À propos du verset :
« Jéthro dit : Béni soit D.ieu qui vous a sauvés »,1
nos Sages commentent :
« Ce fut une honte pour Moïse et les six cent mille Juifs qui n’avaient pas prononcé une bénédiction jusqu’à ce que Jéthro vienne dire : Béni soit D.ieu. »2
1. La question se pose : comment peut-on reprocher à Moïse et au peuple d’Israël de n’avoir pas béni D.ieu alors même qu’ils avaient entonné un cantique au passage de la Mer Rouge ? On ne peut penser que leur honte résidait dans le fait de ne pas avoir loué D.ieu dès leur sortie d’Égypte, mais d’avoir attendu le passage de la Mer Rouge, car, si tel est le reproche qui leur est fait, il aurait dû être exprimé de façon explicite.
Nous pouvons répondre à cette question à partir du passage du Zohar qui affirme que « Tant que Jéthro n’était pas venu remercier l’Éternel, la Torah n’avait pas été donnée au peuple juif. Lorsqu’il est arrivé et a déclaré : “Béni soit D.ieu qui vous a sauvés. Maintenant je sais que D.ieu est plus grand que toutes les divinités…”,3 il a fait que D.ieu Se soit étendu dans toute Sa gloire vers les niveaux supérieurs et inférieurs, et, par la suite, Il a donné la Torah avec plénitude. »
Ce texte semble difficile à comprendre. En effet, comment se fait-il que la sainteté de Moïse, Aaron et de six cent mille Juifs n’ait pas suffi pour que soit donnée la Torah avant que Jéthro ne vienne et c’est seulement après ses remerciements adressés à D.ieu que les Juifs ont eu ce mérite ?
2. La réponse à ces questions passe par la résolution d’un problème préalable : notre Paracha commence par les mots : « Jéthro, notable de Midiane, beau-père de Moïse, entendit tout ce que l’Éternel avait fait ».4 Que vient nous faire entendre ici le texte en précisant que Jéthro était le « notable de Midiane », il lui aurait suffi de dire qu’il était le beau-père de Moïse ?
D’autant plus que le mot notable a deux interprétations. Selon la première, Jéthro était un ministre de Midiane, mais, d’après la seconde, il aurait été un prêtre idolâtre (comme Rachi l’affirme un peu plus loin : Jéthro connaissait toutes les formes d’idolâtrie du monde…).
Or, selon la seconde explication, Jéthro n’était pas seulement un idolâtre, mais un prêtre consacré aux idoles. Comment la Torah peut-elle donc insister sur le fait que le beau-père de Moïse était un prêtre idolâtre et mettre ainsi en évidence une activité aussi déshonorante, alors qu’elle semble a priori vouloir énumérer ses mérites ?
En fait, par ce qualificatif, le verset ne veut en aucun cas amoindrir l’importance de Jéthro, mais, au contraire, décrire sa grandeur et son honneur passés (dans la terre de Midiane). Par ce détail, l’accent est mis sur le mérite qu’il eut de venir se convertir, au point « d’avoir le sentiment, selon Rachi, de partir dans le désert, lieu chaotique, afin d’écouter des paroles de Torah ».
Et cela est aussi vrai pour la seconde interprétation (selon laquelle il était un prêtre idolâtre), car elle montre le niveau de connaissance qu’avait acquise Jéthro. En effet, le début de l’erreur menant à l’idolâtrie vient (principalement) d’une démarche intellectuelle. Comme Maïmonide l’explique : « Ils (les idolâtres) dirent : Puisque l’Éternel a créé ces étoiles et ces astres pour gérer le monde… il est bon de les louer, de les vanter et de les respecter, car telle est la volonté de D.ieu… »5
En d’autres termes, il est bien exact que la vie du monde physique passe par les astres et les étoiles, au point que nos Sages affirment qu’« il n’est pas un brin d’herbe qui pousse ici-bas sans avoir son étoile dans le ciel qui le frappe et lui enjoigne de grandir ».6 Mais il est toutefois interdit de leur porter pour cela un quelconque respect, car ils n’ont ni libre arbitre, ni volonté propre et ne sont qu’« une hache dans la main de son bûcheron », destinés à accomplir la volonté de leur Créateur.
Et de même qu’il existe des intermédiaires entre D.ieu et ce monde, tels que les astres et les étoiles, qui sont en fait complètement annulés devant Lui (et quiconque leur prêterait un pouvoir quelconque serait idolâtre), il existe aussi des anges intermédiaires dans les différents mondes spirituels, comme il est écrit : « Car le plus haut surveille ce qui est haut et de plus hauts [encore] les surplombent. »7
Or, même à ce niveau, dans les mondes les plus élevés, il faut savoir que ces êtres ne sont eux aussi qu’« une hache dans la main de son bûcheron ». En fait, plus un intermédiaire se trouve à un niveau élevé, plus il est facile de se tromper sur sa fonction.
Tel est donc le sens des paroles de Rachi : « Jéthro connaissait toutes les formes d’idolâtrie du monde. » Il avait perçu tous les intermédiaires qui résidaient dans tous les mondes jusqu’aux plus hauts niveaux. Cependant, en tant que prêtre de Midiane, il les comprenait comme ayant un certain pouvoir, ce qui constituait une forme d’idolâtrie. Nous pouvons par cela imaginer le niveau intellectuel qu’avait Jéthro.
Nous comprenons maintenant aisément que, lorsque le texte le décrit comme un notable de Midiane, c’est pour nous faire part de sa grandeur. Il était un notable respecté « qui siégeait au sommet des honneurs terrestres », dans son sens littéral (selon la première interprétation). D’autre part, il était un prêtre idolâtre (selon la seconde explication qui ne vient pas contredire la première, mais la compléter), c’est-à-dire un homme d’une éminente stature intellectuelle. Or, malgré cela, il a abandonné toute cette gloire pour aller se convertir au Judaïsme.
3. Ce que nous venons d’expliquer va nous aider à comprendre les paroles du Zohar affirmant que le Don de la Torah n’aurait pu avoir lieu tant que Jéthro n’avait pas exprimé son remerciement à l’Éternel. Le Zohar commente le verset : « Moi, j’ai vu qu’il existait une supériorité de la sagesse sur la sottise »8 de la façon suivante : la prééminence de la sagesse divine provient précisément de la sagesse profane définie comme de la sottise vis-à-vis de celle-ci. En d’autres termes, c’est en imprimant une élévation à la sagesse profane que ressort toute la grandeur de la sagesse divine.
De même, la proclamation de la primauté de D.ieu sur toutes les autres divinités par Jéthro, qui avait une immense connaissance des sciences profane, et son choix de venir apprendre la Torah (selon le commentaire de Rachi cité plus haut) ont induit une élévation des connaissances profanes qui se sont transformées grâce à lui en connaissance divine. Nous comprenons maintenant pourquoi la reconnaissance de la grandeur de D.ieu par Jéthro a permis la réalisation du Don de la Torah, car la sagesse divine avait acquis par elle une dimension supérieure. C’est cette dimension nouvelle qui permit à la Torah (qui est la sagesse divine) d’être amenée dans ce monde ici-bas, car, pour y arriver, elle devait s’élever au préalable.
Il est toutefois connu qu’une préparation doit porter en elle les caractéristiques de la chose à laquelle elle prépare. On peut alors se demander ce que l’élévation des connaissances profanes contient en elle pour préparer au Don de la Torah.
Plusieurs sources midrashiques affirment que D.ieu avait initialement décrété que « les cieux sont les cieux de D.ieu et la terre a été donnée aux hommes ».9 Lorsque la Torah a été promulguée, ce décret a été annulé et D.ieu a proclamé que « les niveaux inférieurs monteront dorénavant vers les niveaux supérieurs et vice-versa ». En d’autres termes, le Don de la Torah a réalisé un lien entre les niveaux spirituels et le monde matériel, ce qui a permis à la matière d’atteindre une élévation spirituelle. Tel était le sens de la préparation à la révélation du Sinaï par l’action de Jéthro : une élévation de la connaissance profane vers la connaissance divine.
4. L’apport de Jéthro a dépassé celui du passage de la Mer Rouge. L’ouverture de la mer constitue elle aussi une préparation au Don de la Torah. En effet, il est expliqué en différents endroits que cette ouverture a mis en relation le monde révélé (notre monde, symbolisé par la terre ferme) et le monde caché (les mondes spirituels, représentés par la mer).
Cette mise en relation a pris les deux formes décrites par le Midrash cité précédemment : le bas est monté vers le haut et le haut est descendu vers le bas. Le monde caché a été amené vers le monde révélé et ce dernier a pu accéder au niveau du monde caché.
Une telle préparation n’a toutefois pas été suffisante et a dû être complétée par l’action de Jéthro, répercutée sur la sagesse inférieure qui s’exprime dans la connaissance profane.
La raison en est que, bien que l’ouverture de la Mer Rouge ait réalisé un lien entre les niveaux les plus inférieurs et les niveaux supérieurs jusqu’aux mondes les plus hauts, celui-ci n’a pu impliquer que les niveaux inférieurs de la sainteté, mais non du profane (la preuve en est que les égyptiens ont été détruits par ce miracle au lieu de connaître d’une élévation).
C’est d’ailleurs parce que le mal n’a pas été transformé par ce miracle qu’Amalek s’est permis d’attaquer le peuple d’Israël juste après. Ce qui est a priori étonnant : La révélation divine du passage de la Mer Rouge s’est propagée des hauteurs spirituelles jusqu’à ce bas monde.
En effet, d’un bout à l’autre de la terre, « les peuples ont eu connaissance » de cet événement, et ont même pu l’observer de visu, car lorsque « les eaux se sont coupées »,10 il s’agissait, selon nos Sages, de toutes les eaux du monde.
Plus encore, cette révélation divine a induit chez ces peuples un désespoir profond, comme il est écrit : « Les peuples ont entendu et ont tremblé... tous les habitants de Canaan se sont décomposés ».11
On comprend qu’aucun peuple ne se sentait le courage de s’opposer au peuple d’Israël. Comment se fait-il donc qu’Amalek ait eu l’audace de l’attaquer ?
La réponse est contenue dans ce qui a été expliqué plus haut : du fait que le passage de la Mer Rouge n’a pas transformé les niveaux inférieurs, elle n’a fait qu’imprimer au mal (qui prodigue leurs forces aux peuples alentours) une crainte momentanée. Celui-ci n’a pas abandonné pour autant sa réfutation viscérale du divin, d’où l’épisode d’Amalek.
C’est pourquoi ni la traversée de la Mer Rouge, ni la sainteté de Moïse et du peuple juif n’ont pu justifier le Don de la Torah. Il a fallu que Jéthro arrive et reconnaisse la suprématie de D.ieu sur toutes les divinités. Car seule cette reconnaissance pouvait faire que la « sottise » profane induise une élévation à la sagesse divine en liant les niveaux les plus inférieurs aux niveaux les plus hauts, à l’instar du Don de la Torah.
5. Nous pouvons par cela aussi expliquer (d’un point de vue ésotérique) le commentaire de Rachi sur la venue de Jéthro : « Quels événements sont arrivés à ses oreilles et ont justifié sa venue ? La traversée de la Mer Rouge et la guerre contre Amalek. »
Une question est classiquement posée : Jéthro n’avait-il pas eu vent des Dix Plaies d’Égypte et des miracles qui ont accompagné la sortie des enfants d’Israël de ce pays ? Pourquoi ces miracles n’ont-ils pas éveillé en lui l’envie de rejoindre les Juifs et a-t-il attendu que ces deux événements se produisent pour le faire ?
D’autre part, pourquoi Rachi mentionne-t-il la « guerre » d’Amalek au lieu de la victoire des Juifs ? Il aurait dû parler du salut des Juifs ou alors de la défaite d’Amalek, ce qui aurait mis l’accent sur le miracle advenu.
6. Ces questions trouvent une réponse dans notre analyse. Ce qui a poussé Jéthro à venir, c’est le fait de voir que l’ouverture de la mer n’ait pas suffit à raffiner les niveaux inférieurs, puisqu’Amalek a pu attaquer juste après. C’est pourquoi il s’est senti obligé de venir exprimer sa reconnaissance à D.ieu, en sachant que son action allait terminer la préparation de notre monde au Don de la Torah. C’est donc la « guerre » contre Amalek et non son dénouement en faveur des Juifs qui a justifié sa venue.
7. D’après tout ce que nous avons dit, nous pouvons comprendre pourquoi le fait que Jéthro ait exprimé une bénédiction envers D.ieu était une honte pour le peuple juif qui ne L’avaient jamais béni.
Le mot « béni » (baroukh en hébreu) signifie, dans son sens étymologique, « amener » ou « faire descendre ». Or, le chant entonné par Moïse et les Juifs après leur traversée de la mer, malgré sa haute spiritualité, n’avait pas réalisé ce mouvement descendant de D.ieu vers le monde, jusqu’aux niveaux les plus bas. Leur service de D.ieu (comparable à celui des justes) n’a pu transformer le mal qui était resté dans toute sa force après ce chant, puisqu’Amalek a pu les combattre.
Ce n’est que grâce aux paroles de Jéthro qui a « béni » D.ieu et a amené par cela la révélation divine aux niveaux les plus inférieurs que le mal a été purifié et qu’alors la Torah a pu être promulguée.
8. Nous pouvons tirer un enseignement de tout ce qui a été dit : le Don de la Torah doit se renouveler chaque jour chez le Juif, comme l’indique la bénédiction précédant son étude qui est au présent.
Cette promulgation personnelle doit succéder à un sentiment du divin qui imprègne notre vie quotidienne, selon les termes du verset : « Connais-Le dans tous tes chemins. »12
Notre attachement à D.ieu ne doit pas seulement s’exprimer dans nos actions liées à la sainteté, telles que l’étude de la Torah ou l’accomplissement des commandements divins. Il doit parvenir jusqu’à nos actes les plus banaux de notre vie, même les plus loin de la notion de sainteté, comme la guerre contre Amalek qui, malgré son caractère négatif, a été à l’origine de la venue de Jéthro et a pris donc part au Don de la Torah.
Il faut toutefois commencer par l’ouverture de la Mer Rouge, qui symbolise la révélation du divin préalable à l’élévation des choses profanes par l’utilisation que nous allons en faire. Comme nous enseignent nos Sages : la prière doit être juxtaposée à notre lever, puis, nous devons passer de la synagogue au lieu d’étude avant de vaquer à nos occupations.
Tel est le déroulement de la journée d’un Juif : dès qu’il ouvre les yeux, son âme prononce une reconnaissance générale du divin contenue dans la prière Modé ani : « Je Te remercie (reconnais tes bienfaits), ô Roi vivant et existant, d’avoir ramené mon âme en moi avec miséricorde. Grande est la confiance que l’on peut T’accorder. » Puis, il doit prier et étudier la Torah (se plonger dans la sainteté) et seulement après, il prendra son petit-déjeuner (qu’il peut, s’il en a l’habitude, prendre avant l’étude puisque celle-ci, contrairement à la prière en communauté, n’a pas de limite) qui constitue son premier contact avec le monde profane.
En d’autres termes, ce contact doit être précédé d’une révélation de la lumière de l’âme par la prière et l’étude, car c’est seulement par ce préliminaire que nous serons capables d’amener une dimension divine à nos actions quotidiennes.
Tout ce développement s’applique à la grande majorité des Juifs. Ceux qui ont, tout au long de leur journée, des temps libres qu’ils remplissent par l’étude. Une telle étude constitue en fait le principal de leur étude, car la Torah doit être développée et ne doit pas rester un objet figé, toujours égal à lui-même en quantité et en qualité.
Cependant, certains Juifs doivent se contenter d’un simple chapitre ou peuvent même se rendre quittes en prononçant les parties de la Torah contenues dans la prière, telle que la bénédiction des Cohanim qui conclut les bénédictions du matin.
Mais quelle que soit notre préparation, elle doit conduire à notre révélation quotidienne du Don de la Torah qui commence par les mots « Je suis l’Éternel “ton” D.ieu... », Celui qui te prodigue les forces de te comporter en Juif tout au long de la journée.13
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