D.ieu parla à Moïse et Aaron en terre d’Égypte, en disant : Ce mois sera pour vous la tête des mois – le premier des mois de votre année.
Exode 12,1-2
Rabbi Eliézer dit : Le monde fut créé en Tichri... Rabbi Yehochoua dit : Le monde fut créé en Nissan.
Talmud, Roch Hachana 10b-11a
Le Talmud rapporte un échange entre les sages d’Athènes et Rabbi Yehochoua, au cours duquel les philosophes grecs mirent au défi le sage talmudique d’identifier le centre exact du monde. Rabbi Yehochoua leva son doigt et dit : « C’est exactement ici. Vous pouvez prendre des cordes et le mesurer, si vous le souhaitez. »
Comme chaque écolier le sait aujourd’hui, la Terre a une forme sphérique, ce qui signifie que chacun de ses points peut être considéré comme son centre. Si un certain point est considéré comme le haut ou le bas du globe, ou si une certaine moitié est désignée comme son hémisphère oriental ou occidental, ce ne sont là que des expressions d’une vision historique ou conceptuelle particulière de notre monde. En termes purement géométriques, la surface d’une sphère n’a ni haut, ni bas, ni centre définis, tout comme un cercle est une ligne sans début ni fin définis.
Le temps dans lequel nous évoluons a également une forme circulaire. Alors que nous voyageons à travers le temps, nous entrons en contact avec les différentes qualités dont le Créateur l’a imprégné : la liberté à Pessa’h, la solennité à Roch Hachana, la joie à Soukkot, et ainsi de suite. Mais chaque année, nous revenons, comme un voyageur faisant le tour du globe, au même point du cycle annuel où nous nous trouvions un an plus tôt. Théoriquement, tout point de ce cycle peut être regardé comme son commencement.
Cela explique une particularité du calendrier juif. Nous savons que l’année juive commence le 1er Tichri – le jour que nous observons comme Roch Hachana, « la Tête de l’Année » – et se termine douze (ou treize) mois plus tard, le 29 Eloul. Mais si la tête de l’année est le 1er Tichri, pourquoi la Torah (dans Lévitique 23,24) désigne-t-elle Tichri comme le septième mois de l’année ? Et pourquoi le mois de Nissan, qui survient au milieu de l’année commençant à Tichri, est-il désigné – dans la toute première mitsva commandée au peuple juif – comme « la tête des mois, le premier des mois de votre année » ?
Mais comme une sphère avec deux pôles, l’année juive a deux « têtes » ou points de référence principaux, chacun constituant également son commencement. Notre voyage annuel à travers le temps est en réalité deux voyages : un voyage de Tichri à Eloul, et un voyage de Nissan à Adar. Chaque jour du calendrier juif peut être vécu à deux niveaux différents, car il existe simultanément dans ces deux cadres.
(Par exemple : dans l’année de Tichri à Eloul, Yom Kippour est l’apogée des Dix Jours de Repentance qui commencent à Roch Hachana ; sur le calendrier de Nissan à Adar, Yom Kippour est le second « don de la Torah », point culminant d’un processus de 120 jours qui commence à Chavouot. Dans l’année de Tichri à Eloul, le septième jour de Pessa’h est la « naissance des âmes » cosmique, suivant leur « conception » à Chemini Atséret, le huitième jour de Soukkot ; dans l’année de Nissan à Adar, Pessa’h est la première fête, inaugurant un cycle qui culmine à Pourim, « le dernier miracle » et le but ultime dans notre quête de connexion avec D.ieu.)
Un peuple miraculeux
Comme nous l’avons déjà noté, ces deux commencements de l’année juive sont désignés dans la Torah comme des « têtes ». Le 1er Tichri est Roch Hachana, « la Tête de l’Année », tandis que le mois de Nissan est désigné comme « la tête des mois ».
La tête constitue la partie la plus élevée du corps, tant au sens littéral et spatial que comme siège de ses facultés les plus élevées et sophistiquées. Plus significativement, elle sert de centre nerveux et de commandement du corps, fournissant la conscience et la direction qui guident les divers composants du corps vers un objectif unifié.
Et l’année juive n’a pas une mais deux têtes. Car la vie juive englobe deux modes d’existence différents – voire contrastés – chacun avec son propre centre nerveux et son quartier général.
La « Tête de l’Année » que nous connaissons tous – celle où nous sonnons le chofar et prions pour une année de vie et de prospérité – survient le 1er Tichri. Le 1er Tichri est l’anniversaire de l’œuvre créatrice de D.ieu, en particulier, de Sa création de l’homme. En ce jour, nous réaffirmons notre engagement vis-à-vis de D.ieu comme notre Créateur et Roi, et demandons qu’Il nous inscrive dans le Livre de la Vie.
Mais si le 1er Tichri est le premier jour de l’histoire humaine, le mois de Nissan marque la naissance du temps juif. Le 1er Nissan, 2448 ans après la création d’Adam, D.ieu commanda Sa première mitsva au peuple d’Israël naissant : établir un calendrier basé sur le cycle lunaire mensuel. Le 15 de ce mois, le peuple juif sortit de terre d’Égypte et entama son voyage de sept semaines vers le Mont Sinaï.
Le Juif est un citoyen du monde de D.ieu – un statut qu’il partage avec tous les autres peuples et toutes les autres créatures. À ce titre, sa tête de l’année est le 1er Tichri, l’anniversaire de l’homme et le Roch Hachana du monde naturel. Mais le Juif participe également d’une autre réalité – une réalité née des événements extraordinaires de la Sortie d’Égypte, de l’ouverture de la mer Rouge et de la révélation divine au Sinaï. Cette dimension de son existence possède sa propre « tête » : le mois miraculeux de Nissan.
Pendant les vingt-cinq premiers siècles de l’histoire humaine, la relation fondamentale et naturelle entre le Créateur et la création prévalut. La Torah rapporte des miracles et des événements surnaturels avant la Sortie d’Égypte, mais il ne s’agit que d’exceptions, des dérogations temporaires de la part de D.ieu par rapport à Sa façon habituelle de gouverner le monde selon la formule prédéfinie que nous appelons « les lois de la nature ». La Sortie d’Égypte, en revanche, donna naissance au Juif, un être dont l’existence même constitue un miracle perpétuel. Le Juif fait de la rédemption une réalité permanente, vivant une vie dans laquelle le miraculeux devient la norme.
D.ieu de la Sortie d’Égypte
C’est pourquoi, lorsque D.ieu Se révéla à nous au Sinaï, Il proclama : « Je suis l’Éternel ton D.ieu, qui t’a fait sortir de la terre d’Égypte, de la maison d’esclavage. » N’aurait-il pas été plus approprié, demandent les commentateurs, que D.ieu Se présente comme le créateur des cieux et de la terre ? Le fait que nous Lui devions notre existence même n’est-il pas plus significatif que le fait qu’Il nous ait fait sortir d’Égypte ?
Mais D.ieu en tant que créateur des cieux et de la terre, D.ieu en tant qu’auteur de la nature, est le D.ieu qu’Israël partage avec le reste de la création. Au Sinaï, cependant, D.ieu ne nous parla pas en tant que D.ieu de la création, mais en tant que D.ieu de la Sortie d’Égypte. Au Sinaï, un nouveau chapitre s’ouvrit dans les relations divino-humaines, alors que D.ieu et le peuple d’Israël s’engagèrent dans une relation miraculeuse – une relation qui ne reconnaît pas les impératifs de la convention et de la normalité.
C’est pour cette raison que nos sages interrogent la présence même des 2448 premières années de l’histoire dans la Torah. Dans son commentaire sur le tout premier verset de la Torah, Rachi cite la question posée par Rabbi Its’hak :
Pourquoi la Torah commence-t-elle par « Au commencement [D.ieu créa les cieux et la terre] » ? Elle aurait dû commencer par « Ce mois sera pour vous [la tête des mois] », qui est la première mitsva commandée à Israël.
Si la Torah est le texte qui établit notre mandat en tant que peuple non restreint par les lois naturelles et historiques, quelle est la raison d’être des événements de l’ère pré-Sortie d’Égypte ? Et même s’ils ont une valeur historique et éducative, la Torah devrait-elle commencer par ces récits ?
Références croisées
Et pourtant, la Torah ne commence pas avec cette première mitsva, commandée le 1er Nissan, mais avec la création du monde le 1er Tichri. Notre alliance avec D.ieu, bien qu’issue de la Sortie d’Égypte et de caractère Nissan/miraculeux, a ses racines dans le sol naturel de Tichri.
En effet, la Sortie d’Égypte elle-même a aussi ses débuts dans le mois de Tichri : le Talmud nous enseigne que le cheminement de notre libération d’Égypte débuta le 1er Tichri, lorsque les travaux forcés imposés à nos ancêtres par les Égyptiens cessèrent six mois avant qu’ils ne quittent effectivement l’Égypte.
L’inverse est également vrai : la création du monde naturel en Tichri a ses origines dans le mois de Nissan. Nos sages nous disent que bien que le monde physique fut créé durant les six jours qui culminent le 1er Tichri, la « pensée » ou l’idée de la création fut créée six mois plus tôt (des mois conceptuels, bien sûr, puisque le temps physique fait lui-même partie de la création physique), le 1er Nissan.1
En d’autres termes, les systèmes temporels naturel et miraculeux sont mutuellement interconnectés, chacun constituant le fondement de l’autre.
En tant que Juifs, nous suivons les deux cycles, embrassant les deux mondes. D’une part, même les aspects les plus naturels de nos vies sont fondés sur le miraculeux et sont imprégnés d’une vision qui transcende la norme. D’autre part, nos accomplissements les plus miraculeux s’ancrent dans la réalité naturelle.
Car notre mission dans la vie ne peut être accomplie qu’en habitant les deux mondes – qu’en faisant partie du monde naturel et, en même temps, en s’élevant au-dessus de lui pour transcender ses restrictions et limitations.
Le caractère paradoxal
Notre mission dans la vie est de transformer la nature même de la réalité ; comme l’enseigne le Midrash, de construire « une résidence pour D.ieu dans les mondes inférieurs ». Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi écrit dans son Tanya : « C’est en cela que réside l’homme ; c’est la finalité de sa création et de la création de tous les mondes » que nous transformions les mondes inférieurs (c’est-à-dire le monde naturel, matériel, qui par sa nature dissimule la face de son Créateur) en un environnement réceptif à la vérité divine, en un lieu où la bonté et la perfection de D.ieu sont à leur place et sont la réalité dominante.
Mais voici le paradoxe, un cercle logique apparemment fermé : faisons-nous partie nous-mêmes de ce « monde inférieur » que nous devons transformer, ou sommes-nous au-dessus de celui-ci ? Si nous faisons partie intégrante du monde matériel, comment pouvons-nous véritablement le changer et l’élever ? Comme le dit l’axiome talmudique : « Un prisonnier ne peut se libérer lui-même de sa propre prison » – s’il est lui-même lié par ses propres paramètres, d’où pourrait provenir sa capacité à les dépasser ? D’autre part, si nous sommes, par essence, des êtres transcendants, existant au-delà des limites de la réalité naturelle, alors quel que soit l’effet que nous ayons sur le monde, il ne peut véritablement être considéré comme « une résidence pour D.ieu dans les mondes inférieurs ». Car le monde en soi n’aura pas été transformé, mais simplement dominé par une force supérieure. Le véritable sens d’une « résidence dans les mondes inférieurs » est que les mondes inférieurs eux-mêmes changent, de l’intérieur.
Ainsi, pour réaliser Son but dans la création d’une résidence dans les mondes inférieurs, D.ieu créa le Juif, un hybride des réalités de Tichri et de Nissan. Car ce n’est qu’en incorporant ces deux cycles temporels dans nos vies, en alliant une approche qui transcende la norme avec une démarche naturelle et pragmatique, que nous pouvons réaliser la rédemption de nous-mêmes et de notre monde. Ce n’est qu’en tirant des forces d’en haut pour changer de l’intérieur que nous pouvons faire de notre monde une résidence pour D.ieu.
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