Lorsque Moïse monta au ciel, les anges protestèrent devant D.ieu : « Que fait un être humain parmi nous ? »

Il leur dit : « Il est venu recevoir la Torah. »

Ils lui dirent : « Ce trésor ésotérique, qui est demeuré caché auprès de Toi pendant neuf cent soixante-quatorze générations avant la création du monde, Tu veux le donner à un être de chair et de sang ? »

(Talmud, Chabbat 89a)

Selon la loi de la Torah, votre voisin n’est pas seulement le bonhomme de l’autre côté de la clôture, mais quelqu’un envers qui vous avez certaines responsabilités et obligations. L’une de celles-ci est énoncée dans la loi du bar mitsra (littéralement : « celui qui est à la limite »), qui stipule que lorsqu’une personne souhaite vendre son champ, ses voisins – c’est-à-dire ceux qui possèdent un terrain en bordure du terrain vendu – doivent être prioritaires pour l’acheter. Le droit du voisin est défendu par le tribunal, dans la mesure où si la propriété est vendue à un acheteur extérieur sans avoir été préalablement offerte au voisin, celui-ci a le droit de rembourser à l’acheteur le prix de son achat et de l’expulser du terrain (voir Talmud, Baba Metsia 108a ; Michné Torah, Lois des Voisins, ch. 12-14 ; Choul’hane Aroukh, ‘Hoshen Mishpat 175:5-63).1

La Halakha (loi de la Torah) n’est pas seulement un code de conduite pour la vie sur terre ; c’est aussi le « code de conduite » de D.ieu, la manière dont Il choisit d’interagir avec Sa création. D.ieu apparaît ainsi comme observant le Chabbat,2 mettant les téfilines,3 et se conformant de manière générale aux exigences de la loi de la Torah. Selon les mots du Midrash : « La voie de D.ieu n’est pas comme celle des êtres de chair et de sang. La leur est d’ordonner aux autres la conduite à tenir, mais de ne pas le faire soi-même ; D.ieu, cependant, ce qu’Il fait Lui-même, c’est ce qu’Il dit à Israël de faire et d’accomplir » (Midrash Rabbah, Chemot 30:4). Dès lors, si D.ieu nous a ordonné la loi du bar mitsra, Il s’y conforme Lui-même.

Ainsi, le Talmud nous dit que « Quand Moïse est monté au ciel pour recevoir la Torah de D.ieu »,

Les anges ont protesté devant D.ieu : « Que fait un être humain parmi nous ? »

Il leur a dit : « Il est venu pour recevoir la Torah. »

Ils lui dirent : « Ce trésor ésotérique, qui est demeuré caché auprès de Toi pendant neuf cent soixante-quatorze générations avant la création du monde, Tu veux le donner à un être de chair et de sang ? ... Place Ta gloire sur les cieux ! »

Dit D.ieu à Moïse : « Réponds-leur. »

[Moïse] dit : « Maître de l’Univers ! Cette Torah que Tu me donnes, qu’est-ce qui y est écrit ? “Je suis l’Éternel, ton D.ieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte.” Êtes-vous descendus en Égypte ? Avez-vous été asservis à Pharaon ? Pourquoi la Torah vous reviendrait-elle ? Que dit-elle d’autre ? “Vous n’aurez pas de dieux étrangers.” Habitez-vous parmi les nations adoratrices d’idoles ? Que dit-elle d’autre ? “Souviens-toi du jour du Chabbat.” Travaillez-vous ? ... Que dit-elle d’autre ? “Ne fais pas de faux serment.” Faites-vous des affaires ? Que dit-elle d’autre ? “Honore ton père et ta mère.” Avez-vous des parents ? Que dit-elle d’autre ? “Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d’adultère, tu ne voleras pas.” Y a-t-il de la jalousie parmi vous ? Avez-vous un mauvais penchant ?

Les commentaires expliquent que la revendication des anges était fondée sur un point de droit, à savoir la prérogative du voisin stipulée par la loi du bar mitsra. Car, comme ils l’ont fait remarquer, la Torah est le « trésor ésotérique » de D.ieu : avant qu’elle ne nous soit donnée au Sinaï, c’était un manifeste exclusivement spirituel, « écrit jadis devant Lui en feu noir sur feu blanc »,4 se rapportant exclusivement à l’infrastructure spirituelle de création. Ainsi, nous est-il dit qu’au Sinaï « D.ieu nous a parlé des cieux »5 et que Moïse « est monté au ciel », entrant dans un état d’être spirituel pour recevoir la Torah (« Et il [Moïse] fut là [au sommet du mont Sinaï] avec D.ieu pendant quarante jours et quarante nuits, du pain il ne mangea pas et de l’eau il ne but pas. » – Exode 34,28) Nous autres, argumentèrent les anges, sommes les voisins naturels de la Torah ; celle-ci devrait nous être proposée avant qu’elle ne soit traduite en une doctrine de vie physique pour un lointain acheteur terrestre. (Voir Shtei Yadot, Terouma ; Chéérit Yaakov, Bamidbar ; ‘Hida (Pnei David et Roch David, Yitro ; ‘Hasdei Avot, 3:14) ; Beer Its’hak, Yitro (2); Maarkhei Lev, Matane Torah (12) ; Berit Avot, Yitro; Sefat Emet, Yitro; Na’hal Its’hak, Pessa’h, Shaar I & II; et al.)

(Le fait que la revendication des anges était basée sur la loi du bar mitsra explique de nombreux points du dialogue entre Moïse et les anges. Par exemple : pourquoi Moïse ne pouvait-il pas simplement dire aux anges : « Ouvrez donc la Torah et regardez : pratiquement chaque section est précédée des mots “Ordonne aux enfants d’Israël”, “Parle aux enfants d’Israël”, etc. La Torah est déjà à nous ! Je suis juste ici pour récupérer la marchandise. » Car la loi du bar mitsra donne au voisin le droit d’acheter le champ même après qu’il ait été vendu à l’acheteur non voisin.)

Cinq réponses

Il semble d’ailleurs que D.ieu ait reconnu que la revendication des anges avait une base dans la loi de la Torah : Il a dit à Moïse de « leur répondre » avant qu’il puisse recevoir la Torah et la ramener sur terre.6 Comment Moïse pourrait-il effectivement défendre la légalité du contrat entre D.ieu et Israël ? Les commentaires cités ci-dessus offrent les solutions halakhiques suivantes :

1) La loi du bar mitsra ne s’applique qu’à une vente, pas à un cadeau. Une personne est évidemment libre de faire don de son domaine à qui elle veut.7 Dans la mesure où D.ieu nous a donné la Torah, la revendication des anges n’a aucun fondement.

2) La loi du bar mitsra ne s’applique qu’aux biens immobiliers, pas aux objets transportables.8 La Torah, qui est une entité mobile (comme en témoigne le fait que Moïse est monté au ciel pour la ramener sur terre), est donc exonérée de cette loi.

3) Si une personne souhaite vendre son champ à un membre de sa famille, elle est autorisée à le faire sans le proposer d’abord à son voisin.9 Le peuple d’Israël est appelé « les enfants de D.ieu » (Deutéronome 14, 1) ainsi que Ses « proches ». (ibid., 4,7). Ainsi, la loi du bar mitsra ne s’applique pas à l’acquisition de la Torah par Israël.

4) Une vente à un associé est également exemptée de l’exigence du bar mitsra.10 Le Talmud (Chabbat 10a) déclare que « Tout juge qui tranche la loi avec une vérité d’une exactitude absolue devient un associé de D.ieu dans la création ». Moïse correspondant à cette définition est donc considéré comme le partenaire de D.ieu, et peut ainsi Lui acheter une propriété malgré les objections des voisins célestes de celle-ci. (Selon le Talmud, Chabbat 119b, le Chabbat fait également de celui qui l’observe « un partenaire de D.ieu dans la création ». Comme les Israélites avaient reçu la mitsva du Chabbat plusieurs semaines avant la révélation au Sinaï, ils étaient, eux aussi, les partenaires de D.ieu.)

5) La Torah fait référence à Moïse comme étant « un homme de D.ieu » (Deutéronome 33, 1) « à moitié mortel, à moitié céleste » (Midrash Rabba sur le verset). Il n’était donc pas moins un « voisin » de la spiritualité de la Torah que ses opposants célestes. (Encore une fois, on pourrait en dire autant du peuple d’Israël, dont les âmes sont « taillées sous le Trône Céleste de D.ieu ».11)

Cependant, chacune de ces lignes de défense a ses difficultés. En ce qui concerne la première, s’il est vrai que la Torah est appelée « un don d’en haut » (comme dans Nombres 21, 18 et de nombreux autres endroits), elle est aussi appelée « un héritage » (Deutéronome 33, 4), et « un achat » (Proverbes 4, 2 ; Midrash Rabba, Chemot 33, 1). Comme nous l’avons développé à une autre occasion, ces trois métaphores décrivent trois éléments distincts de la Torah et la manière dont elle est possédée par le peuple d’Israël. La revendication des anges sur la Torah est donc valable, du moins en ce qui concerne l’aspect « achat » de la Torah.

Quant au deuxième argument de défense, la raison pour laquelle la loi du bar mitsra ne s’applique pas à un objet mobile est qu’un tel objet n’a pas de lieu défini, et donc pas de vrais voisins : n’importe qui peut l’acquérir n’importe où et le transporter jusqu’à sa propriété. Dans notre cas, cependant, la place déterminante de la Torah est précisément l’objet du débat. Les anges insistaient pour qu’elle reste dans le ciel et qu’elle demeure spirituelle dans son essence, tandis que son « acquisition » par Moïse signifierait son départ vers le monde terrestre et la redéfinition de sa fonction principale, passant d’un manifeste spirituel à une doctrine de la vie matérielle. En effet, après que nous l’ayons reçue au Sinaï, la Torah n’est expressément « pas au ciel » et est désormais placée sous juridiction terrestre. Le don de la Torah à Israël signifiait que les anges n’auraient plus accès à la Torah – du moins pas comme quelque chose de leur propre environnement (de la même manière que le fait que la Torah reste dans le ciel aurait signifié que nous n’aurions pu y avoir accès qu’au plan spirituel, et non pas comme un élément sanctificateur de la vie matérielle – comme c’était le cas avant le don de la Torah). Il s’ensuit donc qu’au regard de la loi du bar mitsra, la Torah est effectivement un bien immobilier céleste, et qu’elle devrait être soumise à la prérogative du voisin revendiquée par les anges.12

Enfin, les cinq explications soulèvent toutes cette même question : où est-il fait mention de tout cela dans la réponse de Moïse ? Si la base de la demande des anges à D.ieu « Place ta gloire sur les cieux ! » est la loi du bar mitsra, alors Moïse doit expliquer pourquoi cette clause n’est pas applicable dans le cas présent. Pourtant, nulle part dans les propos de Moïse nous ne trouvons le signe de l’une des cinq lignes de défense énumérées ci-dessus. Et concernant les troisième, quatrième et cinquième d’entre elles, Moïse semble même dire tout le contraire. L’essentiel de la réponse de Moïse est que, contrairement aux anges, les Juifs sont des êtres physiques habitant un monde profane, voire même hérétique, marqué par la jalousie, la malhonnêteté et l’idolâtrie, et ils ont de ce fait besoin de la Torah et droit à celle-ci. Au lieu de réfuter la revendication des anges en évoquant la spiritualité innée d’Israël (défense n° 5) ou leur relation ou leur partenariat avec D.ieu (défenses n° 3 et n° 4), Moïse semble confirmer leur affirmation en soulignant la distance d’Israël par rapport à ses origines divines et à la spiritualité des Cieux.

La maison

Nos sages enseignent que « le but de la création de tous les mondes, supérieurs et inférieurs, est que D.ieu désirait une demeure dans les domaines inférieurs. »13 D.ieu désira créer un « domaine inférieur » – un monde pratiquement dénué de toute expression manifeste de Sa vérité – et que ce domaine inférieur soit transformé en une « demeure » pour Lui, un endroit qui sert et facilite Sa présence.

C’est pourquoi nos Sages disent que le monde fut créé « pour la Torah et pour Israël »14 : le peuple d’Israël est le bâtisseur de cette demeure pour D.ieu, et la Torah est l’instrument de cette construction. Le peuple d’Israël habite l’univers physique, le « domaine inférieur » où D.ieu désire résider. La Torah enseigne au Juif comment transformer des objets matériels tels que des peaux d’animaux, des céréales et des pièces de monnaie en choses saintes et divines telles que des téfilines, de la matsa pour Pessa’h et de la charité. Avec la Torah comme guide et comme force, le Juif transforme le monde terrestre en un environnement réceptif et soumis à la réalité divine.

Pourquoi la sanctification du monde physique est-elle appelée la construction d’une demeure pour D.ieu? Parce que le concept d’une « demeure » est celui qui exprime le plus le sens de ce que nous réalisons en mettant en œuvre le plan de vie de la Torah.

Il existe de nombreux environnements et structures qui hébergent une personne et répondent à ses besoins. Une personne peut passer de nombreuses heures pénibles dans un champ, à labourer son sol pour tirer sa subsistance de la terre ; d’autres passent leurs journées dans des bureaux, des usines et des laboratoires pour gagner leur vie. L’homme construit également des bâtiments pour répondre à ses besoins éducatifs, médicaux, juridiques et pour s’y divertir, et des véhicules pour se déplacer sur la terre, la mer et dans les airs. Mais ce que tous ces contenants de l’homme ont en commun, c’est qu’ils ne servent à contenir qu’un aspect spécifique de la personne, plutôt que la personne en elle-même. Ils abritent et assistent l’agriculteur, l’homme d’affaires, l’étudiant, le patient, le critique d’art et le vacancier, plutôt que « l’homme ». Ce sont tous des endroits où une personne remplit un certain rôle ou répond à un certain besoin ; ce n’est qu’en sa demeure qu’il est « lui-même ». Faisant écho à l’adage talmudique « Un homme sans maison n’est pas un homme », l’enseignement ‘hassidique définit le « logement » comme un lieu qui abrite l’essence même d’une personne.15

C’est là le sens de l’enseignement « D.ieu a souhaité une demeure dans les domaines inférieurs ». D.ieu a de nombreuses manières d’exprimer Sa réalité. Il a créé de nombreux « mondes » ou domaines spirituels qui véhiculent chacun un aspect différent de Sa vérité aux facettes infinies. Mais seul le monde matériel peut être Sa demeure, l’environnement qui abrite Son essence.

Car la sagesse du sage n’est pas révélée dans son discours savant avec ses collègues, mais dans sa capacité à expliquer le plus noble des concepts au plus simple des esprits. La bienveillance du philanthrope ne se voit pas dans sa générosité envers sa famille et ses amis, mais dans sa bonté envers les personnes les moins dignes de ses largesses. La puissance de la torche ne s’exprime pas par la lumière qu’elle projette sur son environnement immédiat, mais par son illumination du point le plus éloigné que sa lumière peut atteindre. De la même manière, l’infinité et l’omniprésence du divin s’expriment non pas dans la spiritualité des cieux, mais dans la sanctification de la terre matérielle. Lorsque le monde physique « dont les affaires ​​sont rudes et marquées par le mal et les méchants y règnent », car il est dominé par des forces qui semblent indifférentes et même opposées à la volonté divine,16 est transformé de manière à ce qu’il exprime la vérité divine, il devient une demeure pour D.ieu. Lorsque la plus basse et la plus profane des créations de D.ieu est transformée de manière à Le servir, une véritable demeure a été construite pour lui, un édifice qui abrite Son essence même.

C’est là la réfutation ultime de la revendication des anges sur la Torah. La loi du bar mitsra stipule que « si l’acheteur extérieur souhaite construire des maisons sur le terrain, et que le voisin immédiat souhaite l’ensemencer, l’acheteur extérieur conserve le terrain, car l’habitation du terrain a priorité, et la loi du bar mitsra n’est pas appliquée dans ce cas » (Michné Torah, Lois des Voisins 14:1 ; Talmud, Bava Metsia 108b ; Choul’hane Aroukh, ‘Hoshen Mishpat 175:26).

Ainsi Moïse dit-il aux anges : « Avez-vous un mauvais penchant ? Êtes-vous en prise avec les aspects matériels du commerce ? Habitez-vous un monde païen ? Dès lors, à quelle fin devriez-vous recevoir la Torah ? Pour cultiver un autre jardin luxuriant de délices spirituels ? Nous, en revanche, allons construire une demeure avec la Torah, comme nous seuls le pouvons. Seuls nous, qui devons quotidiennement affronter la tromperie, les conflits et les profanations qui marquent la strate la plus basse de la création de D.ieu, pouvons construire avec la Torah une demeure pour Lui, un lieu pour abriter l’essence de Son être.