37:1 Jacob s’établit. Ayant conclu l’histoire d’Isaac et d’Ésaü, la Torah reprend la chronique de Jacob et de sa famille.

Témoin de l’expansion rapide de la famille d’Ésaü, Jacob se demanda comment la promesse de Dieu que ses descendants vaincraient ceux d’Ésaü1 pourrait se réaliser. En réponse, Dieu lui donna l’assurance – comme lui-même l’avait déjà pressenti2 – que le pouvoir spirituel qui se manifestait dans son fils Joseph permettrait à ses descendants de vaincre ceux d’Ésaü.

Jacob comprit pour quelle raison Joseph devait être le personnage dont les caractéristiques spirituelles seraient nécessaires pour faire aboutir sa mission. Jacob n’avait travaillé pour Laban qu’afin d’épouser Rachel et d’avoir des enfants d’elle, et ainsi, son essence tout entière était concentrée sur ce but. C’est pourquoi Jacob considérait Joseph, le premier-né de Rachel, comme son successeur et le futur guide de la famille.

Bien que tous les frères étaient vertueux, Jacob sentit que l’attitude manifestée par Ruben – son premier-né – après la mort de Rachel, ainsi que la conduite de Siméon et de Lévi à Che’hem, montraient qu’ils n’étaient pas dignes du leadership.3 Le prochain en ordre d’âge était Judah ; aussi Jacob le désigna-t-il comme leader de ses autres frères parallèlement à Joseph. Pour marquer son statut, Jacob fit porter à Judah une cape particulière et distinctive.4

La ressemblance physique frappante entre Joseph et son père constituait une autre preuve qu’il était son véritable héritier spirituel.

Ainsi, encouragé par l’assurance de Dieu que grâce à Joseph il n’avait pas à craindre Ésaü, Jacob pensa pouvoir vivre le reste de ses jours paisiblement dans sa patrie. Mais cette aspiration au confort était prématurée ; Dieu lui rappela qu’il nous faut affronter les défis qui accompagnent notre vocation, donnée par Dieu, durant toute notre vie, et que la véritable quiétude ne nous attend que dans l’au-delà.5

37:2 Joseph. La Torah décrit Rachel6 et son fils Joseph7 tous deux comme « possédant de beaux traits et de belle apparence. » Et de fait, lorsque Rachel mourut, il est dit que chaque fois que Jacob regardait Joseph, il se sentait réconforté. La raison est que, du fait que les beaux traits de Joseph ressemblaient à ceux de Rachel, en le voyant Jacob imaginait regarder Rachel et il oubliait la peine issue des afflictions endurées au cours de sa vie.8

Bien que Rachel et Joseph furent certainement d’une grande beauté physique et que la beauté de Joseph rappelait celle de Rachel, il demeure certain que Jacob n’aimait pas Rachel essentiellement pour sa beauté physique, et qu’il n’était pas non plus réconforté après sa mort pour la seule raison que la beauté de son fils lui rappelait celle de son épouse. En réalité, Jacob fut essentiellement attiré par Rachel parce qu’il vit en elle le véritable complément et le parachèvement de son essence spirituelle ; il appréciait son aptitude à exprimer sa spiritualité intérieure et à la déployer dans le contexte du monde matériel. Conscient qu’il était la synthèse autant que l’accomplissement des attributs de son grand-père et de son père, l’aspiration de sa vie était de concrétiser la vision du monde des patriarches, et il savait que Rachel était la clé indispensable à l’aboutissement de ce projet.

Sa mort créa ainsi un vide existentiel dans la vie de Jacob qui n’était comblé que par Joseph. Joseph, lui aussi, personnifiait la vocation de traduire l’inspiration spirituelle dans le quotidien de la vie. À ce titre, il représentait pour son père une forme encore plus déployée d’accomplissement que Rachel elle-même, car, avec toutes les aptitudes d’expression qui étaient les siennes, Rachel ne possédait pas le don de Joseph d’épanouir la conscience du divin dans des contextes apparemment hostiles à elle. C’est pour cette raison, comme nous le verrons,9 que par la suite les frères de Joseph ne seraient pas capables de le reconnaître. Comme les patriarches, ils ne pouvaient imaginer d’exprimer la sainteté que dans un contexte saint ; le fait que la sainteté pénètre et subjugue une réalité hostile à elle leur était inconcevable.10

37:10 Son père le réprimanda. Israël comprit que ce rêve constituait la prophétie que ses espoirs de voir Joseph devenir le leader de ses frères finiraient par se concrétiser. (Il comprit que le soleil et la lune symbolisant lui-même et Rachel étaient des détails chimériques11 qui sont le lot de tous les rêves, car il n’avait aucune intention de se prosterner devant Joseph, et Rachel était déjà morte.) En même temps, Israël vit que les autres frères n’étaient pas prêts à accepter le leadership de Joseph ; c’est pourquoi il le réprimanda devant ses frères pour avoir attisé leur haine envers lui en leur racontant le rêve.

Qu’est-ce donc là que ce rêve insensé. Jacob dit à Joseph : « Ta mère est morte depuis des années ! Tout comme cet aspect de ton rêve ne saurait se réaliser, il en va de même de ses autres aspects. » Israël ne précisa pas à quels détails il faisait allusion car, comme on l’a vu plus haut, il espérait que ses frères se prosterneraient un jour devant Joseph. Dans son esprit il faisait référence au fait de se prosterner lui-même devant Joseph, mais son intention était que ses autres fils comprennent qu’il faisait référence au rêve dans sa globalité.12

37:13 À présent tes frères font paître à Che’hem. Viens, je veux t’envoyer aux nouvelles auprès d’eux. Pour quelle raison Jacob, qui aimait Joseph plus que tous les autres frères, l’aurait-il envoyé seul chez ses frères ? Le Zohar13 explique que, du fait que les frères étaient entièrement vertueux, Jacob ne crut pas un instant qu’ils feraient du mal à Joseph, et de fait il avait raison. En dépit de leur haine, ils n’auraient pas vendu Joseph ; ce fut en fait Dieu qui força la main de ses frères et les entraîna à le vendre, de façon à engager l’accomplissement de Son alliance avec Abraham.

Ce que Joseph vécut atteste avec éclat que tout ce qui nous arrive est – que nous en ayons ou non conscience – orchestré par Dieu pour notre bien.14 Aussi est-il insensé et vain de s’irriter contre ceux qui semblent nous causer du mal. Bien que leurs actes puissent être coupables, ils ne sauraient nous faire quoi que ce soit que Dieu ne souhaite. Nous devons, au contraire, apprendre de Joseph, qui rendit à ses frères le bien pour le mal,15 en allant même jusqu’à ne rien perdre de son amour pour eux en dépit de leur haine envers lui.16

37:24 Ruben estima. Ruben savait que Dieu accorde aux êtres humains un certain degré d’autonomie, qui leur permet d’agir en opposition avec Sa volonté. Aussi, Ruben estima que lui et ses frères étaient capables de tuer Joseph pour une raison injustifiée, tandis que les serpents et les scorpions, qui ne sont mus que par la volonté de Dieu, ne tueraient jamais Joseph s’il était innocent.17

Il est vrai que tout ce qui arrive est en définitive issu de la haute providence ;18 aussi, si Dieu ne désirait véritablement pas que Joseph soit tué, Il empêcherait d’une façon ou d’une autre ses frères de le tuer. Mais Ruben savait également que, lorsqu’une personne est en danger et que seul un miracle peut la sauver, le tribunal céleste décide de son salut en fonction des mérites accumulés par elle. Plus le danger est grand, plus grand est le miracle requis. Plus grand est le miracle requis, et plus il faut avoir accumulé de mérites pour que ce miracle intervienne. Et comme Joseph était bien plus en danger entre les mains de ses frères qu’il ne le serait dans le puits, Ruben estima que ses chances de survie y étaient meilleures.19

Le puits était vide, il n’y avait pas d’eau. Au plan allégorique, le puits caractérise l’esprit humain et l’eau symbolise la Torah. Cet incident nous enseigne que la façon la plus sûre d’affranchir notre esprit de « serpents et de scorpions » – de conceptions pernicieuses et destructrices – est de faire en sorte qu’il soit constamment pénétré de contenu issu de la Torah, car : « La Torah de Dieu est intègre et réconforte l’âme. »20

37:31 Un chevreau. Comme le sang du chevreau possède la même couleur que le sang humain, les frères espéraient faire croire à leur père que Joseph avait été dévoré par une bête sauvage.

Les frères de Joseph réalisèrent qu’avec le temps, un ou plusieurs d’entre eux pourraient regretter leur acte et seraient amenés à révéler la vérité à Jacob, et que la chose ruinerait l’estime de Jacob pour les autres. Afin de prévenir une telle chose, ils conclurent un pacte entre eux de ne pas révéler la vérité à leur père jusqu’à ce que tous reconnaissent que le moment est venu de le faire. En outre, pour empêcher que l’un d’entre eux ne convainque les autres de révéler la vérité à Jacob avant que tous ne décident de le faire, ils convinrent encore d’attendre un signe de Dieu que le moment était venu.21

37:35 Purgatoire. Dieu avait fait savoir à Jacob que si aucun de ses fils ne mourait au cours de sa vie, ce serait le signe qu’il avait accompli la vocation de sa vie en mettant au monde la famille élue, et qu’il n’aurait pas besoin de subir la moindre purification au purgatoire.

Comme une personne affligée ou abattue ne saurait accueillir l’inspiration divine, Jacob en fut privé durant les vingt-deux années pendant lesquelles il fut endeuillé de Joseph.22 Au fond de lui, Jacob soupçonnait Judah d’avoir tué Joseph.23

38:11 Lui aussi pourrait mourir. Comme Judah ignorait la raison pour laquelle ses deux premiers fils étaient morts dans l’année où ils avaient épousé Tamar, il soupçonna que quelque chose lié à Tamar avait causé la mort de ses maris – et causerait la mort prématurée de tout autre homme qu’elle épouserait. Bien que cette présomption d’un danger mortel fût légalement suffisante pour dispenser Chéla du devoir de lévirat l’obligeant à l’épouser,24 Judah ne libéra cependant pas Tamar de ce devoir. Afin de l’empêcher d’épouser d’autres hommes, ce qui pouvait mettre leur vie en danger, il préférera la laisser entretenir la pensée qu’elle était encore promise à Chéla.25

38:15 Lorsque Judah la vit. Le Midrach décrit ainsi l’épisode de Judah et Tamar : « Les tribus [c’est-à-dire leurs ancêtres] étaient occupés à la vente de Joseph ; Joseph était occupé par le deuil de sa séparation de son père ; Ruben était occupé par sa pénitence ; Jacob était occupé par son deuil sur Joseph ; Judah était occupé à se marier – et Dieu était occupé à forger la lumière du Messie. »26 Comme Joseph était en train de descendre en Égypte, commençant ainsi le processus de l’exil, Dieu désirait devancer l’exil en le dotant du potentiel de la rédemption, en « élaborant le remède avant que la maladie ne sévisse ».

Ainsi, poursuit le Midrach, bien que Judah le vertueux voulut passer son chemin en voyant Tamar, Dieu envoya un ange du désir qui le dirigea vers elle. Il alla donc vers elle contre sa volonté.27

Se présenter en prostituée allait également à l’encontre du caractère de Tamar, car elle était un modèle de décence ; et il ne fait aucun doute que c’est par égard pour cette qualité que Dieu la choisit pour être la mère de la dynastie issue de David.28 Cependant, quand elle réalisa que toutes les autres options lui étaient fermées, elle se dévoua en agissant à l’encontre de sa nature dans l’unique but de faire apparaître l’âme du Messie.29

Pour comprendre la raison pour laquelle il fut nécessaire au Messie de faire son apparition ici-bas dans des circonstances apparemment si scabreuses, il nous faut nous souvenir que Dieu ne créa le mal qu’afin de permettre au libre choix de s’exercer ; ainsi, pour que le libre arbitre existe, les forces du mal et les forces du bien doivent être parfaitement équilibrées.

Au moment où la lignée messianique s’apprêtait à apparaître dans le monde, les forces du mal « arguèrent » que l’équilibre allait être rompu en leur défaveur. C’est pourquoi l’union dont allait naître l’ancêtre du Messie devait se produire dans des circonstances que les forces du mal considéreraient favorables à elles. Tout comme, en stratégie militaire, une armée feint de battre en retraite afin d’attirer l’ennemi dans une position vulnérable, les forces de la sainteté concédèrent ici une apparente victoire aux forces du mal sous la forme d’un acte quasi coupable afin de prendre le dessus.30

38:24 Qu’elle soit brûlée. Quand l’humanité tout entière renonça à la licence après le Déluge,31 elle accepta de punir de mort les filles de prêtres (même non mariées) ayant agi de façon licencieuse en les brûlant, pour faire écho au décret de la Torah selon lequel la fille d’un prêtre qui s’est rendue coupable d’adultère doit mourir en étant brûlée.32 Tamar était la fille de Chem,33 qui était un prêtre.34

38:26 Elle a eu raison. Quand Ruben eut vent de la confession par Judah de sa conduite inappropriée, il fut inspiré à reconnaître publiquement s’être mêlé à mauvais escient de la vie privée de son père.35

39:1 Joseph fut emmené en Égypte. L’Égypte était un lieu où le divin était drastiquement dissimulé. Il était ainsi peu probable que le peuple juif puisse survivre à l’exil égyptien en demeurant spirituellement intact. Et de fait il avait presque atteint le point de non-retour quand Dieu le sauva de l’Égypte.36

C’est pourquoi Dieu fit en sorte que Joseph descende en Égypte en premier, afin d’affaiblir le mal de ce pays en y accédant à la grandeur.37

À travers son œuvre de sainteté, Joseph éleva de nombreuses étincelles du divin que recelait l’Égypte. Il hâta ainsi l’accomplissement de la tâche du peuple juif dans ce domaine. Il ne demeura en Égypte que 210 ans, 190 ans de moins que les 400 ans stipulés par Dieu lors de Son alliance avec Abraham. En outre, Joseph permit de limiter la forme la plus amère de l’asservissement à seulement 86 ans.38

39:7 Animée de nobles intentions. Cet épisode démontre que des circonstances qui peuvent apparaître comme antagonistes à la sainteté peuvent être cependant sous-tendues par des motifs éminemment saints.

Rabbi Chnéour Zalman de Liadi donne l’exemple d’une personne qui tente de nous troubler pendant que nous sommes immergés dans la prière. Dans une telle circonstance, nous ne devons pas permettre à cette nuisance de compromettre notre ferveur. Au contraire, nous devons avoir conscience que Dieu a envoyé cette nuisance comme un messager afin de nous stimuler à prier avec davantage d’intensité.39

Ce principe vaut pour tous les obstacles que nous sommes amenés à rencontrer. Nous ne devons être ni leurrés ni découragés par leur vernis antagoniste mais percevoir leur essence, autrement dit qu’ils ne sont pas des obstacles à la sainteté mais ses mandataires. Si nous maintenons cette attitude, nous pouvons révéler le caractère de sainteté que recèle l’obstacle, et ainsi lui ôter son apparence pour lui permettre de servir la sainteté de façon manifeste.40

39:12 Couche avec moi. En fait, Joseph commença à céder à ses avances, mais à la dernière minute il eut la vision du visage de son père, qui lui dit : « Ton nom et celui de tes frères sont appelés à être gravés sur les pierres des vêtements du Grand Prêtre !41 Veux-tu voir ton nom retiré d’entre les leurs et être connu comme celui qui a commercé avec des femmes immorales ? » Lorsqu’il commença de s’enfuir, elle attrapa son vêtement, et comme les vêtements égyptiens n’étaient pas fermement attachés au corps, il se détacha de lui.

La vision du visage de son père. Il nous est dit que le visage de Jacob ressemblait à celui d’Adam ;42 la raison est que Jacob termina le processus de rectification du péché d’Adam, lequel processus qui avait été engagé par Abraham et Isaac.43 Conscient de la chose, lorsqu’il vit le visage de Jacob, Joseph se rappela que notre vocation, issue de Dieu, est de rectifier la faute d’Adam. À ce titre, nos fautes individuelles ne regardent pas que nous, auquel cas elles pourraient trouver des justifications atténuantes : elles affectent en fait l’équilibre moral de la réalité tout entière.

Lorsque nous affrontons la tentation, il peut être commode de nous convaincre que personne n’en saura rien, que la chose peut se justifier par les circonstances, qu’y succomber n’est qu’un revers temporaire dont nous pouvons nous repentir plus tard, et ainsi de suite. Il peut même sembler que cette défaillance temporaire nous permettra par la suite de mieux contribuer à la cause du bien !

En de telles circonstances, nous devons également « visionner notre père Jacob », c’est-à-dire nous souvenir que nos actes ne demeurent pas des actes individuels accomplis en des lieux et des moments isolés. Nos actes possèdent des implications cosmiques ; ils peuvent servir ou desservir le monde entier.44

40:7 Il interrogea les intendants de Pharaon. Joseph avait souffert d’horribles humiliations, d’abord en étant vendu en esclave, puis en étant incarcéré pour une faute qu’il n’avait pas commise. Il aurait été plus que compréhensible qu’il se confine dans sa propre douleur, révolté contre le monde, plutôt qu’il remarque la peine de ses semblables – et certainement pas celle des courtiers de Pharaon, dont le collègue l’avait envoyé en prison.

Et cependant Joseph ne céda pas à l’amertume ; il demeura attentif aux autres et à la vocation de sa vie. Il ne fit pas que remarquer l’anxiété des intendants de Pharaon : il chercha encore à les aider. Pour Joseph, le fait que Dieu ait attiré son attention sur une personne qui était dans l’attente était l’indication qu’il avait le devoir d’aider. Ce fut en étudiant la Torah, et en revoyant sans cesse ce qu’il avait étudié avec son père, que Joseph fut en mesure de maintenir son optimisme et sa sensibilité envers ses semblables.

Cette seule et apparemment mineure bonne action valut à Joseph de devenir le vice-roi d’Égypte, et lui permit de sauver le monde civilisé de la famine.

Nous voyons ici à nouveau les prolongements inimaginables que peut connaître un acte apparemment anodin.45