En lisant la Torah, nous constatons que le récit de la vie de Jacob se trouve principalement dans cette paracha, Vayétsé, et dans la paracha de Vayichla’h, lorsque Jacob est en dehors de la Terre Sainte, alors que la paracha de Toldot, dont les évènements s’y déroulent, parle peu de Jacob.
Or, ceci est étonnant. Pourquoi la Torah insiste-t-elle sur les problèmes que Jacob, qui fut « l’élu parmi les Patriarches »1, eut avec les méchants Essav et Lavan ? Il eut a priori été préférable de mentionner le service divin qu’il accomplit en Terre Sainte, comme cela est d’ailleurs relaté pour Abraham et Isaac.
La réponse à cela est que, à travers le récit du voyage de Jacob à ‘Harane et de ses rencontres avec Lavan et Essav, la Torah nous enseigne le comportement que nous devons adopter dans notre relation avec le monde.
Cette histoire qui est la première dans la Torah à décrire la confrontation des Patriarches avec le monde vient enseigner que le but de chaque Juif est d’agir dans le monde et donne les étapes de la réalisation de cette tâche :
« Et Jacob sorti de Béer Chéva... »2 fait référence à la sortie de l’âme de sa source céleste, appelé « Béer Chéva » (la Séfira de « Binah » qui est la « source » (« béer ») des sept (« chéva ») Attributs divins du monde de Atsilout).
« ...et il alla à ‘Harane »3 désigne la descente de l’âme dans un monde si bas qu’il suscite la colère (« ‘harone af ») de D.ieu.
Et, malgré cela et contre toute attente, c’est précisément à ‘Harane que Jacob édifia sa famille, les saintes douze tribus. L’explication de cela est que Jacob révéla, à travers l’accomplissement de la Torah et des mitsvot, la lumière de son âme avec laquelle il raffina et sanctifia son corps et son environnement. C’est ce à quoi font allusion les mots « il alla à ‘Harane » : c’est précisément à ‘Harane qu’il « alla » en s’élevant progressivement toujours plus haut.
En outre, ce n’est pas uniquement son âme qui connut une élévation, mais ‘Harane elle-même qui fut également raffinée et sanctifiée à travers lui.4
La Torah relate ensuite que, sur le chemin de ‘Harane, le Soleil se coucha et que Jacob s’étendit pour dormir, en ayant au préalable disposé autour de sa tête des pierres pour se protéger des animaux malfaisants. Ainsi en est-il pour chaque Juif : lorsque son âme descend ici-bas, dans le monde (en hébreu « olame », de la racine de « élem », « occultation »), elle subit l’occultation de la présence divine (« le Soleil se couche »), et cela le pousse à « s’étendre pour dormir », à connaître une chute si importante que sa tête et ses pieds se retrouvent au même niveau, au point où il doit même s’inquiéter de toutes sortes « d’animaux malfaisants » (les forces du mal qui règnent dans ce bas monde) qui cherchent à porter atteinte à son âme.
Cependant, c’est précisément cette descente qui lui permet de connaître ensuite une élévation jusqu’à un niveau supérieur à celui qu’avait son âme auparavant, comme nous allons l’expliquer plus loin.
La tête et le pied
En route vers ‘Harane, Jacob s’étendit pour dormir sur le mont Moriah. Nos Sages enseignent que ce fut la première nuit qu’il s’étendit pour dormir après les quatorze années qu’il venait de passer à étudier la Torah de jour comme de nuit dans la Yéchiva de Chem et de Ever (et où il ne faisait que somnoler légèrement la nuit entre deux sessions d’étude).
Ceci suscite cependant une interrogation : si Jacob s’abstint de se coucher pendant quatorze ans, pourquoi donc choisit-il de le faire à l’endroit précis où le Temple allait être érigé ? Il est vrai qu’il dit ensuite « Assurément, l’Éternel est présent en ce lieu, et moi je l’ignorais ! »5, mais il reste à comprendre pourquoi D.ieu fit en sorte qu’il en fût ainsi.
Pour comprendre cela, il est nécessaire de se pencher sur l’action de se coucher. En effet, la position debout révèle clairement le statut des différents membres du corps : la tête, représentant l’intellect, est en haut ; le cœur, représentant l’affect, est au centre ; les jambes et les pieds, représentant la force d’action, sont en bas. Or, lorsque l’on se couche, il en résulte que la tête et les pieds se retrouvent au même niveau.
La partie supérieure du corps humain représente sa spiritualité, alors que sa partie inférieure représente sa matérialité. Il convient que la spiritualité ait la prépondérance sur la matérialité et la guide. Mais lorsque l’on est couché, la spiritualité et la matérialité sont au même niveau, ce qui constitue en soi une déchéance.
Malgré cela, il arrive que la position allongée exprime au contraire une situation extrêmement élevée. En effet, la différence entre la tête et les pieds n’existe que dans le cadre des limitations du monde. Mais, envers D.ieu qui est l’Infini Absolu, il n’existe aucune différence entre le spirituel et le matériel, ces derniers sont absolument équivalents.
C’est ce qui se révéla lorsque notre père Jacob se coucha à l’endroit du Temple : c’est précisément le fait qu’en cet endroit la Lumière Infinie de D.ieu est révélée qui entraîna chez Jacob une totale annulation de soi, au point où sa tête et ses pieds se retrouvèrent au même niveau.
Telle fut également la signification du rêve que Jacob fit alors. Il rêva en effet d’« une échelle dressée sur la terre, dont le sommet atteignait le ciel »6 : une échelle qui reliait et unifiait la Terre et le Ciel.
C’est aussi cette force infinie qui lui conféra la capacité de faire résider dans un endroit aussi bas que ‘Harane la sainteté la plus élevée, par la force de l’Essence Divine.
La dispute des membres
Ce qui précède nous permet de comprendre le sens des pierres que Jacob disposa autour de sa tête avant de s’endormir :
Le Talmud raconte que, au moment où Jacob les disposait, les pierres commencèrent à se disputer, chacune exigeant que ce soit sur elle que le Tsadik pose sa tête. Immédiatement, D.ieu les fit fusionner toutes en une seule pierre.7
Cet épisode suscite une question évidente : à quoi peut servir un muret pour protéger la tête si le corps reste à la merci des animaux malfaisants ?8
L’explication profonde de cela, d’après la ‘Hassidout, est que Jacob se protégea par des procédés spirituels. Il illumina son corps de la puissance de son âme, de la « pierre » de son âme, faisant ainsi disparaître le voile que le matériel maintient habituellement sur le spirituel et cela entraîna qu’aucun animal ne puisse l’atteindre.
Ainsi, comme l’âme réside principalement dans le cerveau, la Torah cite les pierres qui entouraient la tête, car leur rôle fut prépondérant. Et c’est précisément à ce sujet que les pierres se disputèrent : celles qui entouraient le corps demandèrent pourquoi elles recevaient moins de lueur de l’âme que celles qui entouraient la tête.
D.ieu acquiesça alors à leur demande et émit une Lumière Divine unique qui engloba le corps de la tête aux pieds (ce qui eut pour effet de souder les pierres en une pierre unique). Cette révélation divine provint du degré du divin auprès duquel le pied et la tête sont équivalents : l’Essence Divine.
Cette révélation eut lieu pour Jacob au moment où il descendait vers ‘Harane, car c’est précisément dans des situations aussi difficiles qu’un tel dévoilement est nécessaire.
Corriger le monde
C’est ce qui donna à Jacob le pouvoir de vaincre l’obscurité de ‘Harane et d’y dévoiler la divinité. C’est pour cela que c’est précisément là-bas qu’il édifia une famille intègre, ainsi que le disent nos Sages, « Mitato chelémah – sa ‘couche’ fut intègre »9 Or, le mot pour « couche » ou « lit », en hébreu « mitah », est lié au mot « matah », le « bas », ce qui souligne que c’est précisément la descente de Jacob vers le « bas » qui lui valut ce succès.
De là découle pour chaque Juif l’enseignement qu’il lui incombe de considérer le « haut » et le « bas » de manière identique et de révéler ainsi l’Essence Divine qui transcende le « haut » et le « bas » dans les dix facultés de son âme.
Au-delà de lui-même
L’essentiel du travail spirituel de Jacob à ‘Harane concerna sa propre personne (le dévoilement de son âme et son unification avec son corps) et sa famille (la naissance et l’éducation de ses douze fils de sorte que « sa couche soit intègre »). Cependant, comme cette action doit également concerner le monde, Jacob voyagea à la rencontre de Essav, comme cela est relaté dans la paracha de Vayichla’h, et tenta de le corriger lui aussi.
Si Essav était un méchant homme, son âme était néanmoins extrêmement élevée : elle prenait sa source dans le niveau de « Tohou » (le jaillissement de lumières divines du « chaos originel »), qui est au-dessus de celui de « Tikoun » (le système ordonné de mondes qui succéda au « Tohou ») d’où l’âme de Jacob est issue. Jacob pensait alors que Essav avait été « redressé » et qu’il pouvait y avoir entre eux l’union et l’unification. Mais Essav n’était pas prêt.
Ces deux parachiot, Vayétsé et Vayichla’h, expriment le but de l’ensemble de la Torah et des Mitsvot : raffiner et sanctifier le corps de l’homme en particulier et le monde matériel en général, faire en sorte qu’ils deviennent un « récipient » pour la spiritualité de l’âme, jusqu’à ce que la matière elle-même révèle la Force Créatrice qui l’anime, ne faisant plus qu’une seule chose, qu’une chaîne soudée avec le spirituel, jusqu’à constituer une « demeure » ici-bas pour l’Essence Divine.
Ceci sera atteint lors de la Délivrance messianique, quand le corps physique et le monde matériel atteindront un degré de raffinement tel qu’ils pourront recevoir en eux la Lumière Divine.10 Alors, la chair elle-même verra D.ieu,11 la pierre du mur clamera que D.ieu la porte à l’existence,12 etc.
La profondeur de la Torah
Cette démarche de réunir le spirituel et le matériel à travers la Torah et les Mitsvot a connu un essor particulier depuis la révélation de la ‘Hassidout, la partie profonde de la Torah, qui unit la profondeur de l’âme du Juif avec les degrés profonds du Divin et confère ainsi la capacité d’unir le monde à D.ieu en profondeur.
La ‘Hassidout « ‘Habad » a, dans cette perspective, la qualité particulière de relier le Divin avec les facultés intellectuelles de l’homme13, y compris des non-juifs, ce qui entraîne une situation où le monde entier s’unit à D.ieu.
C’est également la raison pour laquelle c’est principalement au mois de Kislev que la ‘Hassidout s’est révélée. Celui-ci contient, en effet, plusieurs dates essentielles dans l’histoire du dévoilement de la ‘Hassidout : le 19 Kislev marque la libération de l’Admour Hazakène14 et est également appelé le « Roch Hachana » de la ‘Hassidout ; la naissance et la Hiloula de l’Admour Haemtsayi,15 second Rabbi de ‘Habad, le 9 Kislev et sa libération le 10 Kislev. Et ‘Hanouccah également – le miracle de la fiole d’huile – est lié avec la profondeur de la Torah, « l’huile essentielle » de la Torah.
La raison à cela est que le mois de Kislev est le troisième mois de l’hiver (les mois de pluie). Il correspond ainsi par symétrie au mois de Sivan, troisième mois de l’été, dans lequel, au moment de la fête de Chavouot, eut lieu le don de la Torah et la révélation de sa partie dite « révélée ». La partie profonde de la Torah, quant à elle, fut révélée précisément pendant la saison des pluies, car celles-ci s’élèvent d’abord sous forme de vapeur de la terre vers les cieux, puis retombent ensuite à terre, abreuvant le sol jusqu’à ce que celui-ci soit gorgé d’eau. C’est le même cycle qui caractérise la profondeur de la Torah : elle réunit la matière et l’esprit, la Terre et le Ciel, jusqu’à ce que le monde entier sera totalement gorgé de Lumière Divine.16
L’Admour Haemtsayi
Or, ce lien entre le spirituel et le matériel propre à la ‘Hassidout ‘Habad a essentiellement été effectué par l’Admour Haemtsayi. En effet, l’Admour Hazakène qui lui a précédé, révéla la « ‘Hokhmah - sagesse » de la ‘Hassidout, ce qui s’exprima par un enseignement condensé et synthétique. À sa suite, l’Admour Haemtsayi révéla le degré de « Binah - compréhension » à travers un enseignement particulièrement développé, tel le flot d’un large fleuve, issu pourtant d’une source punctiforme.
Ainsi, les concepts de la ‘Hassidout qui apparaissaient de façon concise dans les œuvres de l’Admour Hazakène, font l’objet de larges développements par l’Admour Haemtsayi. Ceci était même perceptible dans sa vie physique, au point où son gendre, le « Tséma’h Tsédek » (troisième Rabbi de ‘Habad) dit un jour « Si l’on coupait un doigt de mon beau-père, ce n’est pas du sang qui jaillirait, mais de la ‘Hassidout ! » La ‘Hassidout était son sang et son âme.
C’est la raison pour laquelle il est appelé l’Admour « Haemtsayi » – le Rabbi « intermédiaire » : étant au niveau de Binah, il relie en effet le Rabbi qui l’a précédé et celui qui l’a suivi, de façon à inclure en lui les trois pères de la ‘Hassidout (qui correspondent aux trois niveaux « ‘HaBaD »), car c’est en lui que s’exprime la finalité de la ‘Hassidout qui est de relier le monde et la Divinité.
Nous pouvons dès lors comprendre un fait curieux : l’Admour Haemtsayi a quitté ce monde le jour anniversaire de sa naissance. La raison en est que chez lui s’exprimait avec force la réunion de la matérialité et du spirituel et ainsi sa plénitude spirituelle s’exprima aussi matériellement à travers un nombre entier d’années.
C’est cette perfection spirituelle et matérielle portée par ce jour du 9 Kislev qui permit sa libération le lendemain, 10 Kislev, et constitua une préparation adéquate au « Roch Hachana de la ‘Hassidout », le 19 Kislev.
La leçon pour nous est claire : il appartient à chacun d’entre nous d’exprimer sa spiritualité dans sa vie matérielle, de sorte que l’on ressente auprès de lui la chaleur et la vitalité de son Judaïsme, au point où ils ne font qu’une seule chose avec lui.
Adapté du discours du Rabbi du Chabbat Vayétsé, 9 Kislev 5752
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