Un jour, le saint Rabbi Elimélekh de Lizensk, assis à sa table de travail, enseignait à ses disciples et ‘hassidim qui l’entouraient quand, tout à coup, la porte de la salle s’ouvrit avec fracas et deux pauvres hères parurent. En guenilles, couverts de poussière, hâves et les traits tirés, ils portaient les signes manifestes de l’infortune. Ils demeurèrent debout à la porte, fixant le Rabbi avec des yeux qui exprimaient une intense supplication.
Plein de sympathie, le Rabbi les regarda à son tour et murmura : « Pauvres êtres, et si nus... Quel malheur ! Je n’ai jamais vu de ma vie des hommes aussi nus. »
Cette phrase sibylline surprit les ‘hassidim. Ils se demandèrent se que le Rabbi voulait dire. Les deux miséreux portaient, il est vrai, des haillons, mais ils n’étaient pas nus.
Comme s’il répondait à leur pensée, le saint Rabbi poursuivit : « Un Juif a un corps et une âme. Le corps a besoin de vêtements et de nourriture ; l’âme aussi a besoin d’être vêtue et nourrie. Quels sont les “vêtements” de l’âme ? Ce sont les mitsvot et les bonnes actions que le Juif accomplit ; elles sont faites “sur mesure”, protègent l’âme et entretiennent la chaleur qui lui est nécessaire pour s’épanouir... Quelle est maintenant la “nourriture” de l’âme ? C’est la Torah qu’apprend le Juif ; elle soutient en effet son âme et l’entretient dans la santé et la force. Mais ces deux hommes sont si nus, si affamés !... Ni Torah, ni mitsvot... Que tout cela est terrible ! »
Soudain, les deux pauvres hères, n’y tenant plus, s’écrièrent : « Ô saint Rabbi, aidez-nous ! Aidez-nous ! »
Puis, tour à tour, l’un relayant l’autre, ils se mirent à raconter l’histoire la plus lamentable qui fût – la leur. Ils n’éprouvaient aucune gêne à parler en présence d’une si nombreuse assemblée ; au contraire, on eût dit qu’ils souhaitaient que le plus grand nombre apprissent leur malheur, afin que cela leur servît de leçon et les gardât de tomber à l’avenir dans les mêmes graves erreurs qu’eux. Et voici le récit qu’ils furent :
Une petite hutte
– Saint Rabbi, vous nous voyez maintenant en guenilles ; mais il n’en a pas été toujours ainsi. Nous avons connu la grande richesse quand, dans la ville de Zlotchov, nous possédions en commun une maison de commerce importante et prospère. Nous nous étions assuré les services d’un comptable, un Juif, qui avait la crainte de D.ieu. Il faut bien l’avouer, il n’était pas très largement rétribué chez nous, mais ce qu’il gagnait lui suffisait pour mener avec sa famille une vie modeste. Il logeait dans une petite hutte adossée à la vaste maison de briques qui était la nôtre et qui possédait un jardin. Hutte et jardin étaient contigus.
Un jour, nous décidâmes d’agrandir notre jardin. L’idée nous était venue d’y planter de nouveaux parterres de fleurs. Mais pour réaliser ce projet, il fallait sacrifier la cabane. D’ailleurs, l’état de délabrement où elle se trouvait faisait d’elle plus qu’autre chose une offense au regard. Nous en offrîmes au comptable un bon prix. Il refusa. Nous allâmes jusqu’à doubler notre offre. Le comptable ne céda pas. Des raisons sentimentales l’attachaient à cette pauvre hutte ; il l’avait héritée de son père, il y tenait ; tant qu’elle tiendrait debout et pourrait l’abriter, lui et sa famille, il entendait la garder.
Cet entêtement excita le nôtre. Le comptable n’était pas sensible à nos efforts, eh bien nous aurions recours aux grands moyens ! Nous lui fîmes savoir sans tarder que s’il persistait dans son refus, il perdrait tout simplement son emploi chez nous. C’était le priver de son gagne-pain. Il haussa néanmoins les épaules.
Une telle résistance nous humiliait. Piqués au vif, nous mîmes à exécution notre menace, et sans autre préavis, nous lui donnâmes congé. Il avait quelques économies ; il y ajouta le peu d’argent qu’il réussit à emprunter et, avec le tout, il ouvrit à son compte un petit commerce. Nous n’en fûmes pas impressionnés, nous étions résolus à le conduire à la ruine. Nous ne reculâmes devant aucun moyen. Nous vendîmes à perte les mêmes marchandises que lui. Notre concurrence le mit à très rude épreuve. Il finit par se trouver dans des difficultés telles qu’il fut bientôt contraint de fermer boutique après avoir perdu toutes ses économies. Alors, ses amis vinrent intercéder en sa faveur : nous étions plus puissants que lui, ils nous engageaient à avoir un bon geste et à restituer au comptable son gagne-pain. Ils insistèrent, mais rien n’y fit. Nous répondîmes que nous lui rendrions sa place chez nous à une seule condition : qu’il renonçât à sa hutte et acceptât de la vendre.
Réduit à merci, le pauvre comptable n’eut pas le choix. Allait-il laisser sa femme et ses enfants mourir de faim ? Il consentit à la vente. Nous préparâmes un contrat. Conformément aux habitudes, il devait faire précéder sa signature par la formule d’usage : « Je signe de ma main et appose mon cachet sans contrainte. » Le comptable signa et nous remit le contrat. Mais nous ne nous aperçûmes pas qu’il y avait écrit – soit de propos délibéré, soit en raison du trouble où sa grande détresse le mettait – « Je signe de ma main et appose mon cachet sous contrainte. »
Un contrat nul
Nous lui donnâmes un mois de délai pour quitter la hutte. Mais le coup dut être très dur pour lui, car avant que le mois ne fût écoulé, il mourut.
Après les funérailles, nous avertîmes la veuve qu’elle aurait à déguerpir avant l’expiration du délai fixé par le contrat. Les parents du défunt, qui étaient venus réconforter la veuve et les orphelins, chassèrent notre messager après lui avoir déclaré avec force que personne ne quitterait la cabane avant que l’ordre n’en ait été donné par le Beth-Din même.
Les sept jours de deuil s’écoulèrent. Nous requîmes du rabbin, le saint Rabbi Ye’hiel Michel de Zlotchov, un Din Torah (un jugement rabbinique). À l’audience, nous produisîmes le contrat de vente afin de faire la preuve que nous étions légalement les seuls propriétaires de la hutte. Le rabbin y jeta un coup d’œil, puis, nous montrant la signature du comptable : « Cette vente n’était pas légale, dit-il durement, et il déchira le document. Si D.ieu était dans vos cœurs, conclut-il, non seulement vous cesseriez de harceler cette pauvre veuve, mais de plus vous assureriez votre aide et à elle et aux orphelins, car vous n’êtes pas peu responsables de leur malheur ! »
Le comportement du Rabbi nous irrita fort. Loin de nous désarmer, il nous durcit. S’il en était ainsi, nous lui montrerions qu’il ne pouvait impunément traiter de la sorte les deux Juifs les plus riches de la ville !
Nous avions des rapports d’affaires très suivis avec le noble polonais à qui appartenaient la plus grande partie de la ville et de la campagne environnante. Plusieurs familles juives vivaient sur ses terres et exploitaient comme locataires ses moulins, ses auberges, ses fermes et ses forêts. Quand, peu de temps après, nous eûmes l’occasion de le voir, il nous parla de ses déboires comme propriétaire et se plaignit des loyers trop bas. Les augmenter était impossible, car s’il le faisait, ses locataires juifs le quitteraient, ce qui serait un rude coup pour ses revenus. L’occasion était bonne, nous la saisîmes. « Rien d’étonnant à cela, dîmes-nous, le Rabbi de Zlotchov a interdit aux Juifs de se faire concurrence en proposant des loyers plus élevés. N’était cette immixtion, vos revenus auraient maintenant plus que doublé. »
Le noble réfléchit. Le responsable était donc le Rabbi ! Il en conçut une grande colère. « Je lui apprendrai à se mêler de ce qui ne le regarde pas ! », fit-il d’un ton menaçant. Il dépêcha des gardes armés avec l’ordre de ramener le Rabbi dans les chaînes. Quand ceux-ci pénétrèrent dans le cabinet de travail du saint homme et le virent en prières enveloppé de son talith et revêtu des téfilines, ils furent saisis d’effroi et se sentirent incapables d’exécuter l’ordre qui leur avait été donné. Ils revinrent bredouilles au château. Pendant ce temps, il y avait grand branle-bas dans la ville. Le bruit avait couru qu’un grave danger menaçait le saint Rabbi. On se rendit en hâte chez lui. Il apaisa ses visiteurs puis, accompagné de son chamach (bedeau), il prit le chemin du château.
Mille excuses !
Dans la vaste salle, un grand nombre de nobles et de princes s’adonnaient à de bruyantes libations. L’atmosphère était à la joie, des musiciens jouaient sur leurs instruments et le vin coulait à flots. On n’entendait que la clameur générale qu’entrecoupaient les éclats de rire. Soudain les musiciens s’arrêtèrent de jouer, les conversations et les rires s’interrompirent et les valets, qui s’affairaient, demeurèrent cloués sur place. Un étrange silence tomba sur l’assistance à mesure que les regards se portaient sur le visiteur inattendu. Un frémissement parcourut comme une vague toute la salle. Le saint Rabbi se dirigea vers le maître de céans et lui dit : « Vous désiriez me voir ? »
Le noble se confondit aussitôt en d’abondantes excuses : « Pardonnez-moi, saint Rabbi, de vous déranger, dit-il. Je n’aurais jamais songé à le faire, n’étaient ces deux méchants Juifs... Vous pouvez compter sur moi, ils ne perdent rien à attendre pour vous avoir si bassement calomnié. »
Le Rabbi exhorta son interlocuteur à ne pas faire de mal à ces deux Juifs, ni à aucun autre. Puis il prit congé.
Depuis ce jour, conclurent les deux mendiants, les choses se gâtèrent pour nous. Chaque affaire que nous entreprenions tournait mal et nous perdions beaucoup d’argent. Au bout de quelque temps, il ne nous en resta plus. De riches que nous étions, nous devînmes si pauvres que nous fûmes réduits à demander l’aumône... Aidez-nous, saint Rabbi, aidez-nous !
Les deux mendiants pleuraient à chaudes larmes. Il y eut un moment de silence que rompaient seulement les sanglots des deux infortunés. Le saint Rabbi Elimélekh avait fermé les yeux et réfléchissait profondément. Quand il les rouvrit, son regard était plein de douceur et d’amitié. Il dit aux deux hommes : « Vous avez été assez punis pour vos péchés. Le fait de les avoir confessés publiquement montre que votre repentance est sincère. Asseyez-vous maintenant et joignez-vous à nous... »
Quand les deux pauvres quittèrent la maison du Rabbi, ils se sentaient réconfortés et pleins d’un courage renouvelé. Le Rabbi leur avait prêté un peu d’argent afin qu’ils pussent ouvrir un nouveau commerce. Ils avaient fait le vœu de retrouver à tout prix la pauvre veuve et ses orphelins et d’en prendre soin aussi longtemps qu’ils vivraient. Ils n’étaient plus ni nus ni affamés, car leurs âmes baignaient désormais dans une chaleur si douce qu’ils n’en avaient jamais éprouvée de pareille.
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