L’obscurité ne peut pas chasser l’obscurité : seule la lumière le peut. La haine ne peut pas chasser la haine : seul l’amour le peut. La haine renforce la haine, la violence renforce la violence et la dureté renforce la dureté...

Martin Luther King

J’imagine que l’une des raisons pour lesquelles les gens s’accrochent si obstinément à leurs haines est qu’ils ressentent que si la haine disparait, ils seront obligés d’affronter la douleur.

                          James Arthur Baldwin

Il y a dans la paracha Ki Tetsé un verset d’une importance capitale. Il est facile de passer à côté, car il apparaît au milieu d’une série de lois sur des sujets aussi divers que l’héritage, les fils rebelles, les bœufs surchargés, l’adultère et les esclaves fugitifs. Sans préambule ni cérémonie, Moïse énonce un commandement si paradoxal qu’il nous faut le lire à deux reprises pour être certains de l’avoir bien compris :

Ne hais pas un édomite, parce qu’il est ton frère.

Ne hais pas un Égyptien, car tu fus un étranger dans sa terre.1

Qu’est-ce que cela signifie dans le contexte biblique ? Les Égyptiens de l’époque de Moïse avaient asservi les Israélites, ils « rendirent leur vie amère », les soumettant à un régime impitoyable de travaux forcés et les forcèrent à manger le pain de l’affliction. Ils s’engagèrent dans un projet génocidaire lorsque Pharaon ordonna à son peuple de jeter « tout enfant nouveau-né [israélite] mâle dans le fleuve. »2

Quarante ans plus tard, voilà que Moïse parle comme si rien de tout cela ne s’était passé, comme si les Israélites avaient envers les Égyptiens une dette de gratitude pour leur hospitalité. Pourtant, si lui et le peuple étaient là où ils étaient, c’est seulement parce qu’ils fuyaient l’oppression égyptienne. Il ne voulait pas non plus que le peuple oublie. Au contraire, il leur a dit de raconter l’histoire de l’Exode chaque année, comme nous le faisons toujours à Pessa’h, la reconstituant avec des herbes amères et du pain sans levain de sorte que la mémoire soit transmise à toutes les générations futures. Le message de cela est que si nous voulons préserver la liberté, nous ne devons jamais oublier ce que c’est que de la perdre. Pourtant, ici, sur les rives du Jourdain, s’adressant à la génération suivante, il dit au peuple : « Ne hais pas un Égyptien. » Que se passe-t-il dans ce verset ?

Pour être libre, il faut se libérer de la haine. Voilà ce que dit Moïse. S’ils avaient continué à haïr leurs ennemis d’hier, Moïse aurait fait sortir les Israélites d’Égypte, mais il n’aurait pas fait sortir l’Égypte des Israélites. Mentalement, ils y seraient encore, esclaves du passé. Ils seraient encore retenus par des chaînes, non pas des chaines de fer, mais de l’esprit.

Et il n’est pas de plus grande entrave que les chaînes de l’esprit.

On ne peut pas créer une société libre sur la base de la haine. Le ressentiment, la colère, l’humiliation, le sentiment d’injustice, le désir de restaurer l’honneur en portant des coups à ses anciens persécuteurs, ce sont là les conditions d’un profond manque de liberté. Vous devez vivre avec le passé, voulait dire Moïse, mais pas dans le passé. Ceux qui sont prisonniers de leur colère contre leurs anciens persécuteurs sont encore en captivité. Ceux qui laissent leurs ennemis définir qui ils sont n’ont pas encore atteint la liberté.

Les livres de Moïse se réfèrent à maintes reprises à l’Exode et à l’impératif de mémoire : « Tu te souviendras que tu fus esclave en Égypte. » Pourtant, ceci n’est jamais invoqué comme motif de haine, de représailles ou de vengeance. Cela apparaît toujours comme un des éléments qui sous-tendent la société juste et compatissante que les Israélites ont reçu l’ordre de créer : l’antithèse de l’Égypte. Le message implicite est : limitez l’esclavage, au moins s’agissant de votre propre peuple. Ne soumettez pas vos esclaves à des travaux forcés. Accordez-leur le repos et la liberté chaque septième jour. Libérez-les tous les sept ans. Reconnaissez-les comme vos égaux, pas intrinsèquement inférieurs. Personne ne nait pour être un esclave.

Donnez généreusement aux pauvres. Laissez-les manger des restes de la récolte. Laissez-leur un coin du champ. Partagez les ressources dont vous avez été bénis avec les autres. Ne privez pas les gens de leurs moyens de subsistance. La structure de la loi biblique tout entière est enracinée dans l’expérience de l’esclavage en Égypte, comme pour dire : vous savez dans votre cœur ce que c’est que d’être victime de persécution, par conséquent ne persécutez pas les autres.

L’éthique biblique est basée sur des actes répétés d’inversion des rôles, faisant usage de la mémoire comme force morale. Dans l’Exode et le Deutéronome, il nous est ordonné d’utiliser la mémoire non pas pour préserver la haine, mais pour la vaincre, en nous rappelant ce que c’était que d’en être la victime. « Souviens-toi », non pas pour vivre dans le passé, mais pour empêcher une répétition du passé.

C’est seulement ainsi qu’un détail en apparence inexplicable de l’histoire de l’Exode devient compréhensible. Dans la première rencontre de Moïse avec D.ieu au buisson ardent, il reçoit la mission de faire sortir le peuple vers la liberté. D.ieu y ajoute une étrange clause :

Et J’inspirerai aux Égyptiens de la bienveillance pour ce peuple, si bien que, lorsque vous partirez, vous ne partirez pas les mains vides. Chaque femme demandera à sa voisine et à l'habitante de sa maison des ustensiles d'argent, des ustensiles d'or et des parures, que vous mettrez sur vos fils et sur vos filles.3

Ce point est répété à deux reprises dans les chapitres suivants.4 Pourtant, il est en opposition totale avec l’esprit du récit biblique. Depuis la Genèse5 jusqu’au Livre d’Esther,6 prendre du butin, piller, mettre à sac ses ennemis est mal vu. Dans le cas des idolâtres, c’est strictement interdit : leurs biens sont ‘herem, tabou, destinés à être détruits, non possédés.7 Lorsque, à l’époque de Josué, Akhan prit un butin des ruines de Jéricho, la nation tout entière fut punie. De plus, qu’advint-il de cet or des Égyptiens ? Les Israélites finirent par en faire le Veau d’or. Pourquoi alors était-ce important – un commandement – qu’en cette occasion unique les Israélites demandent des cadeaux des Égyptiens ?

La Torah elle-même donne la réponse à cela dans une loi ultérieure du Deutéronome concernant la libération des esclaves :

Si ton frère hébreu, homme ou femme, se vend à toi et te sert six ans, la septième année tu devras le renvoyer libre de chez toi. En le libérant de ton service, ne le renvoie pas les mains vides. Donne-lui généreusement de ton menu bétail, de ton aire de battage et de ton pressoir. Donne-lui selon ce que l’Éternel ton D.ieu t’a béni. Souviens-toi que tu fus esclave en Égypte et que l’Éternel ton D.ieu t’a libéré. C’est pourquoi je te prescris ce commandement aujourd’hui.8

L’esclavage a besoin de « narrative closure » diraient les psychologues anglo-saxons, c’est-à-dire d’une représentation rédemptrice. Pour acquérir la liberté, l’esclave doit être en mesure de partir sans ressentir d’hostilité envers son ancien maître. Il ne doit pas partir chargé de sentiments d’injustice ou de colère, d’humiliation ou d’offense. Car si ce devait être le cas, il aurait été relâché, mais pas libéré. Il serait physiquement libre, mais mentalement, il serait encore esclave. En insistant sur la nécessité de donner à l’esclave libéré des cadeaux d’adieu, la Bible manifeste sa conscience profonde de la blessure persistante de la servitude. Il doit y avoir un acte de générosité de la part du maître pour que l’esclave le quitte sans rancœur. L’esclavage laisse une cicatrice à l’âme qui a besoin d’être soignée.

Quand D.ieu dit à Moïse de dire aux Israélites de prendre des cadeaux d’adieu des Égyptiens, c’est comme s’Il disait : Oui, les Égyptiens vous ont réduits en esclavage, mais ceci sera bientôt du passé. Précisément parce que Je tiens à ce vous vous rappeliez du passé, il est essentiel que vous le fassiez sans haine ni désir de vengeance. Ce dont vous devez vous rappeler, c’est la souffrance de la servitude, pas la colère que vous ressentez envers vos anciens maîtres. Il doit y avoir un acte qui symbolise cela. Cela ne peut pas être une justice dans le vrai sens du terme : une telle justice est une chimère, et le désir de celle-ci est insatiable et mène à l’autodestruction. Il n’existe aucun moyen de ramener les morts à la vie ou de récupérer les années de liberté perdues. Mais un peuple ne peut pas non plus être dans le déni de son passé, ni le supprimer de sa mémoire. S’il  essaie de le faire, celui-ci finira par revenir – le « retour du refoulé » de Freud – et réclamer un prix terrible sous la forme d’une vengeance idéaliste et altruiste. C’est pourquoi l’ancien maître doit donner à l’ancien esclave un cadeau, le reconnaissant ainsi comme un être humain libre qui a contribué, quoique malgré lui, à son bien-être. Ce n’est pas un solde de tous comptes, mais plutôt une forme minimale de restitution, de ce que l’on appelle aujourd’hui la « justice réparatrice ».

La haine et la liberté ne peuvent pas coexister. Un peuple libre ne hait pas ses anciens ennemis, sinon il n’est pas encore prêt pour la liberté. Pour créer une société non oppressive avec des anciens opprimés, il est nécessaire de briser les chaînes du passé, de purger la mémoire de son acidité, de sublimer la douleur en énergie constructive et en la volonté de construire un avenir différent.

La liberté implique l’abandon de la haine, car la haine est l’abdication de la liberté. Elle est la projection de nos conflits sur une force extérieure que nous pouvons ensuite incriminer, mais seulement au prix de la fuite de notre responsabilité. Tel était le message de Moïse à ceux qui s’apprêtaient à entrer dans la Terre promise : qu’une société libre ne peut être construite que par des gens qui acceptent la responsabilité de la liberté, des sujets qui refusent de se considérer comme des objets, des personnes qui se définissent par l’amour de D.ieu, pas par la haine de l’autre.

« Ne hais pas un Égyptien, car tu fus un étranger dans sa terre », dit Moïse, ce qui signifie : pour être libre, il faut se libérer de la haine.