Depuis la perte de son fondateur, Rabbi Israël Baal Chem Tov, le mouvement hassidique avait été très affaibli par les attaques continuelles de ses opposants. Trois mois après sa nomination à la tête de ce mouvement en 5521 (1761), le Maguid de Mézéritch, grâce à son intense activité et à celle de ses disciples, avait cependant déjà renforcé tous les centres de diffusion du hassidisme de Volhynie, Podolie, Lituanie et Pologne.

Cette activité conduisit à une organisation bien structurée, mise en place par des milliers de disciples et de hassidim qui avaient été acquis à l'école hassidique par son nouveau maître.

Déjà à l'époque du Baal Chem Tov, un certain nombre de ses disciples rendaient régulièrement visite aux communautés lituaniennes, bastions de l'opposition au mouvement, et certains d'entre eux s'étaient établis dans les villes de Homil, Babroïsk, Doubrovna et dans les villages avoisinants.

Ces disciples du Baal Chem Tov étaient, pour la plupart, de grands érudits qui dispensaient l'enseignement du hassidisme de façon méthodique. Dans chaque ville où ils allaient, ils se rendaient dans la maison d'étude et prenaient contact avec les érudits qui s'y trouvaient pour leur parler de leur maître et de son école de pensée.

Mais parmi ces disciples, certains, tels Rabbi Ménahem Mendel de Minsk, l'un des plus grands érudits de cette ville, ou Rabbi Issakhar Dov de Kabilnik, Maguid1 de la ville de Loubavitch2, s'étaient laissé gagner par le découragement. C'était pendant dans les trois premières années de la direction du mouvement hassidique par le Maguid de Mézéritch.

Celui-ci envoya alors de grands érudits en matière de Talmud qui réussirent à gagner le cœur de bon nombre d'érudits de la région et renforcèrent par ce biais les anciens hassidim, parmi lesquels Rabbi Ménahem Mendel de Minsk et Rabbi Issakhar Dov de Kabilnik. Ces derniers décidèrent alors de se joindre à un groupe de nouveaux hassidim pour rendre visite au Maguid, à Mézéritch.

Les hassidim séjournèrent pendant six mois chez le Maguid et en revinrent imprégnés par la pensée hassidique. Ils entamèrent alors une intense activité en vue de la diffusion de cette nouvelle école de pensée parmi les érudits de Lituanie.

Un an après leur retour, un édit des délégations du Conseil des Quatre États3 des villes de Brisk et de Slutsk excommuniait tout érudit qui approuverait le mouvement hassidique. Mais le hassidisme allait en s'étendant et le nombre de ses partisans augmentait de jour en jour. De même, le cercle d'érudits qui œuvraient pour la diffusion de la pensée hassidique se renforça à un tel point qu'en 5525 (1765), trois communautés d'obédience officiellement hassidique furent établies à Loubavitch, sous la direction de Rabbi Issakhar Dov, à Karlin, sous la direction de Rabbi Aharon4 et à Horodok, sous la direction de Rabbi Ménahem Mendel de Vitebsk5.

Opposition en Lituanie

Vers l'an 5530 (1770), une grande opposition au mouvement hassidique, qui se cristallisa autour de Rabbi Élyahou, plus connu sous le nom du Gaon6 de Vilna, fut développée.

Certains, ne mesurant pas la portée de leurs paroles, rapportèrent au Gaon un certain nombre de faits qui, sortis de leur contexte, devenaient de graves accusations à l'encontre des disciples du Baal Chem Tov et du Maguid de Mézéritch. Ainsi, ils témoignèrent, par exemple, qu'ils avaient vu des hassidim manger de la viande et boire du vin le jour de Ticha Béav7, omettant de préciser que ce jour était un Chabbat8.

Malheureusement, de telles accusations portées par des érudits contre le mouvement hassidique trouvèrent écho auprès du Gaon de Vilna qui s'y fia sans éprouver le besoin de les vérifier. Il donna alors l'ordre de ne plus avoir aucun contact avec les hassidim qui étaient, d'après ce qu'on lui avait rapporté, des suppôts de Satan en qui s'étaient réincarnées les âmes de la génération de la Tour Babel.

Cet échauffement des esprits contre le mouvement hassidique avait aussi trouvé sa source dans le comportement irresponsable de certains hassidim en cette année-là :

L'un des disciples du Maguid de Mézéritch se distinguait par la ferveur qu'il mettait dans son service de D.ieu. À son retour de Mézéritch, un certain nombre d'érudits s'attachèrent à lui et burent avec soif les enseignements qu'il rapportait de son maître. Il leur donna une nouvelle éthique, fondée sur un service divin enflammé et l'annulation de soi-même.

Il dispensa ses enseignements à ses disciples pendant deux ans. Un des principes fondamentaux qu'il leur inculquait était l'humilité totale, qui devait s'exprimer par la négation de son être et l'occultation de ses qualités aux yeux des autres. Il leur recommandait de s'habiller comme des gens du peuple, de danser et de crier pendant leur prière.

En 5530 (1770), ce groupe de hassidim se composait de trente-cinq disciples, d'une grande vivacité d'esprit et d'une érudition hors du commun, dont la principale activité était d'enflammer les cœurs par leurs paroles, mais au comportement agressif. Ils mettaient, en particulier, un point d'honneur à humilier les érudits qui s'opposaient au mouvement hassidique. Ils reprochaient à ces érudits leur fierté et leur prétention.

L'un des représentants de ce groupe se présenta un jour dans la ville de Chaklov comme un étranger de passage et demanda au Rav9 de la ville la permission de prendre la parole en public. Selon la coutume de l'époque, les responsables de la communauté l'interrogèrent sur différents sujets talmudiques. Ses réponses rendirent compte d'une grande érudition et les convainquirent du bien-fondé de sa requête.

Le jour venu, une foule nombreuse, accompagnée des responsables communautaires, se pressa à la synagogue de la ville pour écouter les paroles de ce jeune érudit. Son discours commença par une longue dissertation, dispensée avec éloquence et dont la profondeur tint en haleine l'assistance émerveillée.

Soudain, à la grande stupéfaction de la communauté, il déclara : « Je vois que mes paroles, D.ieu merci, vous ont plu. Je voudrais toutefois vous dire que je ne suis pas venu ici en tant qu'orateur ou Rabbin à la recherche d'un quelconque salaire. Je suis venu ouvrir vos yeux afin que vous reconnaissiez la vérité et que vos cœurs s'enflamment dans votre service de D.ieu. D'ailleurs, je vais vous commenter encore une parole de nos Sages, puis je partirai sans rien réclamer. »

Il cita alors un passage du Talmud qui parlait du fou, de l'impie et de l'homme imbu de lui-même et se mit à appliquer ces qualificatifs aux grands érudits de l'époque qui étaient les maîtres à penser des opposants au mouvement hassidique. Puis, aux yeux de la foule pétrifiée par ses paroles, il prit la fuite.

La ville était en ébullition. D'un côté, l'assistance avait été conquise par la subtilité du discours du jeune érudit et par sa grande éloquence qui avaient éveillé un véritable sentiment de crainte de D.ieu et de remise en question. Mais tous étaient stupéfaits de son arrogance et de son agressivité envers leurs maîtres.

À la suite de cet événement, le premier comité de lutte contre le mouvement hassidique fut fondé à Chaklov et ses représentants se rendirent à Minsk et à Vilna pour s'entretenir de la forme que devait prendre leur action.

Lorsque cet épisode arriva aux oreilles du Maguid de Mézéritch, il réunit ses disciples qui étaient dispersés aux quatre coins de la Volhynie. Ceux-ci décidèrent d'un commun accord de convoquer le maître de ce mouvement hassidique sauvage afin de le punir sévèrement pour son enseignement aux conséquences désastreuses.

Rabbi Lévi Its'hak de Berditchev et Rabbi Mechoulam Zoussia d'Anipoli déployèrent leurs efforts auprès de leurs condisciples pour qu'ils nuancent leur jugement et demandèrent à Rabbi Ménahem Mendel de Horodok de plaider en la faveur de l'accusé.

Leurs efforts portèrent leurs fruits et le Maguid de Mézéritch commua sa sentence initiale, qui était l'exclusion du groupe de ses disciples, en l'interdiction de dispenser un quelconque enseignement. Il fut décidé, d'autre part, que les trente-cinq disciples (appelés hassidim de Talak10) seraient confiés à Rabbi Ménahem Mendel de Horodok, qui fut chargé de leur enseigner la voie intellectuelle du hassidisme.

Controverse publique et calomnies

En 5532 (1772), les hassidim furent conviés par leurs opposants à un débat public dans la ville de Chaklov. Le Maguid de Mézéritch délégua à cet effet le Baal Hatanya11 et Rabbi Abraham de Kalisk pour défendre le mouvement hassidique.

Ceux-ci répondirent avec clarté à toutes les questions qui leur furent posées mais ne purent malheureusement pas justifier le comportement des hassidim de Talak, qui dansaient dans les rues en faisant des galipettes et dénigraient les érudits.

Les opposants au hassidisme insistèrent sur ce comportement et le présentèrent au Gaon de Vilna comme celui de tous les hassidim. S'appuyant sur les dires de ces hommes qu'il pensait impartiaux, le Gaon déclara le mouvement hassidique hérétique pour leur mépris des paroles des Sages et leur humiliation des érudits. Il ajouta que les galipettes devaient être l'expression d'un culte idolâtre que, sans doute, tous les hassidim devaient pratiquer. Il appliqua à ce mouvement le passage d'un Midrach qui parlait d'« impies nommés hassidim » et conclut que les hassidim étaient passibles de mort selon la loi juive.

Le comité de Chaklov rédigea alors un manifeste contre le mouvement hassidique. Ce document fut signé par de nombreux maîtres du judaïsme lituanien, parmi lesquels le Gaon de Vilna lui-même et son tribunal rabbinique, le 5 Nissan de l'année 5532 (1772). À cette époque, fut aussi publié un pamphlet diffamant intitulé « Zamir Aritzim » contre les maîtres du hassidisme, pamphlet qui fut malheureusement largement diffusé dans les communautés d'Europe Centrale et de l'Est.

Les disciples du Maguid de Mézéritch et leur maître furent profondément affectés par les calomnies dont ils étaient l'objet. Ils se rassemblèrent à Mézéritch pour réfléchir aux mesures qu'ils devaient prendre afin de faire face à ces événements.

Une parabole salvatrice

Rabbi Pin'has de Koritz acceptait mal le fait que le Maguid de Mézéritch parle publiquement de sujets ésotériques, car, disait-il, il fallait prodiguer de tels enseignements avec précaution. Un jour, Rabbi Pin'has vit deux pages d'un discours du Maguid de Mézéritch qui tourbillonnaient au gré du vent dans la cour de la maison d'étude. Il fit alors remarquer au Baal Hatanya que sa réserve sur le comportement de son maître était justifiée, puisque des écrits d'une telle sainteté pouvaient être abandonnés dans une cour.

Le Baal Hatanya lui répondit par la parabole suivante :

« Un grand roi n'avait qu'un fils unique. Afin que son fils puisse acquérir les qualités de sagesse et de bravoure requises par sa fonction future, le roi l'envoya dans des pays lointains et dans des îles12 pour qu'il apprenne à connaître les animaux et les plantes et pour qu'il s'exerce à pêcher et à chasser dans des endroits les plus dangereux.

Un jour, on annonça au roi que son fils, qui se trouvait alors dans une île lointaine, était tombé malade13. Son état de santé était tel que les médecins avaient perdu tout espoir de le guérir.

Le roi ordonna de proclamer dans le pays que toute personne pensant être en possession d'un remède à la maladie de son fils devrait immédiatement se présenter au palais. Les médecins et les sages du royaume se trouvèrent malheureusement dans l'incapacité de répondre à l'appel du roi.

Jusqu'au jour où un homme vint devant le roi en affirmant qu'il connaissait un moyen de sauver la vie du prince. Cependant, le principe actif du remède provenait d'une pierre précieuse d'une grande rareté. Aussi fallait-il trouver cette pierre, la broyer, et diluer la poudre obtenue dans un vin de qualité. Enfin, il faudrait tenter d'administrer la potion ainsi obtenue au prince.

Le roi ordonna alors à tous les joailliers du royaume de rechercher dans les trésors du roi une pierre qui corresponde au signalement qu'en avait donné le sage.

Les joailliers examinèrent toutes les pierres précieuses que possédait le roi et finirent par en trouver une qui répondait à la description qui leur avait été faite. Malheureusement, cette pierre n'était autre que celle qui se trouvait au sommet de la couronne et dont la valeur était inestimable14.

Lorsqu'ils s'aperçurent que dans cette pierre résidait toute la splendeur de la couronne, les joailliers furent très contrariés, mais la gravité de la situation les décida à faire part au roi de leur découverte.

Lorsque le roi apprit la nouvelle, il entra dans une grande joie et donna l'ordre d'ôter cette pierre du sommet de sa couronne, de la moudre au plus vite et d'administrer le remède à son fils dès que possible.

Mais, à ce moment précis, les médecins se rendirent compte du fait que l'état du prince s'était aggravé qu'il ne pouvait plus rien absorber, ni solide, ni liquide. Devant une telle nouvelle, les ouvriers chargés de prendre la pierre précieuse qui ornait la couronne royale et de la moudre, pensèrent que le roi ne voudrait pas détruire le plus beau joyau de sa couronne pour un résultat incertain.

À leur grand étonnement, le roi maintint son ordre et les somma, au contraire, de l'exécuter avec la plus grande diligence. Il déclara qu'il valait mieux broyer le joyau, quitte à ce que la quasi-totalité de sa poudre se répande sur le sol, dans l'espoir qu'une goutte du breuvage pénètre dans le corps de son fils unique et le ramène à la vie.

Les ministres les plus proches du roi s'étonnèrent du maintien de son ordre. Ils répondirent au roi qu'alors que le prince était encore en mesure de boire, il était évident qu'il fallait détruire le joyau de la couronne pour le sauver. Mais maintenant qu'il ne pouvait rien absorber, était-il raisonnable d'enlever toute sa splendeur à la couronne dont le roi se pare lors de ses apparitions publiques ?

Le roi répondit alors à ses ministres : « Si, à D.ieu ne plaise, mon fils perdait la vie, à quoi me servirait ma couronne ? Si, par contre, il était guéri, sa guérison serait toute ma splendeur, car mon fils unique est allé dans les contrées les plus lointaines afin d'acquérir les qualités que doit posséder un monarque et a mis sa vie en danger pour obéir à l'ordre de son père ! »

Lorsque le Baal Hatanya termina sa parabole, Rabbi Pin'has se mit à rire et lui dit : « Tu as raison et ta parabole justifie le comportement de ton maître. Heureux est le maître qui possède de tels disciples ! »

Le Maguid de Mézéritch fit appeler le Baal Hatanya et lui demanda ce qui s'était passé dans la cour de la maison d'étude. Lorsque le Baal Hatanya lui fit part de sa discussion avec Rabbi Pin'has, le Maguid s'écria :

« Tu m'as sauvé ! Je m'étais assoupi et, durant mon sommeil, je fus le témoin d'une grande accusation envers moi et envers l'enseignement de mon maître, le Baal Chem Tov. Je te vis alors arriver et prendre ma défense en raconta une parabole qui trouva grâce aux yeux du tribunal céleste qui m'acquitta. »