoccupé tant de philosophes et de kabbalistes : comment d’une simple unité parvient-on à ce monde multiforme et fragmenté ?

Ce fut le Ari, Rabbi Its’hak Louria, qui apporta une solution. Il enseigna que, certes, à partir de la Lumière Infinie, il est impossible d’arriver à un monde fini. C’est pourquoi D.ieu mit cette réalité de côté faisant ainsi de la place pour une autre. C’est seulement une fois que ce vide fut créé qu’Il tira un filet de la première réalité au sein de la seconde, à partir duquel il créa un monde. Il appela ce processus tsimtsoum, ce qui signifie à peu près contraction.

En résumé, la réponse du Ari revient à ceci : D.ieu l’a fait, un point c’est tout.

La Création, ainsi, ne se produit pas comme un processus logique de cause à effet. Ce qui existe maintenant n’est pas seulement une émanation inévitable de ce qui existait auparavant. C’est au contraire le produit d’un acte délibéré, provenant d’un endroit qui est totalement imprévisible, au-delà de toute Cause. Comme Rabbi Chnéour Zalman l’écrit :

« Lui qui n’est pas l’effet d’une cause, dont l’existence découle seulement de Son propre Être, Lui seul peut faire exister quelque chose à partir du néant absolu, sans qu’aucune cause l’ait précédé. » (Iguéret HaKodesh chapitre 20)

Qu’est-ce qui a créé D.ieu ? Rien. Il est, c’est tout. Qu’est-ce qui a poussé D.ieu à créer un monde ? Rien. Il l’a fait, c’est tout. C’est le même D.ieu.

En 1905, bien avant que le principe d’incertitude ne rende l’axiome de causalité totalement caduc, Rabbi Chalom Ber de Loubavitch écrivit une description de l’intégralité du processus de création cosmique. Utilisant comme métaphore la créativité au sein de la psyché humaine, il illustra la façon dont chaque étape du parcours allant de la pensée originelle de l’être jusqu’à l’activité terrestre de ce monde est un saut artificiel à partir de ce qui a précédé. Chaque étape est entièrement imprévisible, voire impossible, au sein du domaine qui la précède et la dépasse. Même là où il semble y avoir un ordre de causalité, celui-ci est seulement superficiel. Considérée à un niveau plus profond, chaque étape doit être comprise comme un acte délibéré, sans précédent, provenant d’une conscience originelle qui est bien au-delà de la relation de cause à effet.

Et cela correspond très étroitement à l’expérience humaine. Nous nous surprenons constamment nous-mêmes : d’où m’est venue cette idée ? Pourquoi ai-je réagi de cette façon ? Qui a prononcé ces mots qui sont sortis de ma bouche ? Les psychologues ont démontré que nous sommes plus à même de prédire le comportement des autres que de prédire le nôtre. Dans le domaine de la créativité, y compris celui de la découverte scientifique, le phénomène est encore plus prononcé. Comme Robert Pollack l’écrit :

« Les moments de perspicacité en science ne sont pas reproductibles et leur fréquence n’est modélisée par aucune hypothèse. Comme la découverte scientifique ne peut pas être soumise à l’expérimentation, on peut tout aussi bien en attribuer chaque occurrence à un cadeau d’une source inconnaissable. Les bonnes idées émergent dans l’esprit d’un scientifique comme des dons de l’inconnaissable. Elles ne sont pas, comme le montrent les données, les simples trophées d’une lutte avec l’inconnu. » (Pollack, Robert, 2000, The Faith of Biology and the Biology of Faith, Columbia Press, page 15).

Ainsi la psyché humaine est-elle, après tout, à l’image de D.ieu. C’est-à-dire, comme tant de commentaires l’expliquent, à l’image qu’Il a employée pour créer le ciel et la terre : un paradigme de sauts sans causes préalables et de liens intraçables, provenant de ce qui peut seulement être décrit comme l’Inconnaissable. Cet Inconnaissable est l’essence de ce que le Juif adore comme D.ieu.

L’Inconnaissable insuffle en chacun de nous le souffle de la vie et, avec la puissance de ce souffle, nous choisissons la vie.

Conclusion :

Ai-je répondu à toutes les questions ? J’espère bien que non. Ce serait un monde plutôt terne si je pouvais le faire. En fait, si vous avez lu cela avec quelque concentration mentale, vous devriez avoir cent fois plus de questions que quand vous avez commencé.

J’espère que les explications que je vous ai présentées ci-dessus à partir des œuvres de nos rabbins ont démontré que l’idée du libre arbitre et du monothéisme absolu n’est pas une absurdité, bien qu’elle ne soit pas entièrement pénétrable.

Si il y a une notion à gagner de tout cela, c’est la plus pratique : que nous sommes tous propriétaires de notre destin.

« Comme tu peux le voir, J’ai mis devant toi en ce jour la vie et le bien, la mort et le mal... alors choisis la vie ! » (Deutéronome 30).