Le commandement du rassemblement.
Dans les lois sur les fêtes de pèlerinage1, Maïmonide écrit :
« Il est un commandement positif de rassembler tout [le peuple d’]Israël, hommes, femmes et enfants... et de leur faire la lecture de passages de la Torah qui les encouragent dans la pratique des commandements et les renforcent dans la foi de vérité2, comme il est dit : « A la fin [du cycle] de sept années, au temps le l’année de Chemita (année sabbatique), lors de la fête des cabanes, … rassemble le peuple … dans tes portes [dans le Temple]. »3
A priori, il faut analyser la raison pour laquelle Maïmonide fait ici une longue description de ce commandement, à savoir que l’on doit « faire la lecture de passages de la Torah qui les encouragent dans la pratique des commandements et les renforce dans la foi de vérité. »
En effet, Maïmonide, dans son œuvre, le Michné Torah, a plutôt pour habitude d’introduire au préalable une définition extrêmement concise4 du commandement qu’il va expliquer, pour ensuite, dans les chapitres qui suivent, donner l’explication des détails qui la composent. On aurait donc pu s’attendre, dans le cas du rassemblement du Hakhel, qu’il en donne une brève introduction5, en disant, par exemple, qu’« il est un commandement d’y lire certains passages de la Torah. » Or, il livre ici quelques caractéristiques des passages qui doivent être lus, qui sont une exhortation au service de D.ieu, sans pour autant les citer, ce qui l’oblige, un peu plus loin6, à citer les références et les textes de la Torah dont il s’agit. Pourquoi donc avoir donné cette description incomplète de textes qui seront explicitement cités un peu plus loin ?
Cette question est accentuée par le fait que Maïmonide n’évoque pas du tout dans ce paragraphe les autres éléments fondamentaux de ce commandement, à savoir le moment et le lieu de cette lecture. Ce n’est que trois paragraphes plus loin qu’il écrit : « Quand faisait-on [à l’époque du Temple] cette lecture ? A la sortie du premier jour de la fête des cabanes…c’est le Roi qui faisait la lecture et c’est dans la cour des femmes qu’on lisait. » C’est aussi dans ce paragraphe que Maïmonide cite les passages de la Torah qui doivent être lus. Quel est donc le sens du paragraphe d’introduction où Maïmonide ne donne que les caractéristiques des textes qui sont lus sans les citer et sans présenter les autres fondements de ce commandement7 ?
Un autre paragraphe de ces lois soulève une interrogation similaire. En effet, avant de conclure la description de ce commandement, Maïmonide écrit :
« Les convertis qui ne connaissent pas [l’hébreu et ont néanmoins le devoir d’accomplir le commandement du Hakhel] doivent préparer leur cœur et veiller à écouter [la lecture faite à l’occasion du Hakhel] avec crainte, respect8, joie et émotion, comme le jour où [la Torah] a été donné au Sinaï. Même les grands sages qui connaissent la Torah dans son intégralité ont le devoir d’écouter [la lecture] avec une ferveur intense et toute particulière. Et celui qui n’arrive pas à entendre [parce qu’il se trouve éloigné du Roi] concentrera son cœur sur cette lecture qui n’a été instaurée par l’Ecriture que pour renforcer la foi de vérité et il se considèrera comme s’il venait d’en recevoir le commandement, comme s’il l’entendait de la voix de D.ieu, car le Roi est délégué pour faire entendre les paroles de D.ieu. »
Encore une fois, Maïmonide s’étend sur l’explication de l’objet de la lecture qui était faite lors du rassemblement, à savoir qu’elle avait pour but de « renforcer la foi de vérité » et qu’il faudra que celui qui est présent se considère « comme s’il venait d’en recevoir le commandement, comme s’il l’entendait de la voix de D.ieu car le Roi est délégué pour faire entendre les paroles de D.ieu. » Or, dans son Michné Torah, œuvre qu’il définit lui-même dans son introduction comme une compilation d’exposés de lois, Maïmonide ne s’attache jamais à expliquer en détail la raison et le sens des commandements dont il décrit seulement les modalités de leur application9. Comment donc comprendre cette nouvelle exception faite pour le commandement du Hakhel ?
Le sens du commandement
Pour répondre à cette question, il faut expliquer en profondeur la conception qu’a Maïmonide du commandement de Hakhel.
En effet, d’après Maïmonide, le fait que ce commandement « renforce la foi de vérité » n’en est pas seulement la signification ou le but recherché. C’est l’objet même de ce commandement. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’un commandement qui consiste en un rassemblement du peuple juif et une lecture de passages de la Torah dont l’effet est un renforcement de la foi10. Le commandement lui-même consiste en un renforcement de la foi. C’est de cette manière que l’on peut comprendre la suite logique du verset de la Torah qui établit ce commandement : « Rassemble le peuple, les hommes, les femmes, les enfants, et l’étranger qui est dans tes villes, afin qu’ils écoutent et afin qu’ils apprennent à craindre l’Eternel ton D.ieu et qu’ils veillent à accomplir toutes les paroles de cette Torah. »
En effet, le texte n’est pas scindé en deux versets, le premier demandant : « Rassemble le peuple, les hommes, les femmes, les enfants, et l’étranger qui est dans tes villes » et le second expliquant que ce rassemblement est demandé « afin qu’ils écoutent et afin qu’ils apprennent à craindre l’Eternel ton D.ieu et qu’ils veillent à accomplir toutes les paroles de cette Torah. »
Or, c’est ainsi que le texte s’exprime pour le commandement de la cabane de Souccot. Un premier verset demande : « Dans des cabanes vous résiderez durant sept jours, tout citoyen d’Israël résidera dans des cabanes. » Et un deuxième explique la raison de ce commandement : « Afin que vos générations sachent que J’ai fait résidé les enfants d’Israël dans des cabanes [les nuées divines] lorsque Je les ai fait sortir d’Egypte, Je suis l’Eternel votre D.ieu. »11 Car pour la fête de Souccot, il y a bien deux notions distinctes : d’une part, le commandement de résider dans une cabane durant les sept jours de la fête, et d’autre part la finalité de commandement. Par contre, pour le rassemblement du Hakhel, le commandement lui-même consiste à imprégner le peuple juif de la crainte de D.ieu.12
Et c’est la raison pour laquelle Maïmonide a précisé, dès l’introduction à la définition de ce commandement, qu’il s’agit de « faire la lecture de passages de la Torah qui les encouragent dans la pratique des commandements et les renforce dans la foi de vérité. » Car, à la différence du temps et du lieu de la lecture, qui ne sont que des modalités de son application13, le renforcement dans la pratique des commandements et dans la « foi de vérité » constitue l’essence même du commandement.
C’est aussi de cette manière que l’on peut comprendre l’autre paragraphe cité plus haut comme soulevant une question similaire. En effet, Maïmonide y mentionne encore une fois que cette lecture « n’a été instaurée par l’Écriture que pour renforcer la foi de vérité. » Cet élément, qui est d’après Maïmonide l’objet même du commandement du Hakhel, permet de comprendre la loi exposée selon laquelle « les convertis qui ne connaissent pas [l’hébreu et ont néanmoins le devoir d’accomplir le commandement du Hakhel] doivent préparer leur cœur et prêter attention à écouter [la lecture faite à l’occasion du Hakhel] avec crainte, respect, joie et émotion, comme le jour où elle [la Torah] a été donnée au Sinaï. Même les grands sages qui connaissent toute la Torah dans son intégralité ont le devoir d’écouter [la lecture] avec une ferveur intense et toute particulière. »
Car si le renforcement de la foi n’était qu’une conséquence de la réalisation d’un commandement défini par la lecture de textes de la Torah14, imposer à chacun des présents, y compris à celui qui ne comprend pas la langue hébraïque, et y compris à celui qui est trop loin pour pouvoir entendre la voix de celui qui fait la lecture, de « concentrer leur cœur … et d’écouter avec attention » n’aurait pas de sens. Cette difficulté serait accentuée par le fait que le commandement de la lecture s’impose à celui qui fait le rassemblement, le Roi ou les anciens selon les opinions que l’on trouve chez les décisionnaires de la loi juive15, sans que l’on prenne en compte les personnes présentes. On ne comprendrait donc pas pourquoi le devoir de faire cette lecture engagerait aussi ceux qui ne peuvent pas la comprendre ou l’entendre à concentrer leur cœur. Par contre, si l’on considère que, selon les termes de Maïmonide, « cette lecture n’a été instaurée par l’Écriture que pour renforcer la foi de vérité », c'est-à-dire que ce renforcement de la foi est l’essence même de ce commandement, alors, le devoir de « concentrer leur cœur » doit s’imposer à chaque individu16 qui participe à ce rassemblement.17
De la même manière, on peut comprendre l’expression employée par Maïmonide selon laquelle « il se considèrera comme s’il venait d’en recevoir le commandement, comme s’il l’entendait de la voix de D.ieu »18. Car dans la mesure où l’essence même de ce commandement est de renforcer la foi juive, et qu’il s’agit, comme l’indique le verset19, « de craindre l’Eternel ton D.ieu à jamais», c'est-à-dire que cette lecture doit avoir un impact qui va se prolonger dans le temps, il en découle que la ferveur de celui qui y assiste doit être d’une intensité à l’image de l’élévation que connut le peuple juif lors du don de la Torah sur le Mont Sinaï.20
Trois catégories de commandements.
D’après ce principe de base qui éclaire la définition du commandement du Hakhel d’après Maïmonide, nous allons pouvoir expliquer pourquoi il s’attache ici, contrairement à son usage dans son Michné Torah, à développer son sens profond. En effet, ce commandement se distingue par le fait que la ferveur de celui qui écoute ne constitue pas seulement un élément qui doit imprégner sa réalisation. Elle constitue l’objet même du commandement.
Or, on peut retrouver une caractéristique similaire dans la présentation que fait Maïmonide du commandement de la prière21. En effet, dans les premiers paragraphes de ses lois de la prière22, il s’attache aussi à expliquer que « l’homme doit s’adresser à D.ieu avec ferveur. » Car dans le cas de la prière, comme dans le cas du Hakhel, la ferveur n’est pas un élément extérieur. Elle est l’objet même de la prière sans lequel cette dernière n’en est pas une.
En fait, on trouve trois catégories de commandements :
· La majorité des commandements, pour lesquels la ferveur n’est qu’un élément extérieur qui doit en imprégner la réalisation, mais n’est pas obligatoire.
· Ceux pour lesquels une certaine ferveur doit en accompagner la réalisation23 et constitue en même temps l’une des conditions nécessaires24 à la réalisation du commandement. Par exemple, pour la cabane de la fête de Souccot, pour le Talith ou les Téfiline, le code de la loi juive mentionne explicitement l’intention particulière qui doit accompagner a priori la réalisation de ces commandements (le souvenir de la protection divine dans le désert, l’acceptation de la royauté de D.ieu ou le fait de consacrer à D.ieu ses sentiments et son intellect) pour s’acquitter de son devoir. Néanmoins, pour cette catégorie aussi, la réalisation du commandement ne se définit pas par cette ferveur qui en fait cependant partie intégrante.
· Une troisième catégorie se dégage avec la prière et le rassemblement du Hakhel pour lesquels la ferveur constitue l’essence et l’objet même du commandement.25
L’éternité de la Torah.
Cet éclairage particulier du commandement du Hakhel nous permet aussi d’en saisir la dimension exceptionnelle.
En effet, on sait que le judaïsme caractérise la Torah par un concept d’éternité qui reste vraie quel que soit le temps ou le lieu où l’on se trouve. Et, bien que la réalisation de nombre de ses commandements soit subordonnée à des conditions s’inscrivant dans l’espace, dans le temps, ou ne concernent parfois que les Lévites ou les Cohen (prêtres), l’essence spirituelle des commandements, c'est-à-dire l’impact sur l’âme juive, existe toujours, en tout temps et en tout lieu.
En fait, un commandement possède trois dimensions. Une première, au niveau de l’action, une seconde au niveau de la parole, et une troisième au niveau de la pensée26. Et même lorsque sa dimension qui relève du niveau de l’action n’est pas réalisable, les dimensions qui relèvent du niveau de la pensée et du niveau de la parole gardent tout leur sens.
C’est ainsi que les sacrifices, par exemple, qui ne peuvent plus être offerts du fait de la destruction du Temple, sont remplacés par la prière qui a été instituée pour leur correspondre27. La prière, qui est définie comme le « service du cœur » car elle met en jeu l’élévation des sentiments, constitue la dimension des sacrifices liée à la pensée. De la même manière, nos sages enseignent que la lecture des textes de la Torah qui traitent des sacrifices et leur étude « équivaut au fait de les avoir offerts »28, ce qui signifie qu’on en a réalisé la dimension liée à la parole, au point qu’il est un principe selon lequel « nos lèvres remplacent les sacrifices ».29
Et il en est de même pour le commandement de la Chemita dont l’essence spirituelle, qui garde toujours son sens, même lorsque le décompte des années n’est plus en vigueur, est de prendre conscience que « tout appartient au Créateur et Maître du monde ».30
Cependant, pour la majorité des commandements, la dimension spirituelle, qui s’exprime par la ferveur dans sa réalisation, est seulement un élément extérieur, même s’il est parfois obligatoire. La dimension d’éternité est donc liée à un aspect du commandement qui n’est pas essentiel.
Par contre, dans le cas du commandement du Hakhel, où la dimension spirituelle, qui est définie par la ferveur de ceux qui sont rassemblés et qui vise à renforcer la foi de vérité, constitue l’essence même du commandement, la dimension d’éternité se dévoile de manière beaucoup plus forte que pour les autres commandements.31
Vivre le Hakhel aujourd’hui
Il est un verset du livre d’Esther32 qui mentionne que « ces jours [qui furent fixés pour commémorer les événements de Pourim] sont commémorés et accomplis. » Au sens simple, le texte nous enseigne que les jours de Pourim furent commémorés et que les préceptes qui leur sont liés sont accomplis. Mais le Ari Zal donne aussi le sens ésotérique de ce verset en considérant que les adjectifs « commémorés » et « accomplis » se rapportent tous deux au sujet « ces jours ». Dans cette perspective, il faut comprendre que lorsque ces jours sont commémorés, ils sont eux-mêmes « accomplis » c'est-à-dire que leur dimension spirituelle est réalisée. Cette idée s’applique à toutes les fêtes et à tous les moments forts de l’année juive qui ne sont donc pas une simple commémoration d’un événement passé. Au contraire, lorsque cette commémoration est pleinement réalisée, la dimension spirituelle de l’événement commémoré se révèle à nouveau dans toute sa dimension et dans toute sa force.
Ainsi en est-il donc pour le rassemblement du Hakhel. Lorsque chacun s’efforcera d’en réaliser la dimension spirituelle au plus profond de son âme, et a fortiori lorsque l’on organisera des manifestations où des hommes, des femmes, et des enfants pourront ressentir la dimension divine de la Torah, alors c’est la dimension spirituelle de cet événement qui avait lieu à l’époque du Temple qui se réalise à nouveau, à savoir que la pérennité du judaïsme et du peuple juif s’en trouve renforcée.
Et toutes les initiatives qui iront dans ce sens permettront que se réalise le rassemblement de tout le peuple juif, dans le troisième Temple avec la venue du Messie, très bientôt et de nos jours.33
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