Outre Yossé le tailleur, il y avait un autre villageois remarquable nommé « Chlomoh l’orphelin ».
On l’appelait « l’orphelin » bien qu’il eût plus de cent ans ! Personne ne savait son âge exact, mais Yossé qui avait plus de soixante-dix ans, lui-même, disait que, lorsqu’il était enfant, Chlomoh était déjà un homme d’une quarantaine d’années.
On avait surnommé Chlomoh « l’orphelin » parce qu’il avait perdu son père et sa mère quand il avait seulement trois ans. Son oncle, qui était boucher, le recueillit et l’éleva et, quand il eut neuf ans, le prit dans sa boucherie. À cette époque il n’y avait pas un « Minyane » de Juifs dans le village et ils savaient peu de choses du Judaïsme. Quant à Chlomoh, il ne reçut aucune instruction juive et grandit en véritable ignorant. Il n’eut même pas les occasions qu’avaient les autres enfants juifs du village. Leurs parents les emmenaient en ville pour célébrer les Grandes Fêtes. Alors, au moins, ils voyaient la façon dont les Juifs menaient une vie juive ; ils assistaient aux offices à la Synagogue, et entendaient le sermon du Rabbin. Cependant, pour le pauvre Chlomoh il en était autrement. Son oncle et sa famille se joignaient aux autres familles juives qui se rendaient aux villes proches pour les Fêtes Solennelles mais ils laissaient toujours Chlomoh pour garder la maison et les bêtes.
Cependant, bien que Chlomoh grandît dans l’ignorance, il souhaitait ardemment être froum. Il ne réussit jamais durant sa vie à apprendre à davénenn, mais il apprit quand même à réciter quelques bénédictions aussi bien que Modé Ani et le Chéma. Comme il ne connaissait que les « berakhoth » pour le pain et l’eau, c’étaient les seuls aliments qu’il se permettait.
Plus tard, quand Mardochée institua le Beth-Hamidrache dans le village, Chlomoh était parmi les premiers à venir le matin, et, bien qu’il ne pût davénenn, il mettait un Talith et des Téfiline et écoutait les autres. Aux moments voulus, il répondait « Amen » et cela lui donnait une immense satisfaction spirituelle. Il assistait de même aux offices de Min’ha et Maariv.
De même, Yossé le tailleur était loin d’être instruit, mais au moins il connaissait toutes les prières et les psaumes par cœur, et pouvait lire l’hébreu. C’était un homme très hospitalier, et il possédait la grande et rare vertu de ne jamais dire de mal d’autrui. C’était en fait un homme qui parlait peu, il sentait que, de cette façon, il était moins susceptible de dire ce qu’il ne devait pas dire.
En raison de l’honnêteté morale et de la sincérité de ces deux vieux Juifs, Rabbi Ber passait beaucoup de temps avec eux et essayait de leur enseigner ce qu’il pensait leur être accessible. C’est pourquoi Zalman-Leïb se moquait de lui et essayait de démontrer que Rabbi Ber était aussi ignorant que ces deux vieillards simplets qu’il fréquentait.
Un jour, Zalman-Leïb trouva une excellente occasion de chercher des ennuis à Rabbi Ber. Il se trouvait qu’il y avait une « chéélah » sur un animal. Après une enquête approfondie, Rabbi Ber déclara qu’il était cachère. Zalman-Leïb dit au boucher que, selon lui, cependant, l’animal était treifah. Cela plaçait le boucher dans un dilemme, et quand les autres villageois juifs apprirent ce qui s’était passé, ils furent également très indécis et très inquiets. Qui fallait-il croire ? Ils savaient que tous les deux connaissaient parfaitement la
Torah et qu’eux-mêmes étaient trop ignorants pour être juges en la matière. Ils avaient seulement peur, à Dieu ne plaise, de manger « treifah ».
Rabbi Ber était très ennuyé de la tournure que prenaient les événements et il essaya d’expliquer à Zalman-Leïb la raison qu’il avait de croire que l’animal était cachère, mais Zalman-Leïb ne lui répondit que par des insultes.
Rabbi Ber exposa alors toute l’affaire dans une lettre très détaillée adressée au rabbin de Yanovitch et, avant de l’envoyer, il la montra à Zalman-Leïb. Ce dernier se contenta de jeter la lettre par terre avec colère, déclarant qu’il se refusait à lire une telle stupidité !
Quelques jours plus tard, Rabbi Ber reçut une réponse du Rav de Yanovitch disant que sa décision en la matière avait été parfaitement correcte. Les villageois furent tous enchantés mais, même alors, Zalman-Leïb refusa d’admettre qu’il avait eu tort.
Rabbi Ber aurait pu continuer à supporter les persécutions de Zalman-Leïb mais, heureusement, Mardochée le meunier alla s’installer à Yanovitch et, naturellement, il emmena son gendre avec lui. Rabbi Ber put enfin profiter réellement de son séjour au village.
Mardochée avait acheté une maison avec une boutique sur la place du marché, tout à côté du Beth-Hamidrache dont Zalman-’Haïm était le chamach. Mardochée devint un fidèle du Beth-Hamidrache et écoutait attentivement les chiourim qu’y donnait Zalman-’Haïm. Mardochée devint bientôt le « gabbaï » du Beth-Hamidrache et il aidait Zalman-’Haïm dans toutes ses activités.
Son gendre Zalman-Leïb assistait également aux offices du Beth-Hamidrache et s’y sentait tout à fait chez lui, car il y trouvait un bon nombre d’étudiants de la Torah avec lesquels il pouvait discuter et argumenter et étaler sa science de la Torah.
Zalman-’Haïm le chamach se sentait lié à Zalman-Leïb, car le mariage de ce dernier avec la fille de Mardochée avait été son œuvre. Et ainsi ce fut Zalman-’Haïm qui organisa les leçons de Talmud que donnerait Zalman-Leïb au Beth-Hamidrache. Zalman-Leïb fut enchanté, de même que son beau-père, car tout Yanovitch en parlait.
Zalman-Leïb réalisa bientôt que, alors qu’une poignée d’étudiants seulement assistait à son « chiour », un auditoire d’une centaine de fidèles écoutait le chiour de Zalman-’Haïm. Zalman-Leïb en devint terriblement jaloux et il se mit à tourmenter et à persécuter le chamach.
Zalman-’Haïm n’avait aucune idée de ce qui pouvait provoquer cette haine. Il en parla même avec Mardochée. Ce n’était pas tellement le fait que la hargne de Zalman-Leïb était dirigée contre lui qui le troublait, mais le fait qu’il manifestait un tel défaut.
Zalman-’Haïm se sentait plutôt coupable vis-à-vis de Mardochée pour lui avoir « infligé » un tel gendre, et c’est aussi pour cette raison qu’il pensa qu’il était de son devoir d’essayer d’améliorer le caractère de Zalman-Leïb.
En dépit de l’animosité manifeste de Zalman-Leïb, Zalman-’Haïm le traitait toujours avec le plus grand respect et, quand il donnait un « chiour », il saisissait toutes les occasions de dire à ses « étudiants » qu’ils devraient également assister au « chiour » que donnait Zalman-Leïb. En même temps, il leur disait que Zalman-Leïb était un grand érudit et qu’ils apprendraient beaucoup avec lui.
Quand Zalman-Leïb apprit ce que Zalman-’Haïm avait dit de lui malgré ce qui s’était passé entre eux, et quand il vit que Zalman-’Haïm continuait à lui témoigner du respect et même de l’affection, ses yeux s’agrandirent de surprise. Quel genre d’homme était-ce donc qui pouvait continuer à rendre le bien pour le mal ?
Il observa de plus près cet étrange « chamach » et ne put s’empêcher d’admirer cette merveilleuse personnalité. Cela lui fit aussi réaliser, enfin, la façon méprisable dont il s’était conduit. Il résolut de changer ses procédés, car il était vraiment grand temps que, non seulement il apprenne la Torah, mais qu’il mette ses enseignements en pratique !
Ainsi en définitive, l’influence de Zalman-’Haïm apporta le résultat désiré, et une amitié réelle et durable naquit entre « les deux Zalman ».
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