Le libre arbitre est une notion fondamentale de notre tradition. Sans lui, la bonne action et sa récompense, la faute et sa punition sont dépourvues de sens. Car, pour le judaïsme, l'homme est seul responsable de ses actions. D.ieu lui laisse toute liberté, même celle de s'opposer à la volonté divine, à condition toutefois d'en assumer la transgression.
Pourtant, D.ieu, créateur de toute chose, est maître de la Création. Transcendant le temps et l'espace, Il a connaissance de l'avenir comme du passé. Quel sens peut-on donc donner à la responsabilité d'une action que D.ieu a prévue ? Ce postulat ne semble-t-il pas conférer à la notion de libre arbitre un caractère dérisoire ?
La réponse à cette question peut être donnée sous forme de la parabole suivante :
Si un père demande à son fils de choisir entre une friandise et une gifle, il sait pertinemment que son fils – s'il n'entre pas dans la rare catégorie des masochistes – préférera la friandise. Or le père, bien que connaissant parfaitement la réaction de son fils, n'a influencé son choix en aucune manière. S'il a su prévoir sa décision, c'est parce que, sur ce point, la nature de son enfant est une évidence pour lui.
De même, parce que D.ieu est notre créateur, Il connaît les moindres recoins de notre personnalité. Il peut donc prévoir chacun de nos choix parce que celui-ci est la résultante des multiples composantes de notre nature dont le fonctionnement complexe entre tout entier dans le champ de l'évidence divine. Mais, a priori, cette évidence n'implique aucunement une quelconque influence de D.ieu sur nos actions, de même qu'un homme n'agit pas sur le déroulement d'un récit parce qu'il le lit pour la seconde fois.
Cette parabole trouve cependant ses limites dans la relation de l'homme à son fils. En effet, bien qu'engendré par son père, ce dernier n'est plus maintenant animé par lui. Son indépendance est fondatrice de sa liberté. Il n'en est pas de même pour notre relation à D.ieu qui nous a créés et qui, selon la tradition1, nous tire du néant à chaque instant. Maître de nos existences, le Créateur connaît tous les détails de notre être parce qu'Il en est l'artisan. De ce fait, sa connaissance des recoins de notre personnalité n'est pas fortuite : elle traduit notre dépendance par rapport à Sa toute-puissance.
Dans ce schéma, l'homme apparaît comme un être programmé dont la complexité ne fait que voiler ce caractère par un semblant de liberté. Où peut donc se situer le libre arbitre dans une telle approche ?
La réponse à cette question réside dans la notion même de création physique. Par essence, notre univers est enfermé dans les limites du temps et de l'espace qui, dans notre tradition procèdent d'une même notion : celle de l'avant et l'après. Cette notion est monodimensionnelle et irréversible pour le temps qu'on ne peut remonter et tridimensionnelle et réversible pour l'espace dans lequel on peut se déplacer librement.
Ces limites ne sont elles-mêmes que les expressions physiques des concepts de cause et d'effet. Et, de même qu'une cause ne peut avoir qu'un seul effet, le déroulement du temps et le fait qu'un objet ne peut occuper qu'un seul lieu de l'espace impliquent que, dans le référentiel de l'espace-temps, d'une collection d'actes potentiels dans une situation donnée, un seul pourra être réalisé.
Le libre arbitre de l'homme s'exprime alors comme la liberté de choisir la réalisation d'un des potentiels qui se présentent à lui.
Que D.ieu transcende le temps est un truisme. Mais la notion de transcendance est encore trop faible pour décrire l'éloignement du temps par rapport à D.ieu. Le temps n'est qu'une création et, comme toute création est « presque néant » devant Lui.
Au niveau de D.ieu Lui-même, aucune des notions de temps, d'espace, de cause, d'effet et de potentiel ou de réalisation n'a de consistance. Cependant, bien qu'échappant à toute définition, D.ieu est cause première de tout effet potentiel ou réalisé. Mais, si toute existence dépend de Lui, Lui ne dépend d'aucune autre existence. De ce fait, Son essence est le lieu de toute action de l'homme, possible ou effective. Le choix de la réalisation d'un potentiel qui fait le libre arbitre est alors vide de sens, car, pour D.ieu, aucune différence n'existe entre le potentiel et le réalisé.
Nous pouvons alors comprendre comment cette connaissance, qualifiée par la tradition hassidique de « transcendante »2 ou « supérieure » n'influe pas sur le libre arbitre de l'homme qui se situe en aval des concepts de temps et d'espace, là où le choix est forcément unique parce que le potentiel se distingue de sa réalisation.
Cependant, s'il n'existe aucune différence entre le potentiel et le réalisé, comment D.ieu a-t-Il connaissance de nos actions ? De plus, quelle importance revêtent-ils si leur réalisation est transparente devant Lui ?
La réponse à cette question est contenue dans une discussion entre deux grands maîtres du judaïsme. Maïmonide affirme que D.ieu est tout en même temps « le connaissant, la connaissance et le connu et, par la connaissance qu'Il a de Lui-même, Il connaît toute créature ».3 Cette assertion a été violemment critiquée4 par le MaHaRaL de Prague5 qui lui reproche de définir D.ieu comme un intellect en disant qu'Il est connaissance, alors qu'Il est, par essence, l'Indéfini.
En fait, d'après la tradition hassidique, Maïmonide fait ici référence à la connaissance définie comme « inférieure » ou « immanente ». Cette connaissance se situe à un niveau charnière entre le Créateur et le créé. Véritable outil de D.ieu, par elle et à travers elle, Il peut percevoir Ses créatures6 et leurs actions qui s'inscrivent dans le référentiel spatio-temporel de la création. Car seul dans ce référentiel, la réalisation du potentiel a une importance. Toutefois, bien que l'information atteigne Son Essence, celle-ci la transcende, comme un adulte transcende l'importance qu'attache un enfant à sa friandise.7
Car, à ce niveau, D.ieu est l'Indéfini devant Lequel toutes notions se confondent.
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