J’étais emprisonné dans un camp de travail, à l’extrême nord de l’Union Soviétique. Notre baraque était surpeuplée et l’atmosphère était étouffante. Je sortais dans la cour pour prendre un peu d’air frais, mais il faisait soixante degrés en dessous de zéro et tout ce qu’on pouvait voir, c’était de la neige, partout.
C’était Roch Hachana et je ne pouvais réfléchir qu’à une chose : où se trouvaient ma femme et mes enfants ? Les officiers du KGB m’avaient annoncé des nouvelles terrifiantes : « Ta femme est décédée ; quand nos hommes sont venus pour prendre ses enfants – puisqu’elle n’était pas capable de les éduquer dans l’esprit soviétique révolutionnaire – elle a protesté et paniqué. Puis elle a subi une crise cardiaque et est décédée. Mais ne t’inquiète pas : nous prenons soin des enfants ! Ils sont placés dans un orphelinat soviétique où ils reçoivent une excellente éducation communiste. Ils ne subiront plus ton lavage de cerveau et tes fadaises religieuses ! »
Plus ils parlaient, plus je les croyais. Et ils en rajoutaient : « Qui est ton D.ieu pour lequel tu sacrifies ta femme et tes enfants ? Pourquoi ne te sauve-t-Il pas de nos mains ? »
Je voulais pleurer mais je n’avais plus de larmes. Je gardais toute ma souffrance enfouie dans mon cœur. Je craignais de mourir, le cœur brisé. Je décidai de déverser mon cœur devant D.ieu avant de quitter ce monde de mensonge.
« Maître du monde ! Aujourd’hui c’est Roch Hachana et nous ne prononçons pas la prière de « Al ‘Hèt » pour avouer nos fautes et en demander le pardon. Mais dans les circonstances actuelles, je ne peux attendre Yom Kippour. Je Te demande pardon pour chaque année et chaque jour que j’ai passé dans ce monde de mensonge ! Et Toi, dans Ta grande pitié, pardonne-moi si je récite « Al ‘Hèt » en ce jour de Roch Hachana ! »
Et je me suis mis à énumérer un « Al ‘Hèt » absolument unique : « Pour le péché d’avoir organisé une école juive clandestine ; pour le péché d’avoir créé des ateliers dans lesquels les Juifs ne seraient pas obligés de travailler le Chabbat et les jours de fête ; pour le péché d’avoir falsifié des documents officiels afin que les enfants juifs ne soient pas arrêtés et que leurs professeurs ne soient pas envoyés là où je me trouve maintenant…
« J’ai très mal agi envers nos si mauvais dirigeants, mais tout ce que j’ai fait, c’était pour préserver Ta Torah et Tes commandements. Alors de grâce, pardonne-moi pour ces péchés. Et laisse-moi exprimer une dernière requête : dis-moi où sont ma femme et mes enfants ! Que leur est-il arrivé ? Fais-le-moi savoir afin qu’il soit plus facile pour moi de quitter ce monde de mensonge. Agis pour moi au-delà de la bonté !
« Et encore une chose : aujourd’hui c’est Roch Hachana ! Fais que je puisse aujourd’hui accomplir la Mitsva du jour; fais-moi entendre le son du Choffar ! »
A ce moment-là, une voix résonna dans mon cœur, si claire ! J’étais sûr que c’était une voix du ciel. Elle me chuchotait : « Ne sois pas triste et ne crois pas ce que te racontent ces brigands. Ta femme et tes enfants sont vivants, ils sont à la maison. Tu les reverras et tu n’auras que des satisfactions de tes enfants ! »
Je suppliai : « Oh mon D.ieu ! Change les lois de la nature ! Nous pouvons entendre ce qui se déroule à des kilomètres de chez nous grâce à la radio ! Je T’en prie : fais-moi entendre le son du Choffar ! »
Soudain, devant mes yeux, j’aperçus une grande synagogue, avec une « Bima », une estrade, au centre et sur l’estrade se tenait le Rabbi de Loubavitch qui sonnait du Choffar : « Tekia ! » Mon âme tressaillit en entendant ce son interminable, perçant, intense. « Chevarim, Teroua ! » Mon cœur battait à tout rompre à l’écoute de ces sons semblables aux sanglots d’un enfant devant son père aimant… Debout dans la neige, je m’immergeai complètement dans cette vision d’un autre temps, d’une autre planète, mais si réelle. Du plus profond de mon cœur, j’implorai mon Créateur, « Notre Père, notre Roi ! Aie pitié de nous ! Sauve Tes enfants qui ne dépendent que de Toi ! Tes enfants souffrent ! »
Puis j’éclatai en sanglots. Les larmes coulaient sans que je puisse les arrêter ; elles se transformaient en glace qui s’accrochait à ma barbe. J’énumérai devant D.ieu tous mes soucis, mon angoisse à l’idée que ma femme devait s’occuper seule de nos enfants, de leur éducation juive, de leur nourriture, que mes enfants qui n’avaient pas fauté souffraient, que mes frères et sœurs vivaient dans l’inquiétude.
Je ne voyais plus la neige et la glace qui recouvraient pourtant le paysage, ni les chiens de garde, ni les animaux à forme humaine qui tyrannisaient les détenus. Ce qui était réel, ce que je ressentais vraiment, c’était D.ieu et Sa sainte Torah, le Rabbi qui sonnait du Choffar et qui, par cela même, faisait prendre conscience aux ‘Hassidim de la Présence de D.ieu, de l’importance du moment, de la sincérité de la prière et de la nécessité d’œuvrer pour la délivrance du peuple juif… Le Rabbi, lui aussi, pleurait du plus profond de son âme.
Les années ont passé et, grâce à D.ieu, j’ai survécu. Après avoir purgé ma peine, j’ai été libéré du camp de travail et je suis rentré à la maison. Ma femme et mes enfants étaient vivants et menaient une vie conforme à la Torah et aux Mitsvot, malgré les dangers et les privations qu’ils avaient dû affronter durant mon absence. Bien des années plus tard, nous pûmes miraculeusement quitter cet enfer, la tête haute. Nous sommes arrivés en Israël, toute la famille réunie.
Dès la première opportunité, je me suis rendu chez le Rabbi à New York afin de prier avec lui, dans sa synagogue du 770 Eastern Parkway à Roch Hachana, afin de le remercier d’avoir prié pour nous et de nous avoir bénis, ce qui nous avait donné la force et le courage de survivre.
J’entrai au 770. C’était une très grande synagogue avec une estrade au centre. Le Rabbi se préparait à sonner le Choffar tandis que des milliers de ‘Hassidim l’observaient dans un silence impressionnant, chacun pensant très fort à tout ce qu’il désirait pour l’année à venir. Le Rabbi monta sur l’estrade. Il prit trois sacs en carton qui contenaient des milliers de lettres, envoyées de tous les coins du monde ; nombreuses étaient celles provenant d’Union Soviétique, de Juifs demandant une bénédiction pour pouvoir quitter ce pays.
Le Rabbi se couvrit le visage de son Talit et sanglota. Il pleurait pour tout le peuple juif. Et il sonna le Choffar : Tekia, Chevarim, Teroua…
C’était la vision que j’avais aperçue dans le camp, des années auparavant. Mais cette fois, ce n’était pas une vision !
Rav Mena’hem Mendel Gorelik (Zal) - L’Chaim
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