Non loin de Jérusalem vivait un Juif. Il se nommait Hyrkanos et était fort riche. L'un de ses fils s'appelait Eliézer ; il n'avait nullement la réputation d'un érudit, et on ne le croyait guère capable de comprendre les enseignements de la Torah. Élevé à la campagne, comme ses frères, il employait ses journées à labourer, planter, faire paître les troupeaux et à d'autres travaux semblables.

Son entourage connaissait mal Eliézer. En réalité, il n'était pas content de vivre à la campagne. Il aspirait ardemment à Jérusalem, la grande ville, où brillaient les grandes académies de Torah et les érudits illustres. Sa pensée s'attardait souvent au Créateur et à la sagesse avec laquelle Il gouvernait le monde. Il allait, profondément absorbé, comme plongé dans un rêve, ce qui faisait croire à son père et à ses frères qu'il n'était qu'un paresseux et un bon à rien. Il était différent d'eux, ils se prirent à le détester. Dans ces cas, la méchanceté devient une réaction presque naturelle, inconsciente ; ils se déchargèrent sur lui de tous les travaux pénibles.

Vers Jérusalem

Les frères d'Eliézer allèrent un jour labourer un champ dans la vallée. Là, la terre était tendre et facile. Le lot qui lui échut, à lui, fut la dure et pier­reuse colline. Il s'appliqua néanmoins et fit de son mieux. Mais à un moment, la bête qui tirait la charrue buta sur un gros caillou, tomba et se cassa une patte. Cet accident, apparemment banal, suffit à donner à Eliézer la petite poussée dont il avait besoin. Il n'était pas heureux, nous l'avons dit. Il décida de quitter sa maison et sa campagne pour de bon, et de se rendre là où il pourrait étudier la Torah.

Quand ses frères découvrirent sa disparition, ils allèrent sur-le-champ trouver leur père et l'informèrent de la fuite d'Eliézer. Hyrkanos entra dans une grande colère et déclara qu'il ne permettrait jamais au fils rebelle de regagner le toit paternel ; de plus, il le déshériterait.

Pendant ce temps, Eliézer marchait à grands pas sur la route menant à Jérusalem. Il y arriva enfin, fourbu et affamé et, sans perdre de temps, il prit le chemin de la grande Yéchivah de Rabbi Yo'hanan ben Zackaï.

Au Beth Hamidrache

Ce dernier vit devant lui un jeune homme de plus de vingt ans, maigre et pâle, mais qui brûlait du désir ardent d'étudier la sainte Torah. L'entretien qu'il eut avec Eliézer lui permit de constater les aptitudes exceptionnelles du jeune homme qu'il accepta aussitôt dans sa Yéchivah.

Eliézer commença à étudier ; il le fit de toutes ses forces, de tout son cœur. Ses progrès furent rapides. Il n'avait pas de ressources et souffrit de la faim. Mais personne ne le sut, car il ne s'en plaignit jamais.

Un beau matin, Hyrkanos arriva à Jérusalem ; il venait voir Rabbi Yo'hanan ben Zackaï pour lui demander son consentement au projet que lui, Hyrkanos, avait formé de frustrer son fils de sa part d'héritage. Le sage découvrit bien vite que le fils en question n'était autre que son élève Eliézer, mais il n'en laissa rien paraître. Il se contenta d'inviter Hyrkanos à venir au Beth Hamidrache où seraient réunis par ses soins tous les grands érudits et les notables de la communauté. Au jour dit, Hyrkanos se présenta au Beth Hamidrache. Quand l'assistance fut au complet, Rabbi Yo'hanan ben Zackaï demanda à Eliézer, présent lui aussi, de faire un discours talmudique.

Hyrkanos stupéfait

Eliézer obéit. Il prononça des pa­roles pleines de Torah, de chaleur et de sagesse. On eût dit que des étin­celles jaillissaient de sa bouche. Tous les présents en étaient stupéfaits et fascinés. Le plus surpris fut, cela va sans dire, Hyrkanos lui-même. Il ne savait s'il rêvait ou si c'était bien son propre fils qui tenait de si sages pro­pos, étincelants d'érudition et d'intel­ligence.

Il s'approcha de Rabbi Yo'hanan ben Zackaï et lui dit : « J'étais venu à Jérusalem avec l'intention de priver mon fils de la part qui lui revient de ma fortune. Je viens de prendre une autre décision : il aura, au contraire, tous mes biens, y compris les parts revenant normalement à ses frères. »

Mais Eliézer fut catégorique ; il refusa la plus petite parcelle des biens devant revenir à ses frères.

Rabbi Eliézer devint très célèbre. Le Nassi (« Prince »), Rabbi Chimone ben Gamliel, en fit son gendre, lui accordant la main de sa fille Eyma-Chalom.

Quand, de Jérusalem assiégée avant la destruction du second Beth Hamikdache, Rabbi Yo'hanan ben Zackaï put quitter la ville d'étrange manière (on le prétendit mort et on le mit, bien vivant, dans une bière), Rabbi Eliézer fut l'un des disciples qui transportèrent le cercueil. Plus tard, il accompagna son maître bien-aimé à Yavneh.

Il possédait une mémoire extraordinaire, ce qui lui permettait de ne jamais oublier un seul mot de ce qu'il apprenait. Rabbi Yo'hanan ben Zackaï le comparait à un puits aux parois cimentées et dont pas une goutte d'eau ne pouvait se perdre. Ce maître disait aussi de lui : « Si tous les Sages d'Israël devaient être placés sur un plateau de la balance, et Rabbi Eliézer sur l'autre, celui-ci serait le plus lourd. »

« Pur »

Rabbi Eliézer fonda une Yéchivah à Lod (Lydda) ; les grands érudits qu'elle forma la rendirent célèbre.

Nombreuses étaient les paroles de sagesse qu'il adressait à ses disciples. Il disait : « Repentez-vous la veille du jour de votre mort ! » Et quand les disciples demandaient comment ils pouvaient connaître le jour de leur mort, il répondait : « Là est justement la question. Du fait qu'un homme ignore quand il va mourir, il doit se repentir chaque jour ! »

Sur son lit de mort, ses disciples l'entouraient toujours afin qu'il leur enseignât encore quelque chose. Ils lui posaient des questions sur certains points, difficiles à comprendre, de la loi juive et il répondait à toutes. Ainsi, un vendredi, soir, plongé dans l'étude de la Torah, et ayant répondu par le mot « pur » à la question finale, son âme sainte monta au ciel.