La tentative de définir le mouvement ‘hassidique et sa relation avec le judaïsme rabbinique traditionnel possède une longue histoire. Au cours du siècle dernier, les chercheurs universitaires ont consacré beaucoup d’efforts à tenter de décrire avec précision le développement historique du mouvement, à commencer par le cercle des mystiques qui se sont rassemblés à Mezhibozh autour de la figure du Baal Chem Tov. De plus en plus, ils ont également commencé à prendre en compte la théosophie mystique enseignée par les leaders ‘hassidiques au fil des générations. Cependant, jusqu’à présent, je n’ai pas connaissance d’une étude universitaire qui examine la tentative des ‘hassidim eux-mêmes de définir la nature du mouvement. Au sein du courant ‘Habad-Loubavitch du ‘hassidisme en particulier, tout un genre de littérature s’est développé, qui décrit le ‘hassidisme comme une interprétation fidèle, bien qu’innovante, du judaïsme rabbinique.

Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi, fondateur de ‘Habad, et son petit-fils, Rabbi Mena’hem Mendel de Loubavitch (connu sous le nom de Tséma’h Tsédek), rédigèrent tous deux de telles explications à l’intention des fonctionnaires du gouvernement tsariste.1 Cependant, c’est dans les écrits de Rabbi Chalom DovBer, le cinquième Rabbi de ‘Habad-Loubavitch, que nous trouvons pour la première fois ces questions abordées de l’intérieur pour un lectorat exclusivement ‘hassidique. Le premier exemple de ce genre, qui remonte à 1907, commence par l’affirmation que les questions « Qu’est-ce que le ‘hassidisme ? » et « Quelle innovation le ‘hassidisme a-t-il apportée ? » étaient « rarement discutées » par les ‘hassidim des générations précédentes.2 Dans une lettre ultérieure,3 datant de 1914 et adressée à son fils Rabbi Yossef Its’hak, Rabbi Chalom DovBer expliquait : « Jusqu’à ce que j’entende cette question de la part des ‘hassidim... cela ne s’était jamais présenté à mon esprit ; j’étudiais, j’analysais, je peinais pour comprendre la profondeur des sujets [articulés dans les textes ‘hassidiques]... et jamais je ne me suis demandé dans mon âme : qu’est-ce que je suis en train d’accomplir ? Et à quoi consacré-je mes efforts ? – J’investis mes efforts sur la parole du D.ieu vivant, et pourquoi devrais-je chercher à le justifier ? »

Comme pour le caractère précieux de la vie elle-même... la véritable appréciation du ‘hassidisme doit aller bien au-delà de ce que tout « sentiment » consciemment manifesté peut décrire.

Cette « non-réponse » nous offre en réalité une vision intime de ce que Rabbi Chalom DovBer considérait comme le cœur fondamental du ‘hassidisme : les enseignements ‘hassidiques doivent être étudiés et appliqués pratiquement pour leur valeur essentielle propre en tant que « parole du D.ieu vivant ». Dans ces conditions, il se trouve incapable de comprendre la question de son fils, non pas parce qu’il n’y a pas de réponse mais parce que « la réponse est simple ; c’est l’enseignement de D.ieu [...] ce qui nous donne la connaissance et la compréhension de la divinité [...] et la raison pour laquelle il nous incombe d’investir des efforts dans cette étude [...] est que lorsque nous contemplons cette connaissance [...] celle-ci apportera le salut à nos âmes ». Pour Rabbi Chalom DovBer, de telles interrogations témoignent d’un manque d’appréciation du véritable « caractère précieux » et de la « richesse » du ‘hassidisme, qui est lui-même le résultat d’un manque d’engagement dans l’étude et l’intériorisation des enseignements ‘hassidiques de la part de celui qui pose la question. « Si tu étais essentiellement engagé et dévoué à l’étude des enseignements ‘hassidiques, tu en serais profondément vivifié et [...] automatiquement, tu aurais [une appréciation de] ce caractère précieux... » Comme pour le caractère précieux de la vie elle-même, Rabbi Chalom DovBer soutient que la véritable appréciation du ‘hassidisme doit aller bien au-delà de ce que tout « sentiment » consciemment manifesté peut décrire.

Avant tout, le ‘hassidisme est la communication paradoxale de la divinité ineffable.

Soixante ans après que Rabbi Chalom DovBer avait rédigé cette lettre, mais bien avant qu’elle ne soit découverte et publiée à partir du manuscrit par Rav Yehochoua Mundshine, un point similaire fut développé par le septième Rabbi de ‘Habad-Loubavitch, Rabbi Mena’hem Mendel Schneersohn.4 Dans un traité fondamental joint au premier volume du Séfer Ha-er’him Habad,5 et intitulé Inyana Chel Torat Ha-‘hassidout,6 le Rabbi présenta une brève synthèse des diverses explications présentées auparavant7 mais conclut que « l’essence du ‘hassidisme est un point essentiel détaché de toute spécificité ». Puisque les diverses explications précédemment proposées abordent des aspects spécifiques accomplis à travers le ‘hassidisme, il s’ensuit que « tous les avantages exposés dans ces explications (et dans d’autres) [...] ne définissent ni n’énoncent l’essence du ‘hassidisme », mais doivent être vus plutôt comme des éléments consécutifs, de simples manifestations de sa nature essentielle. Le Rabbi poursuit en soutenant que « le cœur essentiel du ‘hassidisme est [...] la manifestation d’une nouvelle révélation [...] puisée dans [...] l’infini qui se trouve dans le commencement qui ne peut être connu (Ein Sof ha-nimtsa be-RaDLA) ». Avant tout, le ‘hassidisme est la communication paradoxale de la divinité ineffable.

La majeure partie d’Inyana Chel Torat Ha-’hassidout est consacrée à l’explication de cette affirmation audacieuse et quelque peu énigmatique. Le thème le plus central du traité est le concept du « etsem », généralement traduit par « essence ». Le « etsem » est à la fois le cœur le plus transcendant de la divinité et l’essence immanente de toute chose. Il s’ensuit donc que la révélation du « etsem » ne représente qu’une perspective plus profonde et plus actualisée sur l’existence, plutôt que l’ajout d’un élément entièrement nouveau. Le ‘hassidisme est cette perspective nouvelle, la manifestation d’« une nouvelle vitalité, la vitalité de l’essence [c’est-à-dire la vitalité essentielle qui réside au cœur de toute chose]. Lorsque cette nouvelle vitalité a été insufflée dans le monde [...] tous les éléments du monde ont été dotés d’une nouvelle vitalité, une vitalité essentielle, et par conséquent, de nombreuses innovations particulières ont vu le jour ». Dans une analyse magistrale d’une profondeur remarquable, le Rabbi étaye ces affirmations par une démonstration détaillée et cohérente du mécanisme à l’œuvre.

La révélation du « etsem » ne représente qu’une perspective plus profonde et plus actualisée sur l’existence, plutôt que l’ajout d’un élément entièrement nouveau.

Ce qui est peut-être le plus significatif, cependant, c’est que Rabbi Chalom DovBer et le Rabbi considèrent tous deux le ‘hassidisme comme dépassant toute catégorie définie. Tous deux soutiennent que le ‘hassidisme ne peut être défini dans le cadre d’un paradigme particulier ; qu’il est d’une qualité essentielle et omniprésente. Tous deux comparent le ‘hassidisme à la qualité essentielle de la vie elle-même, qui vivifie l’être tout entier, les facultés intellectuelles, émotionnelles et actives, tout en transcendant largement l’ensemble de ces parties spécifiques.

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À la lumière de ce qui précède, examinons le traitement ‘hassidique de deux questions cardinales qui ont longuement occupé les théologiens : 1) Quel est le but de l’existence créée ? 2) Quel est le but ou la fonction des mitsvot, les commandements divinement prescrits ? Ici, les diverses approches qui ont été proposées par les penseurs juifs au fil des siècles seront décrites dans leurs grandes lignes : traditionnellement, il y a eu deux genres généraux de théologie juive, le premier étant l’approche rationaliste tracée par les philosophes médiévaux, appelés ‘hokrim, et le second étant l’approche mystique des kabbalistes.8 En abordant ces questions, ces deux courants s’efforçaient de mettre en évidence un bénéfice résultant de (ou incarné dans) l’acte de création et l’accomplissement des mitsvot.

Pour les ‘hokrim, les vertus de bonté et de bienveillance sont considérées comme les facteurs de motivation qui ont inspiré D.ieu à donner l’existence à d’autres êtres et à leur donner des instructions.

La figure fondatrice de l’école de pensée philosophique médiévale fut certainement Rabbi Saadia Gaon (RaSaG, 882-942). Le passage suivant de son œuvre classique Emounot Védéot9 illustre l’approche rationaliste : « Il a été démontré que le créateur exalté et majestueux est un être primordial, et [à l’origine] rien n’existait à Ses côtés. S’il en est ainsi, la création du monde fut une manifestation de bonté et de bienveillance de Sa part [...] comme le verset (Psaumes 145,9) dit “D.ieu est bon pour tous, et Sa miséricorde embrasse toutes Ses créatures”. La plus grande des bienveillances accordées à Ses créatures est qu’Il leur a conféré l’existence [...] et ensuite Il leur a donné une cause par laquelle ils atteindront la plénitude du bonheur et la perfection de la bonté [...] ce qu’Il leur a commandé d’accomplir et leur a enjoint de ne pas transgresser. » Les vertus de bonté et de bienveillance sont considérées comme les facteurs de motivation qui ont inspiré D.ieu à donner l’existence à d’autres êtres et à leur donner des instructions. De même, le but des mitsvot est d’amener l’humanité à un état de plénitude dans le bonheur et la vertu.10

Pour les kabbalistes cependant, le but suprême de tous les mondes créés, qu’ils soient spirituels ou physiques, est appelé à se réaliser dans l’union mystique (yi’houdim), incarnée dans le domaine physique à travers l’accomplissement des mitsvot. Un idéal ne doit pas être mesuré en termes de valeur humaine, mais en termes de valeur divine ou mystique. Ce passage de Rabbi ‘Haïm Vital11 (1543-1620) est éloquent : « Concernant le but ultime de la création des mondes [...] la raison en est que D.ieu béni soit-Il doit être complet dans tous Ses actes et toutes Ses facultés [...] et si les mondes et leur contenu n’avaient pas été créés, la véritable démonstration de Son être éternel n’aurait pu être rendue manifeste [...] »12 Ailleurs, il l’exprime en d’autres termes : « Il s’est élevé dans Sa volonté de créer le monde afin de faire du bien à Ses créatures, qu’elles puissent reconnaître Sa grandeur et mériter d’être un véhicule céleste13 pour s’attacher à Lui, béni soit-Il. »14 En conséquence, les mitsvot servent de support physique pour la réalisation de l’union mystique dans les dimensions supérieures. Les textes kabbalistiques abondent de descriptions des différentes formes d’union réalisées à travers l’accomplissement des diverses mitsvot.15

“Le Saint béni soit-Il désira une demeure dans les mondes inférieurs”... ceci ne procède pas d’une quelconque exigence logique ou raison, mais uniquement de Sa seule volonté, ce qui transcende l’entendement et échappe à la raison...

Au cœur de la discussion ‘hassidique sur le but de la création se trouve l’enseignement du Midrash : « Le Saint béni soit-Il désira une demeure dans les mondes inférieurs ».16 Cette affirmation est citée dans le chapitre 36 du Tanya, et dans des centaines d’autres textes ‘hassidiques, où ses implications sont exposées, analysées et développées dans toute leur profondeur et leur étendue. Le premier discours de Samekh Vav,17 largement considéré comme l’œuvre maîtresse de Rabbi Chalom DovBer Schneersohn, présente une analyse particulièrement approfondie de cette question. En définitive, soutient-il, le monde fut créé « uniquement en raison d’un désir ardent (techouka) – parce que le Saint béni soit-Il aspirait à le créer, et nous ne connaissons aucune raison logique expliquant pourquoi Il le désira ainsi [...] C’est en ce sens que fut énoncé “Le Saint béni soit-Il désira une demeure dans les mondes inférieurs”, [signifiant] que ceci ne procède pas d’une quelconque exigence logique ou raison, mais uniquement de Sa seule volonté, ce qui transcende l’entendement et échappe à la raison (et comme notre Rabbi [c’est-à-dire Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi, fondateur de l’école ‘Habad] disait à ce sujet : “Concernant un désir, on ne pose pas de questions”). »

Selon la vision ‘hassidique exposée ici, la création ne remplit aucun but raisonnable, hormis la réalisation d’une impulsion divine, le désir « qu’il y ait l’existence d’êtres inférieurs, et que l’essence de la révélation de l’infini soit amenée vers les mondes inférieurs ». Les mitsvot également n’ont pas besoin de remplir une fonction particulière si ce n’est « que par l’accomplissement de la Torah et des mitsvot, [...] l’essence de la révélation de l’infini est attirée dans le monde ». En définitive, les mitsvot ne font que faciliter le but supra-rationnel de la création. Bien que la vision ‘hassidique n’offre pas d’objectif motivationnel, elle confère à l’existence créée et à l’accomplissement des mitsvot une nécessité bien plus fondamentale ; une force si vitale qu’aucune justification n’est requise.

Aucun idéal ne peut être considéré comme un facteur motivant pour l’acte de création ; les hiérarchies conceptuelles furent établies uniquement pour satisfaire le désir divin de renversement de la hiérarchie suprême...

La différence essentielle entre l’approche des ‘hokrim et celle des kabbalistes est que tandis que les premiers mesuraient les principes moteurs selon les critères rationalistes de la vertu humaine, les seconds les mesuraient selon les critères mystiques de la manifestation et de l’union divines. Ces deux approches postulent l’existence d’un paradigme dans lequel un éventail de possibilités forme une hiérarchie allant du plus idéal au moins idéal. De même, il est supposé que de tels idéaux pourraient motiver et justifier l’activité et l’instruction divines. À la lumière de l’enseignement du Midrash selon lequel « Le Saint béni soit-Il désira une demeure dans les mondes inférieurs », l’approche ‘hassidique est complètement différente : une telle hiérarchie est elle-même un élément constitutif de l’existence créée, et il s’ensuit qu’aucun idéal de cette nature ne peut être considéré comme un facteur motivant pour l’acte de création. Au contraire, de telles hiérarchies conceptuelles furent établies uniquement pour satisfaire le désir divin de renversement de la hiérarchie suprême, afin que – à travers l’accomplissement des mitsvot – le « plus élevé » puisse être pleinement manifesté dans le « plus bas ».

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Plus tôt, nous avons cité des sources ‘hassidiques internes qui décrivent le ‘hassidisme comme dépassant tout paradigme défini, et comme révélant une perspective plus profonde – « essentielle » – plutôt qu’introduisant un nouvel élément. Notre examen de l’approche ‘hassidique de ces questions théologiques fondamentales met davantage en lumière cette description : plutôt que de tenter d’apporter de nouvelles réponses à ces questions millénaires, le ‘hassidisme apporte une perspective plus profonde. Cette nouvelle perspective bouleverse les systèmes hiérarchiques fondamentaux, les paradigmes mêmes qui donnent aux questions initiales leur signification et leur portée.18 En mettant au jour l’essence, le ‘hassidisme fournit une « non-réponse » devant laquelle les questions s’effacent simplement.

En mettant au jour l’essence, le ‘hassidisme fournit une « non-réponse » devant laquelle les questions s’effacent simplement.

Bien que les questions s’effacent devant la perspective innovante fournie par le ‘hassidisme, les réponses précédemment apportées ne disparaissent pas. Au contraire, les explications offertes par les ‘hokrim et les kabbalistes sont interprétées comme participant intrinsèquement à l’élan divin d’avoir « une demeure dans les mondes inférieurs ». Pour expliquer cela, nous devons revenir au concept d’« etsem » : nous avons précédemment expliqué qu’en communiquant ce qui est ultimement inexprimable, le ‘hassidisme rend l’essence transcendante de la divinité immanente à travers toute l’existence créée. Il s’ensuit donc que le désir divin d’avoir « une demeure dans les mondes inférieurs » inclut le désir que la présence divine et son dessein soient pleinement reconnaissables au cœur même de ces mondes.

En articulant ce thème, le Rabbi souligne l’emploi par le Midrash du mot « demeure ». Il existe de nombreux endroits où un individu peut se trouver, mais sa demeure est le lieu où sa personnalité se manifeste avec le plus d’évidence. Idéalement, tous les aspects de la demeure sont agencés de manière à refléter et faciliter l’expression de la personnalité de l’individu. « La fonction d’une demeure est [...] que le etsem s’y trouve de manière révélée... »  C’est pour cette raison que le but de la création et l’accomplissement des mitsvot doivent également être exprimés selon les paradigmes qui forment « les mondes inférieurs ». En tant qu’êtres rationnels portés vers le mystique, nous devons être capables d’assimiler le dessein divin dans le cadre des paradigmes rationnels et mystiques.

L’accomplissement du but ultime et supra-rationnel dépend lui-même de l’appréhension rationnelle et mystique de la divinité et du dessein divin.

« Ainsi », explique le Rabbi, les raisons fournies par les ‘hokrim et les kabbalistes gardent toute leur validité ; « [les raisons de] “faire du bien à ses créatures” et “qu’elles reconnaissent Sa grandeur” sont nécessaires [...] car cette connaissance et cette appréhension sont une préparation à la révélation du etsem. »19 Les hiérarchies rationnelles et mystiques elles-mêmes fournissent un support pour la communication du divin ineffable. Pour des raisons similaires, nous devons faire tout effort concevable pour comprendre les mitsvot particulières et leur finalité générale en termes rationnels et mystiques.20

L’accomplissement du but ultime et supra-rationnel – la réalisation d’une « demeure pour D.ieu dans les mondes inférieurs » – dépend lui-même de l’appréhension rationnelle et mystique de la divinité et du dessein divin.

Je tiens à remercier mon cher ami et collègue Rav Mendel Morozow, étudiant rabbinique avancé à la Yeshiva centrale Loubavitch – Tom’hei Temimim, pour avoir attiré mon attention sur certaines des sources et perspectives incluses dans cet article.