Non loin de la ville de Rothenburg – où, il y a environ sept cents ans, le célèbre Rabbi Meïr avait sa Yéchivah – vivait un forgeron juif nommé Issakhar. Son atelier se trouvait dans un bocage où poussaient des arbres toujours verts au bord d’une route qui en reliait deux autres. Celles-ci longeaient respectivement deux fleuves : le Main et le Neckar, et étaient fort fréquentées par les marchands et les chevaliers qui voyageaient, dans un sens comme dans l’autre, entre l’Allemagne et l’Italie.

Issakhar était grand et fort. Naturellement bon, il était toujours disposé à rendre service et les voyageurs juifs aimaient à faire halte dans son humble maison où un lit dans le grenier et un modeste repas leur étaient toujours offerts.

De plus, ils étaient assurés de passer une soirée pleine d’agrément. Car Issakhar non seulement chantait fort bien, mais aussi il avait toujours une bonne histoire à raconter. À les voir, lui et sa femme, on ne pouvait que les penser parfaitement heureux.

Heureux, ils l’étaient, en effet, mais il leur manquait quelque chose pour l’être parfaitement : ils n’avaient pas d’enfant. Les années passaient. Ils eurent plus d’une fois l’idée d’en adopter un, mais qui aurait accepté de donner un enfant à un pauvre forgeron ? Ils finirent par accepter, sans s’y résigner tout à fait, la perspective d’une vieillesse solitaire. Mais une nuit d’hiver, alors que l’orage grondait, quelque chose arriva...

Un bébé !

Issakhar et sa femme étaient plongés dans un profond sommeil quand ils furent réveillés par des coups violents qui faisaient retentir la porte de fer de l’atelier. « Ce doit être un voyageur égaré », pensa Issakhar. Tout somnolent, il jeta un vêtement sur ses épaules et alla entrebâiller la porte. Personne. Il commençait à se demander s’il n’avait pas rêvé, quand une légère plainte parvint à ses oreilles.

Il ouvrit toute grande la porte. Une rafale de vent glacé lui projeta au visage une neige compacte et éteignit la bougie qu’il tenait devant lui. Guidé par les gémissements qu’il continuait à entendre, il tâtonna dans le noir. À un moment, ses mains rencontrèrent quelque chose qu’il prit pour un petit ballot. Il le ramassa avec précaution. C’était un bébé.

Tout excité par sa trouvaille, il referma vivement la porte et appela sa femme : « Viens, viens vite, Dinah, dépêche-toi donc ! »

Cette dernière accourut. Elle ralluma la bougie et jeta un coup d’œil sur le paquet que son mari tenait dans ses bras. Sans prendre le temps de réfléchir, elle se précipita vers la cuisine où la braise brillait encore doucement dans l’âtre. Elle la ranima, mit quelques bûches. Un instant après, le feu crépitait joyeusement. Dinah posa dessus un peu de lait à chauffer. Puis elle revint à la petite créature. Elle lui frictionna délicatement le corps tout bleui par le froid et l’enveloppa dans de chaudes couvertures. Ceci fait, elle lui donna un verre de lait chaud. Les couleurs revenaient peu à peu aux joues de l’enfant qui, visiblement satisfait de tous ces soins, ne tarda pas à s’endormir profondément.

Une découverte

Tout absorbés que fussent Dinah et Issakhar par le sauvetage de cette vie qui ne tenait qu’à un cheveu, ils n’avaient pas cessé de penser à ce mystère de l’apparition soudaine de l’enfant à leur porte.

Maintenant qu’ils avaient fait tout ce qu’il fallait et que le bébé dormait paisiblement dans le berceau improvisé à la hâte et qui n’était qu’un simple panier à linge, ils s’assirent en poussant un soupir de satisfaction et se regardèrent. Ils étaient heureux d’avoir sauvé ce petit être innocent, mais qui pouvaient bien être ses parents ?

Qui était ce mystérieux visiteur qui, à la faveur des ténèbres, avait abandonné l’enfant sur le pas de leur porte par ce froid glacial ?

– Voyons si rien dans ce qui emmaillotait le bébé ne nous permet de l’identifier, dit Dinah ; un billet peut être, ou quelque autre signe...

Ils commencèrent à examiner avec soin le petit tas de linge mouillé. Des couvertures en laine, des langes de qualité fine attestaient suffisamment que les parents de l’enfant appartenaient à une classe sociale plus qu’aisée. Mais alors, si ce n’était pas la pauvreté, quelle autre raison avait pu les amener jusqu’à se séparer d’un si beau bébé ?

Le mystère s’épaissit encore quand ils finirent par découvrir une petite bourse de soie. Ils l’ouvrirent. Elle contenait une chaîne en or d’une grande finesse au bout de laquelle pendait un médaillon. À l’intérieur de celui-ci, une minuscule clef de fer et un billet. Une main inexperte, mais ferme avait tracé en hébreu ces mots : « Je t’en supplie, bon Issakhar, prends soin de ma fille Rachel. Un jour nous reviendrons et nous te récompenserons pour ta peine. Aie confiance, et garde la petite clef. Elle ouvrira en son temps une serrure dont l’importance sera grande pour ma fille. »

Un bonheur sans mélange

Ce billet, au lieu d’éclaircir le mystère, y ajoutait au contraire. Au moins, Issakhar et Dinah étaient-ils heureux de savoir que l’enfant était juive, que ses parents les connaissaient et leur demandaient de prendre soin de leur fille.

Le forgeron et sa femme ne pouvaient savoir combien de temps celle-ci leur serait laissée. Mais ils étaient heureux, presque aussi heureux que si l’enfant était à eux. Déjà l’atmosphère de la maison se transformait par l’effet de cette nouvelle présence.

Les jours, puis les mois passèrent. Le bébé avait grandi et était devenu une belle et saine fillette pleine d’entrain. Pour qui comparait sa grâce, la délicatesse de ses traits et ses boucles noires au robuste forgeron aux cheveux roux, ou à sa non moins robuste épouse, il était difficile de penser que ceux-ci étaient les parents de celle-là.

Mais qu’importait ce contraste ! Rachel était profondément attachée à ses père et mère d’adoption et ces derniers le lui rendaient bien, car leur tendresse était grande. Le bonheur s’était désormais installé dans la maison du forgeron. Un bonheur d’où toute ombre avait enfin disparu.

Rabbi Mosès

Quand Rachel fut assez grande, Dinah lui enseigna tout ce qu’une enfant juive doit savoir et la fillette fit preuve à cette occasion d’une intelligence peu commune.

Mais bientôt, Issakhar et sa femme se rendirent compte de leur insuffisance en tant qu’éducateurs. Il fallut prendre un maître. Le bon forgeron dut puiser dans ses économies pour faire face à ces frais supplémentaires. Un jeune étudiant de la Yéchivah de Rabbi Meïr vint à l’atelier deux fois par semaine donner des leçons à la fillette. Il s’appelait Moïse, mais pour cette dernière, comme pour le couple, il était Rabbi Mosès. Il avait de solides connaissances dans toutes les matières qui touchaient à la vie juive, et il ne manquait pas de sagesse. L’intelligence précoce de Rachel ne risquait pas de l’embarrasser. Dès que la leçon commençait, le forgeron et sa femme abandonnaient chacun leur travail, s’asseyaient aux côtés de la jeune élève et prêtaient une oreille attentive aux explications de Rabbi Mosès.

Avec le temps, tout aurait contribué à faire oublier à Dinah et à Issakhar que Rachel n’était pas réellement leur fille, qu’ils n’en étaient que les parents adoptifs et qu’un jour ses vrais père et mère la réclameraient si, à chaque anniversaire de cette fameuse nuit d’orage où l’enfant avait fait son étrange entrée dans leur maison, une lettre ne leur parvenait, écrite de la même main que le billet initial. La même prière y était répétée : que le forgeron et sa femme prennent soin de Rachel et gardent précieusement la clef de fer.

Un jour, Rabbi Mosès, prenant à part Issakhar, lui confia qu’il serait heureux de prendre Rachel pour femme. Il s’occupait d’elle depuis quelques années, il avait eu le temps de la bien connaître et d’apprécier ses grandes qualités. Le forgeron conta alors au jeune homme l’étrange histoire de la jeune fille. Peu de temps après, il revint sur la question : Rachel leur avait apporté, à lui et à sa femme, la plus grande joie de leur vie, mais ils savaient qu’un jour ses véritables parents viendraient la reprendre. Si Rabbi Mosès désirait toujours l’épouser, et que, d’autre part, elle y consentait, Issakhar et sa femme ne s’opposeraient pas à leur bonheur, en dépit de la peine qu’ils auraient à se séparer d’elle.

Humble autant que pieux, le jeune rabbin répondit : « L’avenir de l’homme est entre les mains de D.ieu. Nul doute qu’Il fasse bien les choses. »

On s’en prend aux Juifs

Rachel, pressentie, consentit au mariage. Les deux jeunes gens se fiancèrent. Rabbi Mosès partit aussitôt chercher un poste de maître ou de rabbin dans une communauté proche. Une fois assuré d’avoir du travail, il reviendrait, épouserait Rachel et l’emmènerait.

Il était absent depuis peu, quand de violentes attaques contre les communautés juives disséminées le long des rives du Main et du Neckar éclatèrent. Le petit village non loin duquel habitait Issakhar ne fut pas épargné. Tandis que les bandes sanguinaires s’en rapprochaient, les Juifs ramassèrent hâtivement ce qu’ils avaient de précieux et coururent chez Issakhar chercher refuge. Son atelier pouvait être mieux défendu que les frêles maisons du village.

La peur n’avait pas de prise sur Issakhar. Il était fort et courageux. La forge contenait beaucoup de barres de fer, de marteaux et d’outils divers qui pouvaient au besoin servir pour se défendre. Il en distribua aux hommes, tandis que Dinah et Rachel se chargeaient des femmes et des enfants qui furent mis à l’abri dans l’immense cave située sous l’atelier.

Supérieurs en nombre

À l’aube, les assaillants, surexcités par d’abondantes libations, arrivèrent. Ils avaient saccagé et incendié les maisons juives du hameau. Ils furent surpris de la résistance que leur opposèrent Issakhar et ses hommes. La puissante musculature du forgeron, unie à sa barbe couleur de feu lui donnait un aspect impressionnant. Il sortit à la tête de ses combattants improvisés. Les pesantes barres de fer et les outils meurtriers tournoyèrent. Ce fut, parmi les assaillants, la débandade. Ils fuirent laissant sur le terrain plusieurs blessés.

Mais ce n’était que pour se regrouper, car ils revinrent. Obligés de battre en retraite, ils attaquèrent encore après avoir reformé leurs rangs. Ils furent repoussés à plusieurs reprises, mais à chaque attaque, quelques hommes d’Issakhar étaient mis hors d’état de combattre. Finalement, les Juifs n’eurent d’autre choix que de se barricader à l’intérieur de l’atelier. Au moins, ainsi, leur résistance se prolongerait encore quelques heures.

Les assiégés se préparèrent à mourir pour la gloire du saint Nom de D.ieu. Ils dirent tous leurs dernières prières, espérant, en dépit de la situation sans issue où ils se trouvaient, un miracle qui les sauverait au dernier moment.

Une aide providentielle

Ce miracle arriva. Ils étaient enfermés depuis peu quand, soudain, ils entendirent, dominant les sauvages rugissements des assaillants, le bruit d’une cavalcade qui approchait rapidement. Presque aussitôt, retentit une voix dominatrice :

– Holà ! Que se passe-t-il ?

– On se paie un peu de bon temps avec les Juifs, fut la réponse.

– Retirez-vous sur-le-champ ! Sinon vous le regretterez !

– Et qui donc es-tu pour nous donner ainsi des ordres ?

Un fouet claqua violemment.

– Voilà comment je réponds aux impertinents, vaurien !

Et ce fut la mêlée, ponctuée par un cliquetis d’épées et de lances. Il ne fallut pas longtemps aux chevaliers pour mettre en déroute les ivrognes. Issakhar et ses compagnons sortirent de leur refuge pour exprimer leur gratitude aux généreux sauveteurs.

– Issakhar ! s’écria le chef de la troupe, ne me reconnaissez-vous donc pas ?

– Non, Excellence, répondit le forgeron après avoir scruté les traits virils de l’homme qui lui parlait. Mais nous vous sommes reconnaissants pour le secours si précieux que vous nous avez apporté. D.ieu vous a envoyé à temps pour nous sauver la vie. Sans vous, nous étions tous morts.

– Comment, en effet, reconnaîtriez-vous en moi le jeune homme que vous avez sauvé un jour des mains de bandits masqués, et soigné si patiemment dans votre mansarde jusqu’à ce que je sois rétabli ? Eh bien, ce jeune homme c’était moi, et je suis très heureux d’avoir enfin payé ma dette. Mais je me trouve ici pour accomplir une mission importante : mon maître, le Duc de Franconie, m’a envoyé chercher la clef de fer qui est chez vous depuis tant d’années.

Le chevalier s’explique

Issakhar pâlit. Tout se confondait dans son esprit. Le Duc de Franconie, la clef de fer, quel rapport pouvait-il y avoir entre l’un et l’autre ? Il regardait le chevalier. Celui-ci se contenta de sourire. Il ordonna à ses hommes de mettre pied à terre, fit de même, jeta la bride à son ordonnance et, prenant le forgeron par le bras, il lui dit :

– Allons dans la maison, je vais tout vous expliquer.

Tous deux s’assirent de part et d’autre de la table. Issakhar offrit à son hère un verre de bière fraîche auquel Dinah ajouta quelques petits mets délicats et savoureux. Puis le chevalier parla :

– N’avez-vous jamais entendu parler de Gundolphe, le noble chevalier de Franconie, frère de mon maître le Duc ? Eh bien, il y a de cela une vingtaine d’années, il se mit en tête d’abjurer sa foi et de se convertir à la religion juive. Il le fit, mais en secret, et plus tard épousa la fille d’Anshel Oppenheim, si bien connu à la Cour. Quiconque à sa place, une fois sa conversion découverte, aurait été bon pour le bûcher. Mais mon maître, le Duc de Franconie, aimait son frère. Il se contenta de le bannir de tous les territoires de Habsbourg. Son exil durerait dix-huit ans ; pendant cette période, lui, ni aucun de ses enfants ne devaient, sous peine de mort, y mettre les pieds. Or, les dix-huit ans sont passés. Mon maître, qui n’a cessé d’avoir beaucoup d’affection pour son frère, entend lui restituer le trésor qui revient de droit à Gundolphe. Ce trésor est enfoui dans les catacombes de son château en Lombardie.

Le mystère éclairci

– Tout cela est fort intéressant, fit le forgeron qui avait écouté avec attention le fascinant récit du chevalier. Mas je ne vois pas le rapport avec moi...

– C’est vous, Issakhar, qui détenez la clef donnant accès à ces richesses. Mais il y a plus : Gundolphe, qui se trouve actuellement en Terre Sainte, a écrit à son frère le Duc, lui demandant de vous retrouver, de vous prendre la clef, de retirer le trésor de sa cachette et de vous le remettre !

Issakhar n’en croyait pas ses oreilles. Rêvait-il ?

– Voici d’ailleurs une lettre que Gundolphe vous envoie.

Les mains tremblantes, le forgeron prit le papier que lui tendait le chevalier. L’écriture lui en était familière ; c’était la même qu’il lisait sur les billets qui lui étaient adressés une fois par an, et où le correspondant mystérieux le priait de prendre soin de Rachel et de la clef de fer.

Il lut :

À Issakhar le Forgeron,

Ma longue habitude de faire ferrer mes chevaux dans votre atelier m’avait permis de mesurer combien pouvaient être grandes votre bonté et votre honnêteté. Cela me décida, quand les circonstances m’y ont contraint, à vous confier mon enfant.

Nous fûmes obligés, ma femme et moi, de fuir notre pays natal : il y allait de notre vie. La clef que portait sur elle notre petite fille est celle du trésor qui lui appartient. Ma femme l’avait hérité de son père. Saisi et caché dans les catacombes, il va être restitué à ma fille par le Duc de Franconie.

Acceptez la dixième partie de ces richesses ; elle vous revient pour le dévouement dont vous avez fait preuve et les soins affectueux dont vous avez entouré Rachel pendant si longtemps. Le reste est à elle. Ma fille est maintenant en âge de se marier, ce sera donc sa dot.

Ce que je vous offre n’est qu’une petite récompense, une faible tentative de payer une dette immense. Mais le Tout-Puissant vous récompensera sûrement mieux que je ne peux le faire.

Il n’y avait pas de doute, l’écriture était bien la même qu’avait lue tant de fois le forgeron. Ainsi donc, le mystère de la naissance de Rachel se trouvait éclairci.

Mariage de Rachel

Issakhar appela aussitôt sa femme et Rachel, et leur raconta ce qu’il venait d’apprendre.

– Maintenant, ma chère enfant, ajouta-t-il s’adressant à cette dernière, tu n’auras aucune difficulté à te monter un foyer conforme à tes désirs. Il n’est que juste que Rabbi Mosès en soit informé aussitôt.

Il fallut plusieurs jours à Rachel pour se remettre de sa surprise et de l’émotion que lui avaient causées les dernières révélations de son père adoptif.

Accompagnée de ce dernier et de sa femme, elle fit, sous la protection du chevalier et de ses hommes, le voyage jusqu’au château du Duc. Elle y fut reçue avec beaucoup d’honneurs. La nièce plut fort à son oncle qui lui demanda si elle aimerait vivre au château avec lui et sa famille ; elle ne tarderait pas à épouser un beau chevalier, ou même un prince. Rachel remercia avec chaleur, mais déclina ces offres si tentantes. Elle dit avec simplicité au Duc que, née juive, elle aimerait le rester ; de plus, elle était déjà fiancée au jeune homme de son choix.

Quand ils eurent passé quelques jours au château, Rachel et ses parents adoptifs reprirent le chemin de Rothenburg. Peu après eut lieu le mariage des deux jeunes gens. Leur maison devait devenir bien vite l’un des foyers juifs les plus connus de ce temps, car la renommée de Rabbi Mosès en tant qu’érudit éminent s’étendit bien au-delà des frontières de la ville.

Quant à Issakhar et sa femme, ils vécurent heureux. Que pouvaient-ils souhaiter d’autre que de voir le bonheur d’une fille qu’ils avaient élevée avec tant d’amour et de dévouement ?