L’un des villageois juifs avec lesquels Zalman-’Haïm s’était lié d’amitié et sur lequel il avait une grande influence était Mardochée le meunier.

Ce meunier était un Juif très riche, très bon, bien que sans instruction. Zalman-’Haïm s’était beaucoup entretenu avec Mardochée et, en conséquence, celui-ci s’était enthousiasmé à l’idée de faire quelque chose pour le judaïsme et pour ses frères juifs.

Zalman-’Haïm avait obtenu de Mardochée qu’il finance la construction dans son village d’un Beth-Hamidrache, qui serait une maison de prières et un centre spirituel pour toutes les colonies du voisinage. Mardochée le fit volontiers et le projet fut couronné de succès et hautement apprécié par tous les Juifs d’alentour.

Mardochée le meunier avait trois filles, deux d’entre elles étaient sur le point d’épouser, grâce à l’entremise amicale de Zalman-’Haïm, deux jeunes gens instruits. Le premier gendre, Abraham-Chlomo (fils du Rav de Doubrovno) introduisit bientôt divers chiourim dans le Beth-Hamidrache de son beau-père et ainsi ce Beth-Hamidrache de village devint non seulement une maison de prière, mais aussi un centre de la Torah.

Quand, plus tard, Abraham Chlomo devint rabbin d’une importante communauté juive ailleurs, la tâche de continuer ces chiourim au Beth-Hamidrache incomba au deuxième gendre, Zalman-Leïb, fils du Rav de Borissov.

Zalman-Leïb, bien qu’instruit de la Torah, était, il est triste de le constater, plutôt fat et imbu de lui-même. Il dit à son beau-père qu’il préférait rester seul et ne désirait pas instruire les paysans ou avoir quoi que ce soit à faire avec eux, car c’étaient des gens sans culture. Le meunier fut profondément peiné, car les villageois s’étaient déjà habitués aux chiourim réguliers du Beth-Hamidrache et seraient terriblement chagrinés s’ils étaient interrompus.

Aussi Mardochée réunit une assemblée et il fut décidé qu’on nommerait un rabbin instruit pour leur petite communauté, Mardochée s’engageant à payer un tiers de son salaire, les autres devant se cotiser pour payer les deux autres tiers.

On envoya une délégation à Yanovitch, et, sur la recommandation du Rav local, un certain Rabbi Ber fut choisi pour être leur guide spirituel et leur maître. Rabbi Ber était un homme très instruit d’une soixantaine d’années. Il avait mené une vie intéressante. Pendant de nombreuses années il avait vécu chez son beau-père (un habitant de Yanovitch), se consacrant à l’étude de la Torah. C’était un très bon professeur et il parvint à faire de son beau-père un véritable « lamdane » (érudit). Quand ce dernier mourut (et avec lui disparut la source de ses revenus) Rabbi Ber se fit « mélamed ». Il fut bientôt reconnu à Yanovitch comme un homme très instruit et un maître très compétent. Il continua ainsi pour de nombreuses années jusqu’à son veuvage. Il abandonna alors son rôle d’enseignant et retourna à son étude de la Torah, ses enfants étant alors capables de subvenir à ses besoins. Rabbi Ber aimait beaucoup la solitude et n’était pas bavard ; il ne parlait jamais plus qu’il n’était besoin.

Quand la délégation s’adressa au Rabbin de Yanovitch pour lui demander son avis dans le choix d’un Rav pour le Beth-Hamidrache de leur village, il ne put penser à quelqu’un de plus indiqué que Rabbi Ber qui, à la rigueur, pouvait être considéré comme un trop grand savant pour ces simples villageois et colons juifs. Il pensait cependant que pour sa part, Rabbi Ber serait heureux de cette nomination, car il aurait ainsi l’occasion de vivre au milieu de paysans calmes au lieu d’habiter la ville plus animée et plus bruyante, et il pourrait profiter tout son content de sa chère solitude.

Quand Rabbi Ber arriva au village, juste avant les Séli’hot, Mardochée l’invita à habiter chez lui puisqu’il n’avait pas de femme pour s’occuper de lui. Mardochée et sa femme lui prodiguèrent leur hospitalité coutumière et il aurait été très heureux si ce n’avait été pour le deuxième gendre, Zalman-Leïb. Ce dernier reconnut immédiatement en Rabbi Ber un grand savant et prit ombrage de sa présence, surtout quand il vit le profond respect que lui témoignaient son beau-père et tous les villageois.

Rabbi Ber gagna rapidement l’affection aussi bien que le respect des paysans en prenant la peine de leur donner des chiourim d’une façon qu’ils pouvaient saisir, et en leur parlant un langage qu’ils pouvaient comprendre. Le résultat fut de les inciter à devenir des Juifs et Juives meilleurs et plus vertueux.

Zalman-Leïb ne pouvait supporter de voir la popularité toujours croissante de Rabbi Ber, et profitait de toutes les occasions pour montrer l’antipathie qu’il lui inspirait. Il alla même jusqu’à l’insulter en public, mais Rabbi Ber acceptait cela avec tolérance et n’essayait pas de lui rendre la pareille. En fait, il répondait poliment à Zalman-Leïb, et si ce dernier avait eu plus de modération, ce seul fait lui aurait permis de réaliser combien sa propre attitude était mesquine. Mais non, il ne pouvait supporter la pensée de vivre sous le même toit que Rabbi Ber. Il ne voulait pas se mêler aux villageois parce qu’il jugeait qu’ils étaient au-dessous de lui, et cependant il détestait Rabbi Ber parce qu’il était un plus grand savant que lui-même. Il était si prétentieux qu’il voulait être « le premier » toujours et partout.

Mardochée souffrait beaucoup du manque d’éducation de son gendre et demanda des excuses à Rabbi Ber pour sa conduite inexplicable, mais tout ce que lui dit Rabbi Ber fut : « Ne vous tourmentez pas pour cela Mardochée, après tout Zalman-Leïb est un étudiant intelligent et il est encore jeune, sa conduite s’améliorera avec les années. »

Finalement, Rabbi Ber décida qu’il vaudrait mieux qu’il quitte la maison de Mardochée et il alla chez un vieux tailleur nommé Yossé. Ce vieux Yossé avait plus de soixante-dix ans, mais continuait encore à exercer son métier de tailleur.

Yossé était renommé pour son honnêteté. Il continua à exercer son métier de tailleur pratiquement jusqu’à ses derniers jours. Quand Yossé sentit sa mort prochaine, il appela trois de ses amis à son chevet et leur remit le peu d’argent qu’il avait réussi à économiser durant sa vie. Il leur indiqua également l’endroit où ils trouveraient les « takhrikhim » (linceuls) qu’il avait cousus pour lui et sa femme. « L’argent devrait couvrir les frais des funérailles, dit-il. Je ne voudrais pas que d’autres aient à dépenser quelque chose pour nous. Quant au cercueil, vous le ferez du bois de cette table. Qu’elle me soit témoin que je n’ai jamais utilisé du chaatnez pour aucun vêtement, et que je n’ai jamais fait payer à un client plus que je n’aurai dû, ou omis de rendre le tissu qui restait après la confection des habits. »

Tel était l’homme avec lequel Rabbi Ber avait choisi d’habiter et chez qui il espérait trouver la paix.

Cependant, Zalman-Leïb réussit à trouver encore des occasions suffisantes pour continuer à persécuter Rabbi Ber qui avait tellement souffert, le traitant de « vieil ignorant » ou encore de « prédicateur des ignorants ».