Chronologie et aperçu général

À peine 40 jours après avoir reçu la Torah, le peuple juif créa une idole

L’histoire du veau d’or est communément considérée comme l’un des moments les plus indignes de l’histoire juive. Dans l’Exode, chapitres 31-32, la Torah raconte comment, trois mois après la sortie d’Égypte, et à peine 40 jours après avoir reçu la Torah au mont Sinaï, le peuple juif créa une idole à laquelle ils vouèrent un culte. En raison d’une méprise sur la date du retour annoncé de Moïse de son séjour sur la montagne, le peuple juif pensa que son guide avait disparu. Ils résolurent de lui trouver un successeur et, avec l’aide d’Aaron, façonnèrent un veau d’or et l’adorèrent.

L’histoire

Le 15e jour du mois hébraïque de Nissan, le peuple juif quitta l’Égypte et entama sa traversée du désert. Au terme de 49 jours de voyage, le 50e jour, le six (ou le sept1 ) Sivan, D.ieu leur donna la Torah. Rassemblés au pied du mont Sinaï, ils furent témoins de la gloire divine qui descendit sur la montagne, et ils entendirent les Dix Commandements. Le jour suivant, D.ieu enjoignit à Moïse de monter sur la montagne pour 40 jours, où Il lui enseignerait l’ensemble des lois et lui donnerait les tables sur lesquelles étaient gravés les Dix Commandements.2 Moïse quitta son peuple, s’engageant à revenir au bout de 40 jours.

Quand Moïse annonça au peuple une durée de 40 jours, il faisait référence à 40 jours complets, incluant les nuits et les jours. Et comme Moïse partit le matin, ce premier jour ne comptait pas dans le décompte. Cependant, les Juifs firent erreur dans leur calcul et s’attendaient au retour de Moïse le 16 Tamouz. Les Juifs attendirent Moïse en vain le 16, et face à son absence, ils commencèrent à s’inquiéter. Le commentateur biblique Rachi3 décrit comment Satan obscurcit le ciel et fit descendre une atmosphère de désolation sur le camp, troublant davantage le peuple.

Dans ce contexte, le erev rav (« multitude mélangée ») – un groupe disparate de marginaux égyptiens4 qui s’étaient joints aux Juifs lorsqu’ils quittèrent l’Égypte, et dont l’engagement n’était pas sincère envers D.ieu – persuada le peuple que Moïse avait disparu et de la nécessité d’un nouveau guide. Affolés, les Juifs se rassemblèrent autour d’Aaron, frère de Moïse, et exigèrent qu’il leur fasse un nouveau chef. (Les commentateurs soulignent qu’à ce moment précis, le peuple demandait seulement un successeur à Moïse, pas un nouveau D.ieu.5 ) Aaron leur dit de rentrer chez eux et de recueillir les parures d’or de leurs épouses et de les lui apporter. Dans un élan frénétique, les hommes arrachèrent leurs propres bijoux et les jetèrent dans un feu. Et, du feu, surgit un veau d’or.

Concernant l’identité de celui qui façonna concrètement le veau, il y a trois opinions :

  1. Aaron l’a façonné en coulant de l’or fondu dans un moule ayant la forme d’un veau.6
  2. Des sorciers issus du erev rav le créèrent par des procédés magiques.7
  3. Micah, un membre du erev rav que Moïse avait autrefois sauvé, créa le veau. Lorsque le peuple juif quittait l’Égypte, Moïse alla récupérer le cercueil de Joseph afin d’honorer sa demande que ses restes accompagnent les Juifs dans leur délivrance. Toutefois, cherchant à empêcher les Juifs de partir, les Égyptiens avaient immergé le cercueil de Joseph dans le Nil. Moïse prit une plaque sur laquelle il inscrivit les mots « alé chor » (« lève-toi, taureau »), et la jeta dans le fleuve, ce qui fit remonter à la surface le cercueil de Joseph (qui est comparé à un taureau). Micah, qui avait dérobé cette plaque, l’utilisa alors pour créer le veau en la jetant dans le brasier.8

Puis le erev rav cria au peuple juif : « Voici tes divinités, ô Israël, qui t’ont fait sortir d’Égypte ! »9 Aaron érigea un autel et invita les Juifs à se retirer pour la nuit, leur disant qu’« une célébration en l’honneur de D.ieu aura lieu demain ».10

Le lendemain, le peuple se leva de bon matin et se rendit auprès du veau d’or, y offrit des sacrifices et se mit à le vénérer. La Torah rapporte : « Le peuple juif s’assit pour festoyer et se dressa pour s’amuser », ce que Rachi explique comme signifiant qu’en plus de l’idolâtrie, ils commirent également des actes d’immoralité et de meurtre.11

L’implication d’Aaron

Comment Aaron put-il prendre une part aussi active dans ce culte idolâtre ?

Les commentateurs débattent longuement quant à la raison pour laquelle Aaron a participé à la réalisation du veau d’or. Comment Aaron, prophète de D.ieu et futur grand prêtre, a-t-il pu prendre une part aussi active dans ce culte si manifestement idolâtre ? Rachi, ainsi que la majorité des commentateurs expliquent qu’Aaron tentait de temporiser. Il savait que le peuple ferait fi de ses paroles quoi qu’il arrive, mais il espérait qu’en prolongeant suffisamment les délais, Moïse serait de retour avant qu’un préjudice irrémédiable ne soit commis. C’est dans cette optique qu’il leur enjoignit de recueillir les bijoux de leurs épouses. Les commentateurs soutiennent également qu’Aaron savait que les femmes juives avaient trop de foi en Moïse pour se laisser entraîner dans une telle rébellion, et qu’ainsi elles feraient obstacle aux desseins de leurs maris.12 L’édification de l’autel par lui seul était aussi une tactique dilatoire.13

Parmi les autres motifs avancés pour expliquer l’implication d’Aaron sont14 :

  1. Avant de s’adresser à Aaron, le peuple implora l’aide de ‘Hour, le neveu d’Aaron. ‘Hour les réprimanda et refusa de les aider, alors ils le tuèrent. Aaron, témoin de cette scène, pensa : « Si je refuse de leur prêter main-forte, ils me mettront également à mort. ‘Hour occupait la fonction de prophète de D.ieu et je suis le prêtre de D.ieu. S’ils mettent à mort et le prophète et le prêtre, leur péché sera impardonnable. » Il décida donc de les aider, pour atténuer la gravité de leur péché.15
  2. Mû par son profond amour pour les Juifs, Aaron jugea préférable « que le péché repose sur moi plutôt que sur eux ». Le Midrash illustre cette idée par une parabole. Il était une fois un prince qui se mit en colère contre son père et conçut le dessein de le détrôner. S’emparant d’une épée, il s’apprêta à assaillir son père. Le précepteur du prince vint à passer et surprit les intentions du prince. Il s’adressa à l’enfant : « Je vais t’aider. Donne-moi l’épée. » Lorsque le souverain eut vent du complot, il discerna la noble intention du précepteur et saisit que le précepteur n’avait assisté le prince que pour endosser lui-même la responsabilité à la place du prince. Le roi récompensa le précepteur, l’élevant à une haute fonction et lui offrant de nombreux cadeaux. À l’instar du précepteur dans la parabole, Aaron reçut la position de grand prêtre en récompense pour avoir assumé la responsabilité du veau d’or.16
  3. Aaron considéra qu’en façonnant lui-même le veau, il pourrait plus tard dire au peuple que celui-ci était dépourvu de toute substance et n’était qu’une chimère. Si quelqu’un qui croyait réellement en son pouvoir l’avait façonné, alors le peuple aurait été enclin à le suivre. Mais si l’artisan même de l’idole en récusait le pouvoir, les gens en percevraient l’inanité.17

Moïse brise les Tables

Pendant ce temps, sur le Mont Sinaï, D.ieu dit à Moïse de descendre. « Ton peuple s’est corrompu. Il s’est déjà écarté du chemin que J’ai tracé pour eux. Ils se sont fabriqué un veau d’or, l’ont adoré et lui ont offert des sacrifices. Maintenant, Je vais anéantir cette nation car c’est un peuple à la nuque raide. Je reconstruirai une nation à partir de toi (qui ne Me désobéira pas ni ne se rebellera contre Moi). »18

Moïse pria D.ieu de retenir Sa colère. Il descendit ensuite de la montagne et, avec son disciple Josué, s’apprêta à entrer dans le camp. Un spectacle de débauche totale s’offrit à ses yeux. Des scènes de beuverie, des blasphèmes, des actes d’adultère et d’idolâtrie. Indigné, Moïse prit les tables qui lui avaient été données par D.ieu et les jeta au sol, les brisant ainsi en morceaux. Moïse raisonna de la façon suivante : « Si, à propos du sacrifice pascal, qui n’est qu’une des 613 mitsvot, la Torah dit qu’un hérétique ne peut y participer, à plus forte raison la Torah entière ne devrait-elle pas être donnée à ces hérétiques. »19

D’autres explications sont proposées pour expliquer pourquoi Moïse brisa les tables :

  1. Moïse pensa : « Il est préférable que les Juifs soient jugés comme une femme non mariée (qui agit de façon dissolue) que comme une femme mariée. » Les tables constituaient l’acte de mariage entre D.ieu et les Juifs, donc une fois les tables remises, leur punition aurait été bien plus sévère. Moïse détruisit le contrat de mariage pour atténuer la gravité de la faute et la punition qui en découlerait.20
  2. Selon Rabbénou Be’hayé, lorsque Moïse descendit de la montagne, les mots sur les tables disparurent. C’étaient des lettres miraculeuses, gravées à travers les deux faces de la pierre et lisibles dans toutes les directions. Les tables contenant les Dix Commandements étaient comparées à un corps et une âme, donc lorsque les lettres disparurent, les pierres, à l’instar d’un corps humain après le départ de l’âme, devinrent incroyablement lourdes. Moïse ne put en soutenir le poids et les laissa tomber.21

Le guide le plus dévoué

Le Talmud affirme que lorsque Moïse brisa les tables, D.ieu approuva son action et le loua.22 Mais cela semble étrange : même si l’action de Moïse de briser les tables était justifiée, pourquoi était-elle louable ?

Il était prêt à sacrifier la Torah pour son peuple

Cela devient encore plus étrange lorsque nous examinons la fin de la Torah. La Torah se termine par une description de la grandeur de Moïse, et les derniers mots sont : « Tous les grands prodiges qu’il accomplit aux yeux du peuple juif. » Rachi, concluant son commentaire sur toute la Torah, écrit : « Ce “prodige” qu’il réalisa aux yeux du peuple fut le bris des tables, et D.ieu approuva et le loua pour cela. » Voilà qui est étonnant ! La Torah entière se termine par l’affirmation que le bris des tables par Moïse, résultat de ce qui fut peut-être le plus grave péché jamais commis, était digne d’éloges. Pourquoi ?

En vérité, le bris des tables fut la plus grande manifestation d’amour de Moïse pour son peuple et l’apogée de sa mission. La Torah constituait toute l’existence de Moïse. La mission de sa vie était de recevoir la Torah de D.ieu et de l’enseigner aux Juifs. Si intense était le lien de Moïse avec la Torah qu’elle est même appelée « la Torah de Moïse. »23 Pourtant, il était prêt à sacrifier la Torah pour son peuple. Quand il les vit pécher et comprit que s’il leur donnait les tables, leur punition serait plus sévère (comme expliqué dans le Midrash ci-dessus), il décida de briser les tables. Son amour pour son peuple était tel qu’alors même qu’ils étaient dans un état déshonorant, adonnés à l’idolâtrie, il était néanmoins prêt à « briser la Torah » pour le salut de son peuple. En authentique guide du peuple juif, il était prêt à placer son peuple au-dessus de toute autre considération. C’est pourquoi D.ieu non seulement approuva son geste, mais en fit son éloge, car c’était l’acte ultime d’un guide dévoué. C’est aussi pourquoi la Torah se termine par une allusion à cet incident, car cet événement constitua l’acte déterminant de la vie de Moïse.24

Les conséquences

Moïse réduisit le veau d’or en poudre, mélangea celle-ci avec de l’eau et la donna à boire aux adorateurs, les faisant ainsi périr. Il ordonna ensuite à la tribu de Lévi, qui lui était restée fidèle, de rechercher tous les adorateurs et de les anéantir. D.ieu envoya une plaie sur les Juifs, tuant des milliers d’autres personnes.

Rachi explique que ces trois punitions correspondaient à trois types de pécheurs. Ceux qui avaient péché devant témoins et qui avaient été dûment avertis furent tués par l’épée. Cette sentence est conforme à la loi selon laquelle si la majorité des habitants d’une ville s’adonne à l’idolâtrie, leur châtiment est la décapitation. Ceux qui avaient péché devant témoins mais n’avaient pas été avertis périrent dans la plaie, et ceux qui avaient péché sans témoins ni avertissement moururent en avalant l’eau.25

Moïse retourna sur la montagne à deux reprises, chaque fois pour 40 jours, pour finalement descendre le jour de Kippour avec les deuxièmes tables et ayant obtenu le pardon de D.ieu.

Mystères et éclaircissements

Comment ont-ils pu déchoir si rapidement ?

L’épisode du veau d’or suscite de nombreuses interrogations fondamentales. Comment les Juifs ont-ils pu se rendre coupables d’un péché aussi terrible à peine 40 jours après avoir reçu la Torah ? Le don de la Torah représentait le moment l’apogée spirituelle de notre histoire, et les Juifs étaient à un niveau extraordinairement élevé. Comment ont-ils pu déchoir si rapidement en transgressant les deux premiers des Dix Commandements ? De plus, quelle était exactement la finalité du veau d’or ? Les Juifs pensaient-ils vraiment qu’une statue inanimée pouvait remplacer Moïse, prier D.ieu pour leur compte et les guider à travers le désert ? S’ils avaient besoin d’un chef, pourquoi ne pas nommer Aaron, Josué ou l’un des anciens ? Pourquoi ont-ils immédiatement façonné une idole ?

En fait, le Talmud affirme qu’à ce moment-là, le peuple juif était entièrement vertueux, insensible à la tentation du péché.26 Le péché du veau d’or relevait d’un « décret du Roi afin d’ouvrir une voie aux pénitents ». D.ieu les a guidés vers le péché afin d’établir un précédent pour les futurs pénitents : la repentance serait toujours acceptée, quelle que fût la gravité du péché. Car si le terrible péché du veau d’or pouvait être pardonné, alors tous les péchés pourraient l’être.

Une explication plus profonde de cette déclaration talmudique est donnée dans les enseignements ‘hassidiques. Au moment du don de la Torah, les Juifs étaient des géants spirituels, et c’est dans cet état de grandeur spirituelle qu’ils étaient en relation avec D.ieu. Cependant, leur connexion se limitait à leur perception et à leur compréhension de D.ieu. L’essence de D.ieu, qui est au-delà de la faculté humaine d’appréhension, leur restait distante. Pour vraiment se connecter à l’essence de D.ieu, on doit se percevoir comme un néant absolu, comme une non-existence, créant ainsi un vide dans lequel l’essence de D.ieu peut être perçue. Cela s’accomplit par la repentance. Ce n’est que lorsque les Juifs ont péché et se sont ensuite repentis qu’ils ont créé ce vide, devenant des réceptacles pour la divinité. « Ouvrir une voie aux pénitents » ne signifie pas seulement les pénitents des générations futures. Les Juifs qui se trouvaient au mont Sinaï ont péché afin de pouvoir, par la repentance, se connecter parfaitement à D.ieu.27

Des kerouvim et des veaux

Une autre explication, proposée par le Rabbi, réexamine les motivations des Juifs qui ont créé le veau et jette un éclairage indispensable sur toute l’histoire.

Comme nous l’apprenons dans les enseignements ‘hassidiques, la finalité de la création du monde est que nous établissions une demeure pour D.ieu à travers la Torah et les mitsvot. Lorsque nous étudions la Torah et accomplissons les mitsvot, nous attirons la divinité dans le monde et imprégnons la matière de spiritualité. Avant le don de la Torah, cela demeurait irréalisable, car « les cieux appartenaient à D.ieu et la terre à l’homme ».28 Lorsque D.ieu est descendu du ciel sur le mont Sinaï, Il nous a conféré le pouvoir de combler ce fossé. Dès lors, la divinité et la matérialité peuvent s’unir, ainsi, lorsque nous utilisons un objet matériel et accomplissons une mitsva avec celui-ci, nous imprégnons la matérialité de divinité.

Les Juifs ont construit le veau d’or dans une tentative de créer la demeure ultime pour D.ieu. Ils cherchaient à faire descendre la divinité jusque dans ce monde. Ils savaient qu’un jour D.ieu ordonnerait à Moïse que les Juifs Lui édifient un sanctuaire et qu’ils devraient alors façonner des kerouvim. Les kerouvim, les chérubins, deux formes ailées en or aux visages d’enfants, se tenaient dans le Saint des Saints au-dessus de l’Arche et de là, d’entre les kerouvim, D.ieu communiquerait avec l’humanité. Dans le lieu le plus saint sur terre, où seul le grand prêtre pénétrait une fois l’an, se tenaient deux sculptures d’or, et là résidait l’essence de D.ieu.29

Ils désiraient sincèrement s’unir à D.ieu

Les Juifs, conscients de cela, désirèrent construire leur propre interprétation des kerouvim. Ils aspiraient également à faire l’expérience de la révélation de l’essence de D.ieu et réaliser l’union ultime du sublime avec le terrestre. Ils désiraient sincèrement s’unir à D.ieu. Cependant, leur démarche était erronée. Car même si le veau d’or était similaire aux kerouvim, il y avait une différence fondamentale. Si D.ieu avait ordonné les kerouvim, Il n’avait pas ordonné le veau. Une authentique union avec D.ieu ne peut être réalisée que de la manière dont D.ieu la désire, et non telle que nous la désirons. La connexion doit se faire selon les termes fixés par D.ieu, et non pas les nôtres. L’erreur des Juifs fut de ne pas saisir cette nuance. Leur désir de créer un veau d’or révélait que, d’une manière subtile, ils tenaient plus à approfondir leur propre vécu spirituel qu’à écouter D.ieu et à Le rencontrer de la manière dont Lui souhaitait qu’ils le fassent.30

Initialement, les Juifs n’avaient pas l’intention de pécher. Cependant, leur choix de s’unir à D.ieu à partir du soi, et non selon la voie prescrite par D.ieu, les a entraînés dans une spirale descendante. Dès lors qu’ils eurent commencé à agir pour leur propre intérêt, celui-ci devint plus important que celui de D.ieu, amenant finalement certains d’entre eux à céder entièrement à leurs propres penchants et à commettre de terribles péchés.