Après que D.ieu eut envoyé Moïse chez Pharaon pour lui demander de libérer le peuple juif, sa requête fut non seulement rejetée, mais les conditions de l’esclavage devinrent plus dures. Aussi Moïse demande-t-il à D.ieu : « Pourquoi as-Tu mal agi avec ce peuple ? » La réponse qu’il reçoit lui recommande de suivre l’exemple des Patriarches – Abraham, Isaac et Jacob – qui, eux, ne posèrent pas de questions à D.ieu. Dans ce discours, le Rabbi examine la vertu des Patriarches, la raison pour laquelle Moïse a posé la question et les implications contemporaines de la réponse de D.ieu.
1. La question de Moïse
À la fin de la Paracha précédente, Chemot, nous lisons la question que Moïse posa à D.ieu : « Pourquoi as-Tu mal agi avec ce peuple ? » La logique de sa question était la suivante : comment d’une mission ordonnée par D.ieu, accomplie par Moïse et ayant trait à la rédemption du joug égyptien, pouvait-il résulter du mal pour le peuple juif ? La rédemption elle-même était un projet totalement bon1 ; Moïse, l’émissaire, était celui dont il est dit : « Et elle vit qu’il était bon »2 ; et l’initiateur de la mission et le rédempteur était D.ieu Lui-même (D.ieu tel qu’Il transcende la nature,3 car la rédemption d’un peuple plongé jusqu’à la « 49ème porte d’impureté »4 ne pouvait qu’être un événement surnaturel), qui est, à coup sûr, entièrement bon et miséricordieux. Cela étant, quelle pouvait être la source du mal ?
La réponse donnée à la question de Moïse (au début de notre Paracha) fut : « Et Il lui dit : Je suis l’Éternel, et Je suis apparu à Abraham, à Isaac et à Jacob comme le D.ieu Tout-Puissant (Kel Cha-daï), mais par mon nom “l’Éternel” (le Tétragramme), Je ne Me suis pas fait connaître d’eux. » En d’autres termes, Abraham, Isaac et Jacob subirent beaucoup d’épreuves et de privations, pourtant ils ne Me posèrent pas de questions.
Il y a toutefois plusieurs points de difficulté dans ce récit :
1) Moïse avait atteint des niveaux spirituels supérieurs à ceux des Patriarches. Il appartenait à la septième génération depuis Abraham, et nos Sages disent : « Le septième est toujours (particulièrement) précieux. »5 Dès lors, si eux n’avaient pas posé de questions, comment se fait-il que Moïse pût le faire ?
2) Dans Sa réponse à Moïse, D.ieu soulignait la vertu des Patriarches. Pourquoi n’a-t-Il pas dit « Je suis apparu... à Israël », au lieu de « ... à Jacob » ? Car « Israël » désigne un état spirituel supérieur à celui que désigne « Jacob ».6
3) Chaque récit de la Torah a une implication morale pour chaque Juif.7 Et la Torah s’efforce toujours d’éviter une expression désobligeante, fût-ce au sujet d’un animal,8 à plus forte raison d’un Juif, et en particulier de Moïse, le meilleur de tous les Juifs. Aussi faut-il croire que lorsqu’elle exprime une critique à l’égard de Moïse, elle doit avoir une raison impérieuse pour cela, en l’occurrence d’enseigner à chaque Juif la nécessité d’imiter les Patriarches qui ne posèrent jamais de questions sur le comportement de D.ieu.
Mais cela est difficile à comprendre. Car cela présuppose que chaque Juif, dans chaque génération, a le choix de se comporter comme Moïse ou comme les Patriarches. Il est vrai que, comme disent nos Sages : « Il n’est pas de génération qui n’ait un homme comme Abraham, Isaac et Jacob... et comme Moïse. »9 Mais cela ne concerne que quelques individus exceptionnels, or la Torah fut donnée à tous, elle « s’adresse à la majorité ». Comment peut-on dire que chaque Juif a la capacité d’agir comme Moïse ou comme les Patriarches, et que c’est ces derniers qu’il doit imiter ?
2. Moïse et les Patriarches
La différence entre Moïse et les Patriarches est que Moïse incarne l’attribut de la Sagesse (‘Hokhma), c’est pourquoi la Torah – la Sagesse Divine – fut donnée à travers lui, alors que les Patriarches furent l’incarnation des Émotions (Midot) :
- Abraham servit D.ieu principalement à travers l’amour et la compassion. Il est appelé « Abraham, qui M’aime »,10 et, aussi bien avec les hommes qu’avec D.ieu, sa relation était basée sur la bonté, tant matérielle que spirituelle ;
- Isaac incarna le service de D.ieu basé sur la crainte et le jugement sévère : la Torah appelle D.ieu « la Crainte d’Isaac ».11 C’est pourquoi il ne pouvait pas tolérer le mal dans ce monde. « Ses yeux se voilèrent » quand il apprit l’idolâtrie des femmes d’Ésaü ;12
- Jacob, finalement, représente la miséricorde : la parfaite synthèse de l’amour et de la crainte, de la bonté et du jugement. « Le D.ieu de mon père, le D.ieu d’Abraham et la crainte d’Isaac, a été avec moi », c’est-à-dire qu’il embrassa leurs deux modes de service. C’est pourquoi toutes ses actions furent parfaites, que ce soit en subissant l’épreuve de la richesse (bonté) quand il était chez Laban et que « cet homme [Jacob] s’enrichit prodigieusement »,13 ou celle de l’anxiété (jugement) quand Ésaü vint l’affronter accompagné de quatre cents hommes. Dans toutes ces situations, « Jacob sortit entier », c’est-à-dire dans un état de perfection.14
Cela ne signifie pas que l’on ne trouve pas l’attribut de Sagesse chez les Patriarches, ou celui de l’Émotion chez Moïse. Les Patriarches apprenaient la Torah, comme disent nos Sages15 : « D.ieu fit les deux reins d’Abraham semblables à deux hommes sages qui l’instruisirent, le conseillèrent et lui inculquèrent le savoir », et « Depuis les temps de nos Patriarches, la yéchiva [l’académie où l’on étudie la Torah] ne les [le peuple d’Israël] quitta jamais ».16 Et Moïse fit preuve et de compassion et de jugement sévère : la compassion, quand « il vit leurs pénibles travaux [des Israélites] »,17 ; le jugement, quand il reprocha au Juif qui se querellait avec un autre : « Pourquoi frappes-tu ton prochain ? »18
Cependant, l’attribut premier de Moïse fut la Sagesse, du fait qu’il donna la Torah au peuple juif et qu’elle est appelée par son nom : « Souvenez-vous de la Torah de Moïse, Mon serviteur. »19 Et le service des Patriarches fut principalement celui des Émotions, une voie qui, à travers eux, devint l’héritage de tous les Juifs.20
3. La raison de la question
Nous pouvons maintenant comprendre pourquoi Moïse, en dépit de ses accomplissements spirituels supérieurs à ceux des Patriarches, mit en question le comportement divin. Car la Sagesse – l’intellect – cherche à comprendre toute chose. Et quand elle bute sur un point qu’elle ne saisit pas, celui-ci constitue un obstacle qui entrave son service divin. Moïse cherchait une réponse, une explication de ce qui lui était incompréhensible, de sorte à poursuivre son chemin vers D.ieu à travers la sagesse.
4. La foi qui n’a pas de questions
La réponse qu’il reçut fut : « Je suis l’Éternel, et Je suis apparu à Abraham, à Isaac et à Jacob comme le D.ieu Tout-Puissant (Kel Cha-daï), mais par Mon nom “l’Éternel” (le Tétragramme), Je ne Me suis pas fait connaître d’eux ». Avant le Don de la Torah, D.ieu était seulement révélé comme “Élokim” – une révélation finie de D.ieu comme étant immanent dans le monde,21 le monde de la pluralité, d’où la marque plurielle du nom “Élokim”. Mais après le Sinaï, Il Se révéla dans Son nom de quatre lettres comme infini, transcendant toutes les divisions, comme étant Unité. À ce moment-là, toutes les divisions furent dissoutes22 celles entre les puissances supérieures et les puissances inférieures, entre l’intellect et l’émotion.
Le sens de la réponse de D.ieu à Moïse était donc : Quand tu te tiens au seuil d’une rédemption dont le point culminant sera le Don de la Torah, tu dois dépasser la division entre l’intellect et l’émotion. Et bien que tu sois avant tout un homme de Sagesse, cela doit s’associer au pouvoir émotionnel d’avoir une foi qui ne pose pas de questions.
C’est pourquoi Il employa le nom « Jacob » au lieu d’« Israël » en évoquant les Patriarches. « Jacob » désigne un niveau inférieur à celui d’« Israël » (« Jacob – Yaakov » est relié en hébreu au mot ékev – le talon, tandis qu’« Israël » se compose des lettres de li roch – « la tête est à moi »). Le message pour Moïse était que sa Sagesse devait embrasser (et être embrassée par) ses Émotions au moyen de kabbalat ol – la soumission caractérisant Jacob. Le plus haut (la sagesse) et le plus bas (le « talon ») devaient s’interpénétrer.
5. Sagesse et action
Non seulement les émotions possèdent la force d’avoir une foi au-delà des questions, mais elles conduisent également à l’action. L’amour pousse l’homme à « faire le bien » ; la crainte l’amène à « se détourner du mal ».23 Mais la sagesse, en soi, conduit au détachement. L’esprit est absorbé par l’étude, et perd son intérêt pour l’action. Même si, en étudiant, il acquiert la connaissance de ce qu’il doit faire, il perd son penchant à le faire.
C’est pourquoi nos Sages ont averti : « Celui qui dit : Je n’ai rien d’autre que [mon étude de] la Torah, celui-là n’a même pas la Torah. »24 C’est-à-dire que l’étude de la Torah, en soi, peut conduire naturellement au détachement, tandis que le Juif doit l’accompagner du service effectif envers D.ieu, et d’actes de compassion envers son prochain. L’étude seule, sans l’action, n’est pas la véritable étude.
6. « Père » et progéniture
Et c’est pourquoi Abraham, Isaac et Jacob, dont les voies de service divin passaient par les Émotions, sont appelés les « Patriarches », les Pères du peuple juif. Un père est celui qui engendre des enfants. Or, « les engendrements des justes sont leurs bonnes actions ».25 Comme ils étaient des hommes d’Émotion, et comme l’Émotion conduit à l’action, leur (principal) accomplissement fut leurs « bonnes actions ».
Et aussi dans un autre sens : leur accomplissement résidait dans leur progéniture. Ils n’étaient pas « détachés », ils s’intéressaient au bien-être d’autrui, c’est pourquoi ils transmirent leurs valeurs à leurs enfants en héritage éternel.
Ceci explique le commentaire insolite de Rachi sur les mots (du début de notre Paracha) : « Je suis apparu ». Rachi ajoute : « …aux Patriarches. » Cela paraît pourtant évident, et donc inutile d’être précisé, puisque la Torah elle-même poursuit : « …à Abraham, Isaac et Jacob ». Cependant, ce que Rachi veut souligner est que c’est de par leur statut de « Patriarches », de « pères », qu’ils méritèrent la révélation de D.ieu. Ils ne la devaient pas à leurs accomplissements spirituels personnels, mais au fait qu’ils étaient des hommes qui engendraient (qu’il s’agisse de « bonnes actions » ou d’« enfants » qui héritaient de leur vertu). D.ieu aimait Abraham parce que : « Je le connais, il commandera à ses enfants et à sa maison après lui d’observer la voie de l’Éternel. »26
7. Le sens de la réponse de D.ieu
La réponse de D.ieu à la question de Moïse fut donc que, sans pour autant négliger sa nature d’homme de Sagesse, il devait néanmoins être animé par les Émotions, comme l’étaient les Patriarches, de sorte que, en premier lieu, sa foi devînt inconditionnelle, excluant toute question et, deuxièmement, qu’il devînt, lui, un homme traduisant sa sagesse en action. C’est effectivement ce qui se passe : Moïse alla plus loin que les Patriarches dans ce domaine. Alors qu’ils avaient été des bergers, séparés du monde, Moïse traduisit la Torah,27 il la transmit au monde, et il porta le fardeau du peuple juif, au point de pouvoir dire : « Tu me dis : “Porte-les sur ton sein… ?” »28
Le double processus de la révélation au Mont Sinaï – quand « le haut descendit » et « le bas devint haut » – eut ainsi sa contrepartie dans la vie intérieure : le haut, c’est-à-dire l’intellect, descendit dans le champ de l’action, et le bas, c’est-à-dire le « talon » de Jacob (le symbole de kabbalat ol, l’acceptation absolue de la volonté divine), s’éleva jusqu’à donner à l’intellect la forme de sa foi inconditionnelle.
Telle est, pour chaque Juif, la morale du reproche de D.ieu à Moïse : que les plus « hauts » et les plus « bas » parmi les Juifs travaillent ensemble. « Les chefs de vos tribus » doivent « descendre » et se mêler à « ceux qui fendent ton bois et à ceux qui puisent ton eau »29 qui, à leur tour, doivent « s’élever » en étudiant la Torah (aussi bien dans son aspect « révélé » que dans son aspect « intérieur »), en observant les Mitsvot et en les « embellissant ». Et chaque Juif, même « les chefs de vos tribus », ne doit pas être détaché dans son étude au point de négliger son engagement dans le monde, et son acceptation inconditionnelle de la volonté divine.
Ce pouvoir d’unir le « haut » et le « bas » est l’héritage que nous a légué Moïse. Et cette conduite qui, chez Moïse, amena la rédemption du joug égyptien apportera chez nous la rédemption finale qui transcendera toutes les limites : la réalisation imminente de l’Ère messianique.
(Source : Likoutei Si’hot, vol. 3, p. 854-862)
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