Quand Barou’h revint à Yanovitch pour la seconde fois, il apprit que Zalman-Leïb était renommé dans la ville pour son érudition et ses bonnes œuvres. Barou’h savait parfaitement que cette métamorphose du gendre de Mardochée était due entièrement au bon exemple de bonté et de douceur de caractère que Zalman-’Haïm avait manifesté à son égard.

Maintenant Barou’h désirait vivement faire plus ample connaissance avec Zalman-’Haïm, et apprendre de lui quelque chose de ses vertus ; il voulait également en savoir davantage sur son passé. Mais Zalman-’Haïm n’était plus à Yanovitch. Il avait quitté la ville un an plus tôt, transférant sa charge de « chamach » à quelqu’un d’autre et ne disant pas s’il pensait revenir un jour.

Barou’h voulait renouer connaissance avec tous ses anciens amis, avec tous les gens pour lesquels il avait travaillé pendant son séjour à Yanovitch. Il se rendit aussi au Beth-Hamidrache près du cimetière qui avait été son premier « foyer » lors de son arrivée dans cette ville. Il se rappelait encore les expériences qu’il y avait connues, ses espoirs, ses joies et ses craintes. Il se rappelait aussi la dernière expérience terrible qui l’avait fait s’enfuir vers l’autre Beth-Hamidrache de la place du marché dont Zalman-’Haïm était alors chamach.

Aucun des anciens amis de Barou’h, les commerçants, boulangers et autres, auxquels il rendit visite ne le reconnurent, car c’était maintenant un jeune homme, sur le point de se marier. Il leur demanda à tous de lui dire comment ils vivaient, ce qu’ils pensaient et ce qui leur était arrivé. Il voulait apprendre d’eux quelque chose qui l’aiderait à choisir ce qui serait son « mode de vie » pour l’avenir.

Il y avait l’exemple de Zalman-’Haïm mettant toutes ses forces et son énergie au service des gens simples. Il y avait aussi celui du grand génie Rabbi Sim’hah-Zélig, connu sous le nom de « Parouch de Vitebsk » qui menait une vie de retraite, étudiant la Torah nuit et jour et méprisant les gens simples et sans instruction qui étaient étrangers à l’étude de la Torah. Lequel des deux menait la vie idéale ?

Barou’h avait atteint la « croisée des chemins ». Jusque-là il avait consacré son temps à la recherche et à l’étude, mais maintenant il devait choisir la voie qui serait la ligne de conduite de sa vie.

Comme tous ceux qui avaient rencontré le « Parouch1 de Vitebsk », Barou’h ne pouvait s’empêcher d’admirer la grande érudition de ce vénérable vieillard. Il avait le plus grand respect pour le Parouch qui descendait d’une célèbre famille de savants de Pologne. Dès l’âge de quinze ans, il était déjà connu comme le « ilouï » (le prodige) de Stavisk. Il savait le Chass2 tout entier, et sa dévotion à l’étude de la Torah était inégalée. De plus, il jeûnait tous les lundis, jeudis et vendredis. Depuis sa première jeunesse, il ne parlait que de sujets ayant trait à la Torah et ne voulait avoir aucun rapport avec un ignorant. Il n’aurait pas su quoi dire à une telle personne.

Il vint à Vitebsk alors qu’il était tout jeune et s’installa dans une des salles du Beth-Hamidrache. Il mena une vie de reclus pendant une cinquantaine d’années.

C’était maintenant à Barou’h de décider lequel des deux, Rabbi Simchah-Zélig (avec son vaste savoir de la Torah et sa vie solitaire) ou Zalman-’Haïm (avec son activité multiple et généreuse parmi les foules juives) s’approchait le plus des désirs du Tout-Puissant. Barou’h arriva finalement à la conclusion que Zalman-’Haïm remplissait mieux « l’idéal » de Dieu, car, par sa « manière de vivre », il plaisait tout ensemble à Dieu et aux hommes !

Bien que Zalman-’Haïm n’habitât plus à Yanovitch, il y avait laissé son empreinte de façon indélébile. À chaque pas, Barou’h voyait ce qu’avait signifié l’influence de Zalman-’Haïm pour les Juifs de Yanovitch et des districts voisins.

Au Beth-Hamidrache dont Zalman-’Haïm avait été le chamach, Barou’h trouva Zalman-Leïb en train de donner un chiour3 à une nombreuse assemblée. Zalman-Leïb expliquait le chiour d’une façon enthousiaste et savante, mais cela ne surprit pas Barou’h qui le connaissait depuis longtemps comme étant un érudit. Cependant, ce qui le surprit et lui plut, fut l’extrême dévotion avec laquelle il se mit à « davénenn4 », comparée à la manière hâtive et indifférente avec laquelle il avait l’habitude de dire ses prières auparavant, manière qui semblait si dépourvue de chaleur ou de signification.

Barou’h eut aussi l’occasion d’observer Zalman-Leïb chez lui. Quand il lui rendit visite, il le trouva plongé dans l’étude, le visage enflammé d’intérêt et d’enthousiasme, tandis qu’il étudiait attentivement l’un des livres du Maharal de Prague. Barou’h sentit que Zalman-Leïb était Juif de tout son cœur et de toute son âme aussi bien que de tout son esprit.

Il y avait d’autres habitants de Yanovitch dans lesquels Barou’h constata des améliorations, spécialement parmi les fidèles du Beth-Hamidrache de la place du marché qui étaient sous l’influence de Zalman-’Haïm.

Par exemple Pinyé l’étameur. Il fut parmi les premiers qui se rendirent auprès de Zalman-’Haïm pour apprendre « Eïn-Yaakov ». Ce même Pinyé assistait maintenant au chiour Guémara qui était expliqué par un éminent membre de la communauté dont le nom était Jacob-Isaac.  Ce « chiour » était réputé dans la ville, non seulement parce qu’il était donné par Jacob-Isaac, mais parce que les Juifs les plus instruits et érudits de la ville y assistaient. Et Pinyé était là, assis à la table, nullement comme un auditeur passif, mais participant à la discussion savante qui avait lieu.

C’était une preuve suffisante du fait qu’avec patience, persévérance et amour, il était possible d’instruire et d’améliorer des gens simples même s’ils n’avaient reçu aucune instruction dans leur jeunesse. D’autres Juifs qui avaient ainsi bénéficié de l’enseignement et de l’influence de Zalman-’Haïm étaient Siméon le marchand de farine, Siméon le boucher et Faïvé le potier. Tous trois avaient assisté régulièrement au chiour ‘Houmach de Zalman-’Haïm et, à l’époque, il avait semblé qu’ils n’atteindraient jamais à un plus haut degré de savoir. Et pourtant, Barou’h les trouvait maintenant en train d’étudier les Michnayoth et apparemment avec une bonne compréhension du sujet.

Mais, outre le fait que Zalman-’Haïm avait réussi à transformer ces Juifs ignorants en hommes presque savants, leurs personnalités s’étaient aussi beaucoup améliorées. Alors qu’autrefois ils avaient perdu leur temps à bavarder oisivement sur la place du marché, dans leurs boutiques ou à leur étalage, ou peut-être plus souvent à se quereller ou à se lancer l’un à l’autre des épithètes pas très flatteuses, ils se conduisaient maintenant de manière exemplaire, comme de véritables Juifs craignant Dieu.

Il y en avait d’autres aussi qui venaient au Beth-Hamidrache pour entendre le chiour et qui, Barou’h le savait, étaient là seulement grâce à l’influence de Zalman-’Haïm.

Il y avait un personnage que tout le monde appelait autrefois « Saül le voleur de chevaux » et un autre nommé « Yaakov-Zalman le musicien ». Le surnom de Saül s’explique de lui-même. Quant à Yaakov-Zalman, on l’avait traité avec mépris parce qu’il allait jouer chez les châtelains des alentours et on savait qu’il s’y conduisait d’une manière* non-juive.

Maintenant cependant, Barou’h constata qu’ils avaient, complètement changé de conduite. Tous deux avaient abandonné leur ancien gagne-pain. Saül avait adopté un métier honnête et Yaakov-Zalman ne jouait plus que pour des sim’hoth5 juives et tous deux passaient leur temps libre au Beth-Hamidrache.

Toutefois, une véritable révélation pour Barou’h fut Mardochée le meunier qui avait acquis une boutique à Yanovitch et était maintenant le Gabbaï du Beth-Hamidrache. Mardochée qui avait passé sa vie dans un village et avait eu du mal à comprendre le plus simple des chiourim assistait maintenant à un « chiour » sur le Talmud et prenait part aux débats. C’était un autre exemple de ce qui pouvait être fait pour le juif simple et sans instruction. Barou’h était maintenant convaincu, sans l’ombre d’un doute, que la voie qu’il devait suivre n’était pas celle de Rabbi Sim’hah-Zélig, mais celle de Zalman-’Haïm le chamach, qui avait répandu la Torah et les bonnes œuvres parmi les gens simples.