Un jour Barou’h qui aimait sortir de la ville pour admirer l’œuvre de Dieu – la nature – alla faire une longue promenade dans la campagne. Il s’assit sur un tronc d’arbre et fut bientôt perdu dans ses pensées. Il se reporta en esprit à la conversation qu’il avait eue avec son beau-frère, le savant Rabbi Joseph-Isaac, avant son départ de Vitebsk. C’était par une journée chaude et ensoleillée de printemps (au début de Nissan). Après le rude hiver qui venait de s’écouler, c’était une vraie joie de s’asseoir à la chaleur du soleil. Barou’h rentrait chez lui après son travail quand, marchant à travers le parc, il vit son beau-frère assis sur un banc. Barou’h le rejoignit et une discussion intéressante naquit entre eux.
Barou’h avait fait une remarque sur les propriétés salutaires du soleil, ce qui amena son beau-frère à soulever la question de savoir s’il était juste ou non de profiter de quelque chose qui avait été l’objet de l’adoration des idolâtres. Il tirait ses arguments du traité « Avodah-Zarah » montrant qu’il est permis de profiter d’une chose non créée par l’homme ou d’en obtenir du plaisir, même si cette chose a été utilisée par les idolâtres comme objet de leur culte.
Il cita d’autres passages de « Pessa’him » pour montrer comment il est possible de conclure que ce bienfait devrait être interdit. Puis il répondit lui-même à cette apparente contradiction en disant :
– Mais la réponse évidente à un tel argument est que lorsque l’objet de l’adoration (comme c’est le cas pour le soleil qui fut créé par le Tout-Puissant durant les six jours de la création) existait avant que les adorateurs ne le choisissent pour leur dieu, alors il n’est pas défendu d’en profiter. Dieu avait créé le soleil pour le bien de l’humanité. Il lui avait donné le pouvoir de répandre la lumière, de donner aux plantes la force de croître et, à la terre, la possibilité de produire la nourriture des créatures de Dieu. Le soleil avait également des propriétés salutaires qui pouvaient guérir de nombreuses maladies. Le fait que les « adorateurs du soleil » vinrent après et déifièrent le soleil n’est pas une raison pour que nous nous abstenions des joies que le soleil dispense à l’homme.
Barou’h se rappelait combien il avait été impressionné à l’époque par la philosophie de son beau-frère instruit. Mais maintenant qu’il était revenu à Yanovitch et ses révélations de tout ce que Zalman-’Haïm avait accompli pour l’élévation morale et matérielle de ses habitants, il semblait à Barou’h que les discussions savantes étaient pratiquement insignifiantes en comparaison de l’œuvre sociale d’un Juif tel que Zalman-’Haïm, qui avait compris les réalités de la vie et avait affronté avec une telle bienveillance et une telle efficacité les problèmes quotidiens des autres.
Durant son bref séjour à Yanovitch, Barou’h cultiva l’amitié d’Abraham-Isaac, le troisième gendre de Mardochée le meunier. Abraham-Isaac était entièrement sous l’influence de Zalman-’Haïm dans sa façon de voir la vie et dans ses activités. Il suivait ses traces en instruisant les simples travailleurs et en consacrant son temps à leur service.
Barou’h étudiait les visages des élèves assis autour de la table durant le chiour d’Abraham-Isaac. Il y avait des vieillards, des hommes plus jeunes et même des adolescents.
Tous écoutaient le chiour avec un intérêt et un plaisir évidents. Abraham-Isaac avait le pouvoir d’expliquer et le don de capter et de maintenir l’attention de ses auditeurs.
À son grand étonnement, Barou’h vit que l’un des élèves n’était autre que le jeune ‘Haïm, fils de Siméon le marchand de farine. Barou’h se le rappelait tel qu’il avait été trois ans plus tôt. C’était une véritable « brebis galeuse », une vraie calamité. Il était capable de tous les tours et, pendant la période où il travailla pour son père, portant des sacs de farine aux boulangers, ‘Haïm le tourmentait à chaque occasion. Et maintenant – Barou’h pouvait à peine en croire ses yeux – ‘Haïm était là, écoutant avec autant d’attention que les autres, tandis qu’Abraham-Isaac poursuivait son chiour. Ses auditeurs étaient si touchés par les légendes qu’il leur racontait, qu’ils en parlaient à leurs amis et tous étaient inspirés par leurs enseignements et leur influence.
Un jour Barou’h écouta tandis qu’Abraham-Isaac contait à sa « classe » l’histoire de Rabbi Akiba ; disant comment il avait été un simple et humble berger sans instruction et en fait ennemi des savants. Puis il parla du « changement de son cœur » alors que c’était déjà un homme mûr et de la façon dont il se tourna vers la Torah et l’aima tellement qu’il l’étudia au point de devenir l’un des plus grands et des plus fameux personnages de l’histoire juive.
Abraham-Isaac faisait ce récit avec un enthousiasme exceptionnel, désirant évidemment que son auditoire en saisisse la morale ; c’est-à-dire que, quelque tard qu’il commence son instruction, chaque Juif devrait être encouragé par le glorieux exemple de Rabbi Akiba.
Abraham-Isaac disait toujours que les savants avaient un devoir absolu envers les gens simples, et il mettait vraiment en pratique ce qu’il prêchait, car il prenait chaque occasion de les mettre sous sa protection et de veiller sur eux de la manière qu’il avait apprise du chamach Zalman-’Haïm.
Barou’h eut l’occasion de noter que, malgré l’étendue de l’influence bénéfique laissée à Yanovitch par Zalman-’Haïm, il subsistait quelque peu de l’ancien esprit parmi les savants, qui dédaignaient les ignorants au point de les traiter par le mépris et le ridicule. Un tel exemple fut le suivant :
Cela se passa un lundi au moment de la lecture de la Torah. Chlomoh le boulanger, ou Chlomoh de Vitebsk comme on l’appelait parfois, se précipita au Beth-Hamidrache et commença immédiatement à davénenn tout seul, car le « minyane » était très en avance sur lui.
Chlomoh était un homme simple, mais un Juif craignant Dieu, sincère dans chacune de ses actions et certainement dans ses prières.
Le chamach n’avait pas remarqué que Chlomoh était en train de davénenn indépendamment et qu’il en était à un point où l’on ne devait pas l’interrompre, et il l’appela à la Torah. Chlomoh monta à la Torah, après quoi il retourna à sa place et continua la prière au point où il en était resté.
Quand certains des fidèles qui étaient là le virent prendre ses tsitsith et réciter le Chéma, ils réalisèrent qu’il s’était arrêté à un endroit impropre et décidèrent de s’amuser à ses dépens.
Dès la fin de l’office, ils s’assemblèrent autour de l’innocent Chlomoh sans méfiance, le couvrant d’insultes et le confondant pour son ignorance révoltante.
– Honte à toi, ignorant ! Ne sais-tu pas qu’il est interdit d’interrompre le Chéma ? Ainsi, au lieu de rendre hommage à la Torah, tu l’as profanée.
Chlomoh était humilié.
Il avait dû commettre un terrible crime en effet pour que, même le grand savant et la personnalité notoire de Yanovitch, Jacob-Isaac, se joigne à ceux qui se moquaient de lui et faisaient des gorges chaudes de son ignorance. Le pauvre Chlomoh était en larmes. Il se mit à supplier Jacob-Isaac de lui indiquer le moyen de réparer son grand péché quelque involontaire qu’il ait été. Rien ne lui serait trop dur ou trop pénible si seulement cela pouvait effacer son offense contre la Torah.
– Ne réalisez-vous pas quel terrible péché vous avez commis ? dit Jacob-Isaac au malheureux. Vous avez insulté la Torah et prononcé en vain le nom de Dieu !
Barou’h qui contemplait la scène fut horrifié de voir que Jacob-Isaac se conduisait de façon si mesquine et il était terriblement peiné de voir la honte déchirante de Chlomoh. Le boulanger avait les yeux pleins de larmes en demandant à Jacob-Isaac de lui dire comment il pourrait expier sa transgression involontaire !
– Le seul moyen de vous laver de votre affreux péché est de jeûner, lui dit sévèrement Jacob-Isaac.
Dans sa grande détresse, le pauvre boulanger ne vit pas qu’on se moquait de lui.
– Je vais commencer mon jeûne immédiatement !, dit Chlomoh à Jacob-Isaac, anxieux de prouver sa hâte d’expier son « péché ».
– Ignorant ! répliqua Jacob-Isaac, ne sais-tu pas qu’un jeûne privé doit être décidé avant Min’hah le jour précédent ? C’est une honte pour nous de devoir supporter une telle ignorance ! Et il s’éloigna avec ses compagnons, riant avec eux comme d’une bonne plaisanterie.
La détresse du pauvre boulanger faisait peine à voir, et, tandis que Barou’h se demandait ce qu’il pourrait dire pour le réconforter, un jeune homme s’avança vers Chlomoh, lui mit la main sur l’épaule et lui dit :
– Ne vous tourmentez pas mon ami, vous n’avez rien fait de mal. Il était tout à fait possible d’interrompre votre davénenn à l’endroit où vous en étiez arrivé, et vous n’avez rien fait qui puisse offenser le Tout-Puissant. Au contraire, il est beaucoup plus probable qu’il acceptera votre honnêteté et votre sincérité que l’attitude mesquine de Jacob-Isaac.
Barou’h vit que c’était Abraham-Isaac, le troisième gendre de Mardochée le meunier, qui parlait si gentiment et affectueusement à Chlomoh, et il sentit qu’il aimerait beaucoup apprendre à mieux connaître ce jeune homme extraordinaire.
Chlomoh fut si ému par le désir qu’avait Abraham-Isaac de le consoler, que les larmes coulèrent sans contrainte sur ses joues.
– Pourquoi pleurez-vous ? demanda Abraham-Isaac surpris.
– Cela me rappelle une aventure à peu près semblable de ma jeunesse, répondit Chlomoh, s’essuyant le visage avec son mouchoir. Mais vous n’avez sans doute pas le temps d’écouter mon histoire, continua-t-il, vous devez avoir des choses plus importantes à faire.
– Non, vraiment, pas du tout. Racontez-moi votre histoire, je vous en prie, cela m’intéresse beaucoup, dit Abraham-Isaac, souhaitant réconforter le boulanger et l’aider à oublier la désagréable épreuve qu’il venait de subir.
– Mon père était un véritable savant, commença Chlomoh. C’était un melamed renommé de Vitebsk et très respecté comme Juif craignant Dieu. Il allait davénenn tous les matins au Beth-Hamidrache et quand j’eus environ dix ans, il commença à m’emmener avec lui.
« Une fois, alors que j’avais environ douze ans, j’étais en train de prier quand je regardai par la fenêtre. Quelque chose détourna mon attention : j’oubliais que j’étais à la synagogue et je me perdis en pensées.
« Soudain je me rappelai où j’étais et je voulus reprendre mes prières, mais naturellement le minyane était loin devant moi, et, afin de finir en même temps qu’eux, je dus sauter un bon passage !
« Pendant quelques jours, ma conscience me tourmenta. Je ne savais que faire. Je sentais que je devais le dire à mon père, mais je pensais aussi qu’il serait plus grave de le peiner que d’avoir manqué une partie de l’office. De toute façon me disais-je, je ne suis pas encore Bar-Mitsva, aussi ce n’est pas vraiment grave !
« Quand vint Yom-Kippour, on invita mon père à faire un sermon, et quel sujet choisit-il ! il parla de l’importance d’être sincère et de la perversité de l’hypocrisie ! Il parlait avec une telle émotion et une telle chaleur que j’avais l’impression qu’il connaissait ma faute et s’adressait directement à moi !
« Dès que je pus le prendre à part, je lui dis ce qui s’était passé. Il fut très sévère avec moi et me fit promettre de ne jamais recommencer. Il dit que je devais toujours davénenn en lisant dans le Sidour, que je ne devais pas lever les yeux du texte, alors je ne serai pas distrait par ce qui pouvait se passer autour de moi.
« Je peux dire honnêtement que, depuis, j’ai suivi ce conseil sans exception ! Mon pauvre père, D.ieu ait son âme, voulait que je devienne savant comme lui, mais malheureusement il tomba gravement malade alors que je n’avais que quatorze ans. Étant l’aîné, je dus aider ma mère à faire marcher la maison, et quand, peu après, elle mourut elle aussi, j’eus l’entière responsabilité de faire vivre mes pauvres petits frères et sœurs orphelins. Je veillai à ce que mes frères puissent aller à la yéchivah et j’aidai mes sœurs à se marier.
« Vous pouvez imaginer que ce n’était pas une tâche facile pour moi ; et, bien que je n’aie jamais reculé devant le dur travail, j’ai toujours regretté mes études. Je passais mon temps libre, à dire des Téhilim et à davénenn et, bien qu’à l’occasion je lus un peu de Guémara, je n’eus jamais le temps d’apprendre le Choul’hane-Aroukh. C’est pourquoi je ne connaissais pas le dinn (la loi) concernant l’interruption de ma prière. »
– Mais vous devez être fatigué par mon long bavardage, dit soudain Chlomoh.
– Pas du tout, continuez, l’assura Abraham-Isaac, et Barou’h confirma d’un signe de tête, pour montrer que, lui aussi, s’intéressait beaucoup à son récit.
Ainsi rassuré, Chlomoh continua.
– Je travaillai comme boulanger et, croyez-moi, ce n’était pas un travail facile. Les horaires étaient longs et, comme vous le savez, cela signifiait surtout du travail de nuit pour qu’il y ait du pain et des gâteaux frais le matin. Finalement, j’arrivai à gagner suffisamment pour me marier, et voilà toute mon histoire », conclut Chlomoh.
Cet incident pénible fit sur Barou’h une impression profonde. Son cœur était rempli de compassion pour le pauvre Chlomoh qu’il voyait littéralement dans les transes sous le coup de la cruelle plaisanterie de Jacob-Isaac.
Barou’h aurait souffert d’une telle scène dans n’importe quelles circonstances, mais ce qui le décevait plus que tout était de voir le « grand » Jacob-Isaac, l’un des chefs les plus respectés de la communauté juive de Yanovitch, prendre une part si active dans la persécution de Chlomoh le boulanger simple et honnête. D’autant plus que Barou’h connaissait les origines intéressantes et la vie de Jacob-Isaac.
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