I

Les Fêtes Solennelles de 1940 furent de véritables jours d'expiation et de repentance pour la poignée de Juifs qui restaient encore à Mannheim, en Allemagne. Jusque-là, ils avaient échappé au sort terrible qu'avaient connu leurs frères dans les prisons de la Gestapo ou dans les camps de concentration. Les prières des rescapés étaient pleines du désespoir et du sentiment de totale impuissance dont débordaient leurs cœurs. Tous ceux qui pouvaient compter sur des parents à l'étranger en avaient profité pour partir.

Seuls les pauvres, les malades et les vieux, que le manque de ressources, une santé trop éprouvée ou le grand âge rendaient incapables d'entreprendre le voyage, étaient restés. Roch Hachana fut réellement un jour solennel dans la petite synagogue de la Maison de Retraite, le seul endroit où les Juifs vivaient et priaient encore à Mannheim. Le vieux ‘hazane pleura longuement et amèrement quand il récita le « Ounetaneh Tokef », car il lui était impossible de détourner son esprit de la pensée du lendemain, avec tout ce qu'il comportait de menaçante incertitude et d'angoisse. Qui parmi les présents pouvait savoir ce que réservait ce lendemain ? Les mots mêmes de la prière s'adaptaient si parfaitement à la circonstance : « Qui vivra et qui mourra... Qui périra par le feu, qui par l'eau, qui par la faim ? » Il n'y avait pas de doute, ce Roch Hachana, ce Yom Kipour seraient décisifs, ils décideraient sûrement de leur sort...

Parmi ceux qui soulageaient leur cœur dans la ferveur de la prière se trouvaient Jacob Hoffman, sa femme, frêle et âgée, et leur fille 'Hannah, une jeune femme brillante, mais malheureusement muette. Ils avaient reçu juste la veille une convocation du consulat américain de Berlin, le seul qui, en 1940, fonctionnât encore en Allemagne. Cette convocation, qui ne la connaissait ? Chacun de ces infortunés la souhaitait si ardemment pour lui-même. Dans le piège où ils se sentaient pris, c'était l'unique planche de salut, elle signifiait le départ à brève échéance.

Le fils aîné des Hoffman leur avait envoyé les affidavits grâce auxquels ils pourraient le rejoindre en Amérique. Mais ils savaient trop bien, hélas, que cette convocation ne leur apportait pas le rayon d'espoir qu'elle représentait pour les autres. Il n'y avait aucune chance que 'Hannah, vu son état, soit acceptée par le consul. Et, sans elle, Jacob Hoffman et sa femme ne consentiraient jamais à partir. Que de fois ‘Hannah avait-elle essayé de les persuader ! D'une succession de grognements et de sons inarticulés elle s'était fait un langage, auquel les gestes apportaient leur secours ; et ses parents la comprenaient fort bien. Elle revenait à la charge, inlassablement. Il n'y aurait rien à craindre si on la laissait seule en arrière, elle serait tout à fait capable de s'occuper d'elle-même et sous aucun prétexte ils ne devaient manquer cette occasion unique de sauver leur vie. 'Hannah multipliait ses tentatives, mais quelque chose au fond de son cœur lui disait que ses parents étaient résolus à demeurer avec elle, quelles qu'en fussent les conséquences. Sa peine n'en fut que plus profonde. Que pouvait-elle faire sinon demander à D.ieu Son aide ? Elle Le suppliait dans ses prières avec une ferveur redoublée.

II

Roch Hachana passa, mais les appels du Choffar retentirent pour les Hoffman au long des Dix Jours d'Expiation. Silencieux et maussades, ils étaient assis autour de la table dans la petite chambre qu'ils occupaient depuis novembre 1938, quand les nazis les eurent expulsés de leur belle maison. Chacun d'eux évitait le regard des autres comme s'il avait été coupable de ce qui leur arrivait. La lettre du consulat américain traînait sur la table, mais elle ne servait qu'à redoubler leur détresse.

Puis vint Yom Kippour. La crainte d'un destin qui s'annonçait sous les couleurs les plus sombres se lisait sur les visages des fidèles tout de blanc vêtus. Ils écoutaient la voix de leur ‘hazane, mais leur ouïe, exacerbée par l'angoisse, ne manquait rien du bruit sourd des pas des S.S. sur les pavés de la rue. Les nazis allaient-ils faire irruption dans la synagogue ? Allaient-ils les emmener ? Ou se dirigeaient-ils ailleurs, vers un endroit où le coup de filet serait plus substantiel ? Le claquement saccadé et fier de ces talons dans le silence faisait perdre toute contenance à ces pauvres Juifs découragés et sans défense. Ils veillèrent toute la nuit dans la petite synagogue, récitant mot à mot les Psaumes. Tout leur désespoir, toutes leurs craintes, étaient exprimés de manière si touchante dans ces Psaumes du roi David ! La douleur et les angoisses de ces malheureux s'exhalèrent en un long cri d'agonie plein d'amertume et qui dura toute la nuit. 'Hannah veillait également et récitait elle aussi les Psaumes. Dans ce monologue adressé à D.ieu, au moins n'était-elle plus muette. Sa prière, même marmonnée, était aussi éloquente et aussi fervente que celle des autres. Elle priait pour qu'un miracle s'accomplît...

III

Minuit avait sonné depuis longtemps, et aux hautes voix suppliantes des hommes s'était, peu à peu, substitué un bourdonnement fatigué et continu. Tout à coup le mugissement aigu des sirènes déchira le silence profond de la nuit. Toutes les lumières s'éteignirent. Seule une petite bougie éclairait de sa lueur vacillante les visages des hommes et y faisant danser des ombres jaunâtres. Ils attendaient, anxieux, leurs lèvres mâchonnant les mots des Psaumes. Aussitôt le fracas des canons antiaériens commença. Les avions anglais ne devaient pas être loin. En effet, on ne tarda pas, en dépit du vacarme, à percevoir leur puissant ronflement. Maintenant ils étaient au-dessus de la ville. Des explosions assourdissantes qui ébranlaient la petite synagogue annonçaient aux Juifs hors d'haleine que les bombes atteignaient leurs cibles. 'Hannah, immobile dans son coin, regardait anxieusement son père de l'autre côté du treillis qui séparait les hommes des femmes. Seule la tenaillait la peur qu'il ne lui arrivât malheur. À elle-même, elle ne pensait guère. Les avions semblaient maintenant tournoyer au-dessus de leurs têtes...

La déflagration fut terrible. Le déplacement violent de l'air brisa tous les carreaux de la synagogue et la fit trembler sur sa base comme si une main géante l'avait secouée. On entendit des cris. La frayeur et la confusion étaient portées à leur comble par les éclats brusques des flammes jaunâtres qui déchiraient l'obscurité de la nuit.

Puis les bombardiers s'éloignèrent. Les hommes reprirent leurs prières interrompues.

Alors, c'est arrivé. Un cri rauque de femme éclata au milieu du murmure des fidèles. À ce moment précis la lumière fut rétablie, et les hommes virent 'Hannah debout, le visage inondé de larmes, et qui répétait d'une voix que l'émotion étranglait : « Je peux parler ! Écoutez, je peux parler ! »

Le choc violent avait libéré sa langue qu'un autre choc avait nouée depuis son enfance !

En ces heures les plus noires de leur vie, les Juifs de cette ville défigurée par les bombes passèrent dans leur petite synagogue le plus heureux Yom Kippour qu'ils eussent connu. Ils avaient été témoins d'un miracle et appris la prodigieuse puissance de la foi. Ils continuaient à demander dans leur prière « Qui périra par le feu, qui par l'eau, qui par l'épée ? », mais leur ferveur était désormais pleine d'espoir. Ils étaient inspirés par 'Hannah qui demeura debout toute la journée et ne cessa de remercier D.ieu de Sa miséricorde.

Quatre semaines s'étaient à peine écoulées que les Hoffman au complet quittèrent Mannheim à destination du Portugal. Là ils s'embarquèrent sur le bateau qui devait les emmener sans tarder aux États-Unis.