Barou’h étudia pendant tout l’hiver sous la direction de son beau-frère. Il réservait aussi plusieurs heures par jour au travail manuel pour son entretien, et il sentait que son existence était idéale et harmonieuse.

Pessa’h approchait, et Barou’h se disposait à quitter Vitebsk, malgré l’insistance de ses parents pour qu’il passe Pessa’h avec eux. Cependant, il avait d’autres projets. Comme il devait bientôt se marier, il voulait profiter de l’occasion pour rendre visite à quelques-uns de ses vieux amis avant de s’établir.

En particulier, il voulait en revoir un qui avait fait sur lui une profonde impression quand, encore enfant, il avait vécu à Yanovitch. C’était son vieil ami Zalman-’Haïm, qui était le chamach du grand Beth-Hamidrache de la place du marché.

Quand Barou’h arriva à Yanovitch pour la première fois, il se rendit dans un petit Beth-Hamidrache qui était situé près d’un cimetière et s’y installa pour étudier.

Quand il y avait un enterrement, c’est dans ce Beth-Hamidrache que venaient invariablement les parents et amis du défunt pour l’office de Min’ha. Les fossoyeurs rangeaient leurs outils dans une pièce de ce Beth-Hamidrache. Le corbillard et les « tables de purification » étaient là également.

À cause de cela, peu de gens aimaient à demeurer seuls le soir dans le Beth-Hamidrache. Ils n’avaient pas grande envie d’y rester durant la journée non plus. C’est pourquoi Barou’h trouvait que c’était un endroit idéal pour étudier, car personne ne l’y dérangeait. Barou’h, lui aussi, se sentait assez inquiet au début, d’autant qu’il dormait également dans le Beth-Hamidrache. Peu à peu, cependant, il s’habitua à l’endroit et n’eut plus peur.

La majorité des fidèles habitaient tout près, c’étaient des gens simples, travailleurs, qui profitaient de quelques minutes de répit pour se précipiter au Beth-Hamidrache « davénenn Min’ha » et courir de nouveau à leur travail. Quelques personnes avaient l’habitude de venir entre Min’ha et Maariv pour écouter le chiour de Michnayot ou de Eïn-Yaakov. Mais, après Maariv, il ne restait pas une âme. Le chamach de ce Beth-Hamidrache était aussi l’un des fossoyeurs. C’est pour cette raison, aussi bien qu’à cause de la proximité du cimetière, que les fossoyeurs se réunissaient au Beth-Hamidrache pour « faire la noce ». À chaque enterrement, ces fossoyeurs en profitaient pour s’enivrer. À l’une de ces occasions, l’un d’eux, ayant bu plus que de raison, s’approcha en titubant vers Barou’h, et pour témoigner de son grand respect pour ce jeune homme qui se consacrait tout entier à l’étude de la Torah, lui jeta les bras autour du corps, dans une étreinte d’ivrogne.

Barou’h fut horrifié et profondément remué. Il lui fallut un certain temps pour s’en remettre et il décida de quitter ce Beth-Hamidrache pour éviter ce genre de manifestations. C’est alors qu’il alla s’installer dans le nouveau Beth-Hamidrache de la place du marché, dont Zalman-’Haim était le chamach. Barou’h eut toutes les occasions d’observer Zalman-’Haïm et de l’admirer pour ses qualités exceptionnelles.

En réalité, c’est grâce à Zalman-’Haïm qu’était né ce Beth-Hamidrache. L’argent de sa construction fut donné par le célèbre bienfaiteur de Yanovitch, Ber. Ber était un marchand de bestiaux qui eut la chance de transformer son négoce en une petite mine d’or. En soi, cela ne lui aurait pas apporté la célébrité, s’il n’avait été en même temps un homme craignant D.ieu et extrêmement charitable.

Ber était très hospitalier : sa maison était ouverte à tous, en particulier aux savants. Il disait toujours : « Le maître de maison doit donner de l’argent, le visiteur sa bénédiction, et le Tout-Puissant doit accorder le succès à tous les deux. »

Ber n’avait pas d’enfants et il en était profondément attristé. L’un de ses visiteurs habituels était Zalman-’Haïm que Ber respectait beaucoup et ainsi, lorsque ce dernier le pressa de financer la construction d’un Beth-Hamidrache sur la place du marché, Ber y consentit volontiers. Quand le Beth-Hamidrache fut terminé, Zalman-’Haïm en devint le chamach. Personne ne savait exactement comment il était devenu chamach, ni d’où il venait. Mais la raison pour laquelle il avait souhaité voir s’élever un Beth-Hamidrache sur la place du marché fut bientôt évidente, de même que la raison pour laquelle il avait voulu en être le chamach.

C’était merveilleusement pratique pour un très grand nombre de personnes. Tous les Juifs, commerçants, boutiquiers et paysans qui venaient au marché, pouvaient si facilement faire un saut au nouveau Beth-Hamidrache pour davénenn sans perdre de temps. Et c’est ainsi que le Beth-Hamidrache était plein depuis l’aube jusqu’à une heure avancée de la nuit.

On aurait pu penser que ce Beth-Hamidrache étant aussi animé, il était peu propice à l’étude, mais Zalman-’Haïm veilla à ce qu’il eût des pièces spéciales réservées à ceux qui voulaient étudier sans être dérangés.

Barou’h profita du calme de l’une de ces pièces et s’installa pour étudier, trouvant aussi le temps d’observer les nombreuses vertus du chamach Zalman-’Haïm.

Barou’h nota que nombre des fidèles étaient des gens que Zalman-’Haïm amenait lui-même. En général, c’étaient des ouvriers et paysans juifs très simples qu’il accueillait et encourageait en les appelant à la Torah les jours où on lisait la Torah. Cela était très apprécié par ces gens simples qui, en général, étaient méprisés à cause de leur manque d’instruction. Ils sentaient l’honneur qui leur était fait et venaient d’autant plus volontiers au Beth-Hamidrache.

Tous ces gens-là étaient particulièrement reconnaissants à Zalman-’Haïm parce qu’il leur apportait littéralement le Beth-Hamidrache et leur donnait l’impression qu’il leur appartenait.

Zalman-’Haïm avait l’habitude d’aller dans les rues et de rassembler autour de lui hommes, femmes et enfants juifs et leur conter des récits du Talmud et du Midrache. Il leur contait les choses simplement et de façon si belle que tous, jeunes et vieux, le comprenaient parfaitement et écoutaient chaque parole avec ravissement.

Zalman-’Haïm leur parlait surtout des grands Tannaïm et Amoraim qui travaillaient aussi, comme ses auditeurs, en qualité de savetiers, forgerons, charpentiers, etc. Il voulait leur prouver que, même des ouvriers peuvent devenir de grands savants, et que de grands érudits ne sont pas moins grands s’ils exercent un métier manuel pour gagner leur vie.

Au cours de ces entretiens, qui étaient en réalité de longues conférences tenues en plein air et dans le langage simple auquel ils étaient habitués, il pressait les marchands à être honnêtes dans leurs négociations avec autrui. Il essayait aussi d’inculquer en eux un sentiment d’amour fraternel afin qu’ils ne se disputent pas et ne se querellent pas au cours de leurs transactions. Et, naturellement, il s’étendait longuement sur l’importance de veiller à ce que les enfants reçoivent l’éducation juive nécessaire et soient élevés comme des Juifs et des Juives aimant la Torah. Ces causeries du chamach Zalman-’Haïm faisaient sur ses auditeurs une impression extraordinaire, et ils se portaient en foule au Beth-Hamidrache pour écouter les chiourim qu’il y donnait, aussi bien que pour davénenn. L’un des chiourim qu’il donnait au Beth-Hamidrache était sur ‘Houmache et Rachi qu’il traduisait en yiddish et expliquait en termes simples, de sorte que tout le monde le comprenait.

Cependant, Zalman-’Haïm ne limitait pas ses soins aux besoins spirituels de ces gens qu’il avait pris « sous son aile » ; il s’intéressait aussi à leur bien-être matériel. Il se souciait peu de lui-même, il se contentait d’un morceau de pain sec. Mais pour les autres il n’épargnait aucun effort pour s’assurer qu’ils ne manquaient de rien.

Zalman-’Haïm introduisit une innovation dans ce nouveau Beth-Hamidrache. Comme tous les autres chamachim (bedeaux), il faisait la quête parmi les fidèles les lundis et jeudis après la lecture de la Torah. Mais, contrairement aux autres, il ne prenait pas l’argent pour lui-même. Au lieu de cela, il amassa une somme assez importante et institua un « bureau de prêt » pour les pauvres ouvriers ou marchands qui avaient besoin d’aide financière.

Il était particulièrement affairé juste avant les jours de marché et allait à la recherche de « clients » qui avaient besoin d’argent liquide. Quand, ce qui arrivait souvent, il se trouvait qu’il avait plus de clients que d’argent, il s’adressait aux gens fortunés de Yanovitch et obtenait d’eux qu’ils avancent l’argent dont il avait besoin pour le prêter aux pauvres, qui avaient appris à s’adresser à lui dans leurs difficultés et à compter sur lui.

Parfois c’était un marchand qui voulait acquérir un chargement de grains ; parfois un boucher qui désirait acheter un veau, ou une pauvre femme qui souhaitait se procurer une volaille ou un panier d’œufs. Son « bureau de prêt » était à la disposition de tous, aussi longtemps que durait l’argent.

Lorsqu’il leur donnait de l’argent, il leur disait : « Je vous souhaite bonne chance, et aussi longtemps que vous agissez honnêtement, vous pouvez être sûrs de la bénédiction divine ! Quant à l’emprunt, ne vous inquiétez pas de le rembourser rapidement. Quand vous le pourrez, il sera toujours temps de régler la dette ! »

Chacun savait quelle grande âme était Zalman-’Haïm et tous l’aimaient et le respectaient profondément.

Outre l’attention qu’il accordait aux marchands dans le besoin, il prenait le temps, les jours de marché, de bavarder avec les villageois et paysans juifs qui venaient à la ville. À ceux-ci il demandait très affablement et avec un réel intérêt des nouvelles de leurs familles et de leurs affaires ; il leur parlait de l’éducation de leurs enfants et leur demandait s’il pouvait les conseiller ou les aider de quelque façon que ce soit.

Zalman-’Haïm acquit ainsi une immense influence sur ces villageois et paysans juifs qui le considéraient comme un père.

Grâce à son intérêt et à ses efforts, le Judaïsme devint florissant là où, jusqu’alors, il s’était débattu pour exister. Il réussit même à faire naître des synagogues dans des endroits éloignés où, auparavant, les habitants juifs ne pouvaient assister à un « minyane » que pour les Fêtes Solennelles, à l’occasion desquelles ils venaient à la ville avec leurs familles.