Quand la cruelle Inquisition de 1492 chassa de leurs maisons les Juifs d'Espagne, ces derniers durent, de toute urgence, se rechercher un refuge. Bon nombre d'entre eux furent heureux d'accepter l'offre que leur fit Mohamed II, sultan de l'Empire ottoman, d'aller vivre en Turquie avec le droit d'exercer n'importe quelle profession de leur choix ou de s'adonner sans restrictions au commerce.
Parmi ces nouveaux venus dans la communauté sépharadite de Constantinople se trouvait un médecin qui était aussi un érudit. Il se nommait Jacob Vidal. Ce dernier gagna très vite l'admiration des Turcs, car c’était en vérité un excellent médecin. Le Sultan lui-même le consultait chaque fois qu'un membre de sa famille était malade.
Dans ses moments de loisir, Jacob Vidal aidait son bon ami Rabbi Moché Kapsali, le Grand-Rabbin de Constantinople, à s'occuper de la communauté juive. L'amitié déjà grande qui unissait ces deux Juifs de qualité devait par la suite se renforcer à la pensée que Miriam, la charmante fille de Jacob Vidal, serait un jour l'épouse de Henoch, le beau et brillant fils du Rabbin.
Il ne se passa pas beaucoup de temps que déjà Jacob Vidal était en mesure d'acheter une demeure presque aussi belle que celle qu'il avait été obligé d'abandonner en Espagne ; et la vie s'écoulait à nouveau paisible et agréable. Malheureusement, cela ne devait pas durer longtemps.
Un jeune notable, nommé Sélim, membre de la puissante famille de Hafiz et qui avait des charges importantes à la Cour ottomane, survint. Il entrevit un jour la jeune et charmante Miriam alors que celle-ci regardait par la portière de sa voiture. Sélim fut si subjugué à sa vue qu'il voulut savoir coûte que coûte qui elle était afin de la demander en mariage. Le jour suivant il se présenta au domicile de Jacob Vidal, déclina son nom et ses titres, et demanda au célèbre médecin la main de sa fille. Jacob essaya doucement, mais fermement, de faire comprendre que cela était impossible : « Miriam est encore une enfant, elle a à peine treize ans. De plus, elle est déjà promise au fils d'un ami qui m'est très cher. Enfin, et c'est la raison la plus importante, Miriam est juive et n'épousera pas quelqu'un d'une religion différente de la sienne. »
Le Conseil du Mufti
Ce refus rendit Sélim furieux. Il était le meilleur ami du prince impérial Bayazid, et la fille de n'importe quel notable turc aurait considéré comme un honneur d'être demandée en mariage par lui, le populaire Sélim. Comment ce Juif osait-il refuser son offre avec tant de légèreté ? « Je reviendrai encore pour Miriam, vous verrez », menaça Sélim, alors qu'il s'en allait fort irrité de sa déconvenue.
L'incident tourmenta Jacob Vidal au début. Mais il fut vite oublié. Les malades se pressaient chaque jour plus nombreux autour du célèbre médecin. Avec ses obligations supplémentaires d'assistant du Rabbin en chef, cela suffisait à l'absorber entièrement. Mais Sélim n'oublia pas. Il projeta d'enlever Miriam et jugea bon de réunir quelques-uns de ses meilleurs amis afin de leur demander conseil.
– Écoute, Sélim, protesta le prince Bayazid, enlever la jeune fille ne peut que t'attirer des ennuis. Mon père, le Sultan, tient en très haute estime son médecin juif, Jacob Vidal, dont l'ami Rabbi Moché Kapsali siège, comme tu le sais, au Tribunal aux côtés du Mufti. Voici ce que je te conseille de faire plutôt. Va voir le Mufti qui ne demande qu'à nuire aux Juifs, et il t'aidera certainement.
Sélim et son ami rencontrèrent le Mufti, le chef des Mahométans de Constantinople, et le trouvèrent, comme ils s'y attendaient, fort désireux de les aider. En quelques heures, ils établirent, d'un commun accord, un plan dont l'exécution devait entraîner, à coup sûr, la ruine du médecin juif et, en même temps, donner à Sélim ce qu'il désirait.
Une nuit, un messager de la Cour impériale frappa à la porte de Jacob Vidal et lui dit qu'on avait besoin de lui immédiatement au Palais : quelqu'un là-bas était très gravement malade. Jacob s'habilla en hâte, assembla ses instruments et suivit le messager sans perdre une minute.
Quand la voiture pénétra dans la cour du palais, le médecin fut conduit vers une bâtisse dont les fenêtres étaient protégées par des grillages de fer. « Cela doit être le harem du Sultan », pensa-t-il. Effectivement, c'était Narguilah, la favorite du Sultan qui était malade. Le docteur en chef du harem s'approcha de Jacob ; il paraissait très préoccupé.
– Nous sommes tous aussi inquiets qu'affligés, lui dit-il. Narguilah a la gorge enflée et elle est en train d'étouffer. Une opération pourrait la sauver. Mais je n'ai pas osé la faire, car le Sultan n'a confiance qu'en vous. Mais si par malheur vous échouez et qu'elle meurt, sachez que le Sultan sera sans pitié. Il vous est encore possible de refuser de faire l'opération, ajouta le médecin du harem pendant qu'il introduisait son confrère dans les luxueux appartements de la favorite qui râlait étendue sur un lit immense et couvert de beaux et moelleux coussins de soie.
Jacob Vidal répondit : « Il ne m'arrivera jamais d'avoir peur d'aider un être humain qui a besoin de ma science. La vie de l'homme est entre les mains du Tout-Puissant. C'est à Lui que je demande de me guider vers la réussite. »
Jacob examina rapidement la malade et vit qu'il n'y avait pas de temps à perdre, si l'on voulait lui sauver la vie. Il n'avait pas d'autre choix que d'opérer aussi vite que possible pour rétablir la respiration de la jeune femme. Il avait à peine sorti ses instruments et s'apprêtait à opérer, quand la porte s'ouvrit brusquement et le Sultan fit irruption dans la chambre, à la tête d'un groupe de gardes du palais. Quand le Sultan vit Jacob penché sur Narguilah, le bistouri en main, il s'écria :
– Arrêtez cet infidèle ! Comment ose-t-il venir jusque dans mon harem tuer ma femme favorite !
– Majesté ! protesta vivement Jacob, Narguilah mourra à coup sûr si elle n'est pas opérée immédiatement.
– Il dit la vérité, ô Chef de tous les Croyants, convint le médecin du harem. Mais le Sultan était trop en colère pour écouter ce qu'on lui disait.
Soudain le Mufti apparut derrière les gardes et dit au Sultan : « Vous voyez, même vos médecins les plus fidèles et les plus sûrs ont été corrompus par ce traître Vidal. Regardez, Majesté, comme un peu de poudre suffira pour ramener à la vie votre femme bien-aimée. »
Cela se passa si rapidement qu'avant même de quitter la pièce, Jacob Vidal put se rendre compte qu'en effet la poudre dissoute dans un verre d'eau que le Mufti fit avaler à Narguilah, l'avait complètement calmée et que sa respiration redevenait normale et aisée.
– Je ne comprends pas, dit avec embarras Jacob Vidal, les menottes déjà aux poignets, et il secouait la tête à la vue du prétendu miracle qui s'était accompli sous ses yeux. Je l'ai examinée et j'étais convaincu que seule une opération pouvait la sauver.
– Vous passerez le reste de votre vie sur une île déserte pour méditer sur votre erreur. N'étaient vos services passés, vous et votre famille seriez morts ce soir.
Les soldats emmenèrent le médecin juif, et peu de jours après il fut embarqué sur un bateau à destination d'une des innombrables îles désertes qui entourent l'Asie Mineure. Là, on le fit descendre et il fut abandonné à lui-même sans autre choix que d'attendre la mort.
Entre-temps, à Constantinople, on chuchotait partout qu'un médecin juif avait tenté d'assassiner la femme favorite du Sultan. La frayeur s'empara des milliers de Juifs qui avaient fui l'Inquisition et qui pensaient avoir trouvé la paix en Turquie.
Rabbi Moché Kapsali se rendit en hâte à la Cour, mais on refusa de le recevoir. Il alla aux nouvelles chez son ami Vidal. Comme il approchait de la maison, il vit une foule de Musulmans surexcités qui s'agitaient en proférant des menaces contre Jacob. La populace essayait de forcer la porte d'entrée, et Rabbi Moché réalisa qu'il devait agir très vite s'il voulait sauver la famille de son ami. Il connaissait heureusement l'existence d'une porte secrète qui permettait de passer de la maison principale de Vidal à sa résidence d'été, et de là au Bosphore. Il ne serait, en effet, venu à l'idée d'aucun Juif d'Espagne ayant échappé à l'Inquisition, de se faire construire une maison sans y prévoir une issue secrète.
Le Grand-Rabbin était arrivé de justesse. Il venait à peine de pousser la famille de son ami dans une barque (car la résidence d'été donnait directement sur l'eau), qu'ils entendirent la horde enragée envahir avec fracas la maison et les jardins qui l'entouraient. Les Vidal se cachèrent jusqu'à la tombée de la nuit, puis ils frétèrent au port un bateau qui les fit arriver sains et saufs à une île de la Mer Égée.
Quand Sélim s'aperçut de la disparition de Miriam et de sa famille, et vit les dommages causés par la populace dans la maison abandonnée, sa conscience fut troublée et il cria soudain :
– Au nom du Ciel, arrêtez ! Une grave erreur a été commise, et c'est de ma faute ! Le médecin juif n'a fait de tort à personne. Suivez-moi, je vais de ce pas chez le Sultan et vous entendrez ce que je vais lui dire. Je peux tout expliquer.
La Fin du Méchant
La foule finit par se calmer et le suivit. Chemin faisant, de nombreux passants poussés par la curiosité venaient grossir ses rangs, si bien que ce fut une véritable marée humaine qui arriva en vue de la Cour. À ce spectacle impressionnant, Mohamed II se vit contraint de donner audience à Sélim. Quand le Mufti, assis à côté du Sultan, se rendit compte des intentions du jeune notable, il blêmit. Mais il fut impuissant à l'arrêter, car le souverain venait d'ordonner à Sélim de parler.
Ce fut dans une atmosphère de lourd silence que ce dernier dévoila tous les détails du complot. Il déclara sans détour au Sultan que c'était le Mufti qui avait conçu l'idée de mettre du poison dans la nourriture de Narguilah, poison dont il était le seul à connaître l'antidote. À ces mots, on vit soudain le Mufti s'écrouler aux pieds de son maître. Il était mort. Il venait d'avaler le poison qu'il tenait en réserve, en cas de besoin, dans le creux de l'énorme pierre qui ornait sa bague.
Le Sultan pardonna sur l'instant à Jacob Vidal et ordonna qu'on le libérât immédiatement. Mais nul ne semblait savoir au juste sur laquelle des mille îles le malheureux médecin avait été exilé.
Cependant, Rabbi Moché Kapsali veillait. Il ne s'accorda aucun repos tant qu'il n'eut pas trouvé son cher ami. Un jour qu'il consultait quelques-uns des ouvrages appartenant au médecin et qui avaient échappé au pillage de la populace, il tira un volume du rayon où il était rangé. Le Choffar de Jacob Vidal, caché derrière, apparut. Jacob était un expert dans l'art de s'en servir et il conservait précieusement l'instrument. Tout à coup une idée géniale vint à Rabbi Moché. Après avoir chargé un Rabbin de le remplacer pendant son absence, il prit congé de ses ouailles et partit à la recherche de son ami, emportant le précieux Choffar.
D'île en île il navigua, sonnant sans cesse le Choffar dans l'espoir que Jacob, l'entendant, le reconnaîtrait pour sien et signalerait sa présence. Une année environ se passa et Rabbi Moché poursuivait encore sa mission. On était à quelques semaines de Roch Hachana, le Rabbin approchait d'une autre île, et il commença à prier D.ieu de tout son coeur et de toute son âme : « D.ieu aimé, pria-t-il, manifeste Ta puissance et Ta miséricorde et aide-moi à trouver mon cher ami Jacob. Rends-le à sa femme et à sa famille éplorées, et puissions-nous tous vivre pour voir nos chers enfants unis par le mariage. D.ieu Tout-Puissant, aide-nous maintenant comme Tu as aidé notre peuple à ses heures d'infortune dans le passé. »
Ensuite, Rabbi Moché Kapsali prit le Choffar et le porta à ses lèvres. Le son en sortit clair et limpide. Il attendit, puis attendit encore ; enfin, avec un profond soupir, il reprit à nouveau ses rames. Soudain il entendit un faible cri : « Attends ! Au nom de D.ieu, attends ! »
Agitant frénétiquement les bras, un vieillard vêtu de haillons apparut aussitôt. S'étant approché, il appela avec joie : « Rabbi Moché, mon ami, ange de D.ieu ! » L'instant d'après, les deux amis étaient dans les bras l'un de l'autre, pleurant en silence et le cœur inondé d'allégresse.
Ce fut un grand jour pour les Juifs de Constantinople quand leur Grand Rabbin revint avec Jacob Vidal. Ce jour de Roch Hachana, Vidal sonna du Choffar comme il ne l'avait jamais fait auparavant, et chacun se sentit plein de repentance et de gratitude envers le Tout-Puissant.
Sitôt après la période des grandes fêtes, le mariage du fils du Grand-Rabbin avec Miriam fut célébré. Non seulement les amis offrirent de nombreux cadeaux, mais aussi le Sultan. Le plus beau présent fut, cependant, celui offert par Jacob Vidal au jeune marié. C'était un Choffar en or pur, une copie identique du vrai Choffar dont il s'était servi à Roch Hachana et qui lui avait sauvé la vie.
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