Rabbi Chnéour-Zalman, ou le Alter Rebbe (le « Vieux Rabbi »), comme l'appellent ses nombreux disciples, consacrait beaucoup de son temps à ses frères juifs. Il les aidait non seulement dans leur vie spirituelle en leur enseignant par la parole et par l'exemple la manière de servir D.ieu avec amour, joie et dévotion, mais aussi dans leur vie matérielle. Il secourait les familles nécessiteuses tant de Russie que de Terre Sainte. Quand les fonds dont il disposait s'amenuisaient, il envoyait quelques-uns de ses disciples les plus proches rendre visite à ses amis et à ses adeptes, et recueillir des donations destinées à soulager ceux qui, étant dans le besoin, comptaient sur son aide.

Aussi, un jour, Rabbi Chnéour-Zalman appela-t-il un de ses disciples et le chargea d'une de ces missions à travers le pays. Il se nommait Reb Zalman Zesmer. Le Alter Rebbe lui donna sa bénédiction en y ajoutant une recommandation assez sibylline : durant son voyage, le disciple devait s’abstenir de passer la nuit dans toute maison ou auberge dont la porte était orientée vers l'est. Que signifiait cette recommandation ? Reb Zalman Zesmer en fut intrigué ; mais les paroles du Rabbi étaient des ordres qu'aucun disciple n'eût songé à discuter. Qu'on les comprît ou non, on obéissait.

Le départ

Reb Zalman Zesmer ne perdit pas de temps, il fit ses préparatifs. À cette époque-là, les trains, comme on sait, n'existaient pas. Les longs déplacements se faisaient à cheval ou en calèche. Le disciple engagea un cocher qui possédait une calèche et un cheval ; et le lendemain de bonne heure, tous deux partirent pour le long et pénible voyage. Mais l'inconfort inquiétait peu Reb Zalman Zesmer ; il était heureux d'accomplir une grande Mitzvah.

Il passa par des villes et des villages, s'arrêtant où il le fallait. Partout l'accueil fut cordial. Les Juifs sollicités ne se faisaient pas prier ; au contraire, ils ne demandaient qu'à contribuer généreusement au succès d'une œuvre dont ils connaissaient le caractère profondément humain et les mérites. D'autant plus que Reb Zalman Zesmer n'était pas qu'un simple collecteur de fonds ; il apportait à ces cœurs charitables et bons les paroles de bénédiction, de réconfort et d'encouragement du saint Alter Rebbe, et leur répétait ce qu'il avait appris de lui touchant la Torah et les Mitzvoth, de même que les propos pleins de sagesse recueillis de la bouche même du maître.

Dans la forêt

L'itinéraire achevé et le programme rempli, Reb Zalrnan s'apprêta à prendre le chemin du retour, heureux de constater que D.ieu avait béni son entreprise puisqu'elle avait été couronnée de succès et qu'il rapportait au Alter Rebbe une somme importante qui permettrait de soulager les souffrances de bien de familles dans le besoin.

Les étapes se succédaient rapprochant le rabbin et le cocher de leur point de départ. À un moment, ils durent traverser une forêt. Ils espéraient achever leur étape et atteindre l'auberge prochaine avant la fin du jour ; ils étaient encore dans la forêt quand la nuit tomba. Une obscurité profonde les enveloppa. Ils poursuivirent leur chemin. Mais le cocher ayant sans doute cédé à la fatigue et s'étant assoupi sur son siège, le cheval que nul ne guidait plus quitta la route et alla où bon lui semblait. Quand le cocher s'en aperçut, il ne put que constater qu'ils s'étaient égarés. Il en fut effrayé, ce qui donna à Reb Zalman quelque inquiétude. Il pensait à l'importante somme d'argent qu'il transportait. Mais bientôt leur anxiété se dissipa, ils voyaient au loin une lumière. Le cocher guida son cheval dans sa direction, et peu après, les deux hommes se trouvaient devant une maison brillamment éclairée. Ils sortirent de la voiture, se dirigèrent vers la porte et l'un d'eux frappa. Un vieux Juif leur ouvrit et les fit entrer. Une auberge au cœur de la forêt, cela parut étrange à Reb Zalman ; cela ne l'empêcha pas d'être fort satisfait de pouvoir passer la nuit à l'abri des surprises de la route.

Tandis que le cocher sortait dételer le cheval et lui donner sa ration de foin et d'eau, Reb Zalman se préparait pour la prière de Maariv. Entre temps, le cocher, rentré avec leurs bagages, s'y préparait lui aussi. Après s'être lavé les mains, Reb Zalman demanda à l'aubergiste de quel côté se trouvait l'orient, car, comme chacun sait, le fidèle doit faire sa prière tourné vers le levant. Le vieux Juif indiqua du doigt la porte. En apprenant cela, Reb Zalman fut fort troublé. Le Alter Rebbe ne lui avait-il pas recommandé de ne point passer la nuit dans une maison dont la porte d'entrée donnait sur l'est ?

S'efforçant de cacher son émotion, il donna au cocher l'ordre de transporter leurs bagages à nouveau dans la voiture et d'atteler le cheval.

– Nous partons sur-le-champ, dit-il au cocher interloqué.

– Et où irons-nous dans la nuit noire, perdus dans cette forêt ? fit ce dernier en se demandant à part soi ce qui arrivait au sage et bon Reb Zalman. Avait-il perdu la raison ?

– Fais comme je te dis, et ne pose pas de questions. Surtout ne perds pas de temps.

Le cocher obéit ; il prit les bagages et se dirigea vers la porte. Mais soudain, l'hôte parut dans l'encadrement de celle-ci, bloquant le passage.

– Non, mes amis, vous ne partirez pas, dit-il avec un mauvais sourire. Vous resterez, au contraire. Faites-le de bon gré et ne me mettez pas dans l'obligation de vous y contraindre, ajouta-t-il avec un ton de menace dans la voix. J'aime beaucoup qu'on vienne me rendre visite. J'aime surtout les visiteurs inattendus, ils entrent facilement chez moi. Quant à sortir, c'est une autre affaire...

Ceci dit, il quitta la pièce, fermant violemment la porte sur les deux hommes atterrés et la verrouillant du dehors.

Seulement alors, Reb Zalman et son cocher se rendirent compte de la situation angoissante où ils se trouvaient. Ils regardèrent autour d'eux. Les fenêtres étaient gardées par d'épais volets fermés de l'extérieur. Aucune possibilité de fuite. Les deux prisonniers ne pouvaient que se mettre en prière et espérer un miracle.

Peu de temps s'était écoulé quand ils entendirent au-dehors un bruit de pas. Des hommes marchaient pesamment tout en parlant. Reb Zalman colla son oreille à la porte, s'efforçant de saisir ce qu'ils disaient.

– À qui sont la voiture et le cheval qui sont là ? Quelle sorte d'oiseaux tu as pris dans ton piège ? demandait une voix rude.

– D'une pierre deux coups ! fit une autre que Reb Zalman reconnut.

C'était celle de l'aubergiste qui ponctua sa phrase d'un gros rire auquel se joignirent d'autres hommes.

Rien ne lui demeure caché

Les pas approchèrent. Reb Zalman et le cocher reculèrent. La porte s'ouvrit et six hommes, conduits par l'aubergiste, entrèrent qui les dévisagèrent sans aménité.

– Bon, nous nous occuperons d'eux plus tard, nous avons tout le temps, fit au bout d'un moment celui qui paraissait être le chef de la bande. Allons d'abord manger un morceau, ces oiseaux ne s'envoleront pas.

Les deux prisonniers pâlirent de frayeur. Avec des hommes de cette espèce, en appeler aux sentiments, demander grâce, essayer d'attendrir, de persuader, tout cela serait vain, pensa Reb Zalman. Affermissant sa voix, il dit à l'aubergiste :

– Nous sommes ici entre vos mains. Mais je tiens à ce que vous sachiez que vous ne vous tirerez pas de cette aventure sans dommage. J'ai été chargé d'une mission par le grand et saint Rabbi Chnéour-Zalman. Rien ne lui demeure caché. J'ajouterai qu'il m'avait recommandé à mon départ de ne pas demeurer dans une maison dont la porte donne sur l'orient. Découvrant mon erreur après être entré chez vous, j'ai décidé de quitter sur-le-champ ; c'était déjà trop tard. Mais il n'est pas trop tard pour que vous nous aidiez à sortir de ce mauvais pas. Souvenez-vous, le Alter Rebbe ne vous tiendra pas quitte s'il nous arrive malheur...

– Qu'est-ce qu'il est en train de raconter là ? demanda le chef.

– Oh, des bêtises. Venez, je vais vous donner quelque chose à manger. Et à boire aussi, bien entendu, répondit l'aubergiste.

Ceci dit, toute la bande sortit et la porte fut verrouillée à nouveau.

Le miracle

Reb Zalman commença à réciter les Téhilime. Il avait le cœur serré, et des larmes coulaient sur ses joues. Les six hommes ne devaient pas être loin, car les éclats de leur voix, à mesure qu'ils buvaient, s'entendaient de plus en plus. Mais rien ne pouvait distraire le pieux rabbin de ses prières. Il pria toute la nuit avec beaucoup de ferveur et invoquait sans cesse le Alter Rebbe pour qu'il intercédât auprès du Tout-Puissant en leur faveur.

Il n'avait pas encore achevé ses prières quand il entendit un bruit de pas étouffés qui se dirigeaient lentement vers la porte. Celle-ci s'ouvrit et l'aubergiste parut.

– Allons, vite, filez d'ici ! fit-il dans un souffle.

Reb Zalman n'en croyait pas ses oreilles. Lui et le cocher se levèrent aussitôt et sortirent. Au passage, ils aperçurent dans une pièce contiguë les six bandits vautrés ivres morts sur le sol, et frissonnèrent.

Les deux prisonniers se hâtaient, aidés par le vieux Juif.

– Vous devez la vie à votre Rabbi, dit-il à Reb Zalman quand tout fut prêt. Tenez, ajouta-t-il rudement, voici cinquante roubles pour ses œuvres. Et n'oubliez pas de lui demander de prier pour moi.

Il donna au cocher toutes les explications qui lui permettraient de retrouver sans encombre son chemin.

– La ville la plus proche n'est pas loin, conclut-il. Aussitôt arrivés là, prévenez la police de ce qui vous est arrivé. Faites vite.

Une nuit sans sommeil

Reb Zalman était plein de compassion pour le vieux Juif.

– Par quelles circonstances malheureuses vous êtes-vous trouvé mêlé à ces bandits ? lui demanda-t-il ; et que va-t-il advenir de vous ?

– Oh ! C'est une longue histoire, et le temps presse. Ne vous inquiétez pas pour moi. Faites vite !

Pleins de reconnaissance envers le Tout-Puissant pour cette délivrance miraculeuse, Reb Zalman et son cocher s'empressèrent de quitter les lieux.

Quand enfin ils furent arrivés à Lyadi et que le bon disciple se rendit chez le Alter Rebbe, ce dernier l'accueillit, un sourire heureux aux lèvres.

– Pourquoi ne m'avoir pas écouté ? lui demanda ce dernier.

– Quand j'ai découvert mon erreur, il était trop tard, expliqua Reb Zalman Zesmer.

– Grâce à D.ieu, il n'était pas trop tard. Mais tu aurais dû être plus attentif ; à cause de toi, j'ai perdu toute une nuit de sommeil... Quoi qu'il en soit, les voies de la Providence sont étranges, car tu t'es égaré pour aider un autre Juif égaré à retrouver son chemin.

En posant les sommes collectées sur la table du Rabbi, Reb Zalman y ajouta le billet de cinquante roubles, en l'accompagnant du message de l'aubergiste. Rabbi Chnéour-Zalman prit le billet et le glissa dans une fente entre deux poutres qui formaient saillie dans le mur.

L'aubergiste repenti

Beaucoup de mois plus tard, un mendiant tout couvert de poussière frappa à la porte de la maison du Alter Rebbe et demanda à le voir. Le Rabbi refusa de le recevoir, mais il prit le billet de cinquante roubles glissé dans la fente et dit à Reb Zalman qui était là de le lui remettre.

Reb Zalman Zesmer obéit. Comme il tendait le billet au mendiant, il eut l'impression de l'avoir déjà rencontré ; mais il ne put se souvenir ni où, ni en quelle circonstance. Le vieux mendiant n'était autre que l'aubergiste qui leur avait sauvé la vie, à lui et au cocher, au cours de cette nuit terrible où ils s'étaient perdus dans la forêt.

Après cette nuit fatidique, cet homme avait résolu de s'amender. Il quitta sa maison, abandonnant tout ce qu'il possédait, et disparut le matin même. Quand, après bien des vicissitudes, il se présenta chez le saint Rabbi et que ce dernier refusa de le recevoir, il comprit qu'il avait encore à affronter beaucoup d'épreuves avant de racheter toutes ses fautes passées et d'être digne de se trouver face à face avec le grand, le saint Alter Rebbe.