Un matin du mois d’Eloul, au point du jour, le saint Rabbi Lévi Yits’hak de Berditchev faisait comme d’habitude ses prières. Mais peu de temps après, ses disciples furent surpris de constater qu’il les avait achevées plus vite que de coutume. Avant qu’ils n’aient pu donner libre cours à leur étonnement, le maître appela quelques-uns d’entre eux, les informa qu’il devait se rendre sur-le-champ à un certain village, et qu’il les emmenait avec lui.
En ce temps-là, il n’y avait ni avions, ni autos, et pas même de trains. Aussi, le saint homme les demanda-t-il d’aller chercher une voiture à cheval. Quand elle fut là, le Rabbi et son petit groupe y prirent place. Le cocher fouetta ses chevaux, et la voiture partit. La route sur laquelle s’engagea le conducteur sur les indications du Rabbi n’était pas connue des disciples, ce qui les intrigua fort. Ils s’abstinrent, toutefois, de poser des questions à leur maître.
La voiture roula ainsi quelques heures jusqu’à ce qu’elle eut atteint une épaisse forêt. Le Rabbi demanda alors au cocher de dételer les chevaux, de leur donner à manger et de les laisser se reposer. Ceci dit, il s’enfonça dans la forêt d’où montèrent bientôt des sons très mélodieux. C’était le saint Rabbi qui chantait. Guidés par sa voix douce et si prenante, les disciples s’approchèrent. Leur maître récitait les Tehilim (Psaumes). Soucieux de ne pas troubler sa solitude, ils demeurèrent à distance.
L’absence du Rabbi dura environ deux heures. Quand il reparut, il dit au cocher d’atteler à nouveau les chevaux. Et le groupe repartit. « La mission dont le maître est chargé doit être très importante », pensaient les disciples. Un signe non négligeable les avait mis sur cette voie : ce n’était pas un jour de jeûne, pourtant le Rabbi n’avait rien mangé de toute la journée.
À un moment, un tournant de la route découvrit aux voyageurs les toits de quelques maisons. Rabbi Lévi Yits’hak en indiqua une au cocher et lui dit de s’arrêter. Ils y célébreraient l’office de min’hah.
La voiture ne s’était pas encore immobilisée tout à fait quand les voyageurs virent apparaître soudain un homme qui jaillit de la maison, se précipitait sur eux en leur criant de « décamper ». Tout le monde, excepté le Rabbi, était frappé de stupeur.
À peine les voyageurs avaient-ils eu le temps de jeter un coup d’oeil sur cette maison qui leur parut magnifique, que déjà toute leur attention se fixait sur l’énergumène qui ne pouvait être que le maître des lieux. Il était grand et fort ; apparemment un militaire, sans doute un général. Le menton soigneusement rasé, et des moustaches noires dont le frémissement témoignait de la colère qui l’agitait. La tête découverte montrait des cheveux bouclés. Il avait le visage congestionné et les yeux injectés. On pouvait le dire, l’homme n’était pas beau à voir. Au surplus, comme si son attitude menaçante n’éclairait pas suffisamment sur ses intentions, il brandissait un revolver qu’il venait de tirer de son ceinturon. Et pour compléter ce que cette apparition subite avait de terrible, un énorme chien noir aux crocs redoutables, qui avait bondi de la maison en même temps que son maître, donnait déjà l’assaut à la voiture en aboyant furieusement.
De saisissement, les disciples et le cocher restaient cloués sur place. Seul le Rabbi de Berditchev, gardant tout son sang-froid, se levait calmement de son siège, se préparant à quitter la voiture. Cela eut le don de rendre encore plus furieux le militaire. Interprétant ce geste comme une provocation intolérable, il dirigea son arme vers le saint homme et tira presque à bout portant. Un petit déclic se fit entendre... et ce fut tout. Qu’était-ce donc qui n’allait pas ? L’homme essayait de comprendre sans y parvenir. Il examina son revolver, et n’y trouva rien d’insolite ; l’arme fonctionnait parfaitement. Il visa de nouveau, résolu à ne pas manquer cette fois sa cible. Mais la Providence Divine en avait décidé autrement, car à ce moment même le grand chien noir, se précipitant sur le Rabbi, s’interposa entre lui et la balle. Mal lui en prit. Atteint en plein cœur, l’animal tomba raide mort. Non seulement le saint Rabbi fut épargné, mais aussi un de ses disciples qui, conscient du double danger que faisaient courir à son maître la bête déchaînée et l’arme pointée vers lui, s’était jeté en avant afin de le protéger de son propre corps. Tout cela dura le temps d’un éclair.
Le militaire irascible n’était pas seulement le propriétaire de la maison ; il possédait aussi l’immense domaine qui l’entourait. C’était le « puissant » de la région. Mais ce puissant était réduit en la circonstance à une impuissance lamentable. Et il ne pouvait que le constater. Sa colère tombée avait fait place à la stupeur. Ce qui se passait autour de lui était étrange et si inattendu !
Un homme transformé
Aussi quand l’un des disciples alla vers lui et lui expliqua que son maître n’était autre que le célèbre et saint Rabbi Lévi Yits’hak de Berditchev, et qu’il désirait pénétrer dans la maison pour faire sa prière de min’hah, le militaire ne put qu’approuver stupidement de la tête. Puis, recouvrant un peu de lucidité, il montra le chemin au groupe en se dirigeant d’un pas de somnambule vers la porte.
Déjà la nouvelle se répandait de l’arrivée du Rabbi chez le riche propriétaire terrien. Beaucoup de Juifs des fermes avoisinantes se hâtaient d’aller présenter leurs respects au saint homme. Vêtus de leurs plus beaux habits, ils arrivèrent et furent reçus chaleureusement par le maître de céans en personne. Qu’était-il donc arrivé à ce dernier ? Il avait changé en si peu de temps ! Son arrogance avait disparu, et avec elle les éclairs féroces que lançaient ses yeux. Un bon sourire amical transformait son visage. Quels que fussent les visiteurs, ils étaient introduits dans la grande salle où on leur servait à volonté des boissons et les mets les plus fins. Par un surcroît de délicatesse, l’hôte avait veillé à ce qu’on n’offrît que ce que les Juifs sont autorisés à consommer.
Tout le monde mangea et but, puis dit ses Actions de grâces. Après quoi Rabbi Lévi Yits’hak annonça que c’était l’heure de maariv (prière du soir). Tous les Juifs se levèrent et le Rabbi assuma lui-même la fonction de ‘hazane.
Nombreux étaient parmi ces derniers qui ne connaissaient le Rabbi de Berditchev que par ouï-dire. Ils n’avaient pas eu l’honneur de le rencontrer auparavant. Maintenant, il se tenait là devant eux, et il priait avec tant de ferveur et une dévotion si profonde qu’ils se mirent à prier comme ils ne l’avaient jamais fait.
Le puissant propriétaire offrait, lui, un spectacle vraiment étrange. Il était là comme sous l’effet d’un enchantement. Un regard émerveillé illuminait ses traits, tandis qu’il écoutait la voix douce et mélodieuse du Rabbi. Les prières de maariv tiraient à leur fin quand on l’entendit soudain pousser un cri qui fit sursauter l’assemblée. L’instant d’après, le corps secoué de sanglots, il courut hors de la pièce en couvrant son visage de ses mains.
Rabbi Lévi Yits’hak ne manifesta aucune surprise. Ses disciples commençaient à se rendre compte que le seul but du voyage était cet homme qu’ils soupçonnaient d’avoir été juif un jour, et que leur maître était spécialement venu voir.
Le Rabbi s’était retiré dans la chambre qui lui avait été réservée. Les disciples s’assirent en rond et se mirent à discuter de différents points de l’étude de la Torah avec les Juifs venus du voisinage. À un moment, le maître de céans parut devant eux. Ses yeux rougis témoignaient des larmes abondantes qu’il venait de verser, et son regard était plein de gravité. Il s’approcha lentement du groupe et d’une voix étouffée par étouffée parla en un yiddish entrecoupé de mots polonais :
– Mes chers amis, dit-il, je ne sais vraiment pas par quoi commencer. De grâce, soyez patients et que ma vue ne vous inspire plus aucune crainte. Je sais que j’ai eu une mauvaise réputation parmi les Juifs ; je sais aussi qu’elle était bien méritée. Je voudrais pouvoir vous dire combien je regrette mes odieux agissements à l’encontre des pauvres Juifs sans défense. Puisse D.ieu me pardonner ! J’ai certainement dû perdre la raison, car – le croirez-vous ? – je suis moi-même né juif. Accordez-moi votre bienveillance, continua-t-il, tandis que certains parmi les présents le regardaient avec stupéfaction. Essayez de comprendre les circonstances particulières qui m’ont amené non seulement à oublier que j’étais juif, mais aussi, hélas, à devenir plus tard même un antisémite.
Enfin une vie de juif
– Quand j’étais tout jeune, je m’engageai dans l’armée. Le zèle que je montrai me valut un avancement rapide ; de grade en grade, je parvins à être nommé officier de la garde personnelle du roi. J’avais jugé opportun de ne révéler à personne que j’étais israélite. Aussi mes collègues me prenaient-ils pour l’un des leurs. Je finis par en être persuadé moi-même, si bien que lorsque les autres officiers se moquaient des Juifs, je faisais chorus, ne doutant pas que c’était faire preuve d’une grande intelligence que d’adopter une telle attitude. Et même quand mes camarades passaient aux actes, je n’hésitais pas, j’étais à leurs côtés. Mes frères, mes frères juifs ! cria-t-il soudain, aidez-moi à revenir au judaïsme ! Je veux vivre à nouveau comme un Juif ; quel qu’en soit le prix, tout ce que vous m’ordonnerez, je m’y soumettrai. D’avoir entendu le Rabbi de Berditchev m’a ouvert les yeux. Je sens de toutes mes fibres que je suis des vôtres. Je vous en supplie, croyez-moi et montrez-moi le chemin.
Les disciples conduisirent le riche propriétaire dans la chambre de Rabbi Lévi Yits’hak, puis ils se retirèrent, les laissant seuls.
Ce ne fut que plusieurs heures après que le Rabbi parut et donna ses instructions au cocher afin qu’il préparât la voiture qui devait les ramener à Berditchev.
L’homme ne tarda pas à vendre ses propriétés et ses terres et, sans en souffler mot à ses amis et voisins, il disparut. Rabbi Lévi Yits’hak et ses disciples eussent pu toutefois leur apprendre, s’ils l’avaient désiré, que le puissant propriétaire consacrait désormais tout son temps à apprendre à redevenir un bon Juif ayant la crainte de D.ieu, et que déjà il faisait la fierté de ses frères juifs.
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