Il y a trente-cinq ans, mon père, le romancier Harvey Swados, rendit visite à Rabbi Mena’hem M. Schneerson, le Rabbi de Loubavitch, à l’occasion d’un « farbrenguen » – un rassemblement traditionnel des adhérents du mouvement Loubavitch – puis de nouveau en privé, lorsqu’une audience leur fut accordée tard dans la nuit.
L’article que mon père a écrit sur son expérience avec le Rabbi, décédé le 12 juin 1994 à l’âge de 92 ans, n’a, pour une raison inexplicable, jamais été publié. Il est resté dans les archives de l’Université du Massachusetts à Amherst jusqu’en 1993, date à laquelle un écrivain qui recherchait du matériel pour une éventuelle biographie l’a découvert et l’a signalé à la famille.
Un extrait de l’article a été publié dans la colonne « opinions » du New York Times deux jours après le décès du Rabbi. Voici le texte intégral de l’article.
– Robin Swados
Avant d’apprendre, durant l’hiver 1964, que le Rabbi de Loubavitch, Rabbi Mena’hem Mendel Schneerson, alors âgé de soixante-deux ans et leader du judaïsme ‘hassidique, me recevrait en audience, j’avais effectué plusieurs visites au quartier général de ces Juifs russes dévots à Brooklyn. Le modeste bâtiment en brique, entre Flatbush et Crown Heights sur Eastern Parkway, abrite des bureaux d’édition, une école pour enfants, une Yeshiva pour jeunes hommes et un auditorium de taille respectable.
Ma première visite avait pour simple but de me présenter à leur responsable des relations publiques, un jeune homme agréable et barbu, diplômé de la Boston Latin School, nommé Yehuda Krinsky. Je voulais clarifier dans mon esprit la distinction entre ces personnes et les ‘hassidim hongrois dirigés par le Rabbi de Satmar, Rabbi Joel Teitelbaum.
C’est sur la suggestion du Rav Krinsky que j’ai effectué ma seconde visite, quelques semaines plus tard, à l’occasion d’un farbrenguen, un rassemblement traditionnel des adhérents de ce mouvement vieux de deux cents ans où l’on discute des développements actuels, l’on raconte des histoires de Rabbis et l’on se soutient mutuellement dans la foi. Celui auquel j’ai assisté est un événement annuel, commémorant la libération miraculeuse du Rabbi précédent d’une prison russe. Il est souvent renforcé par l’arrivée de Juifs ‘hassidiques venus de l’étranger par avions entiers.
Lorsque je suis arrivé, vers huit heures et demie, et que je me suis frayé un chemin parmi les policiers irlandais discutant amicalement avec des groupes de Juifs orthodoxes, dont les papillotes tombaient sous leurs chapeaux à larges bords, la foule des fidèles et des curieux était déjà dense, et le Rabbi venait juste d’arriver sur l’estrade. La cérémonie faite de discours, de toasts et de chants allait se poursuivre sans interruption pendant cinq à six heures.
Je m’étais préparé à une foule, mais pas à cette masse écrasante d’hommes barbus, beaucoup d’entre eux, comme moi, en manteaux d’hiver qu’ils ne pouvaient pas enlever tant il était impossible de lever les bras ; ni aux petits garçons de sept et huit ans, leurs têtes uniformément couvertes de casques en cuir (le genre que nous appelions « chapeaux Lindy » quand j’avais cet âge), à tel point serrés et ballotés que je craignais pour leur sécurité.
Quelqu’un m’a reconnu comme étant un invité et on m’a fait passer par une entrée latérale, de sorte que je me suis retrouvé calé dans un coin de la plateforme à moins de deux mètres du Rabbi qui s’adressait à la foule assis sur une chaise derrière une longue table recouverte d’une nappe blanche, flanqué de deux rangées de dignes anciens du mouvement ‘hassidique vêtus de fracs noirs.
Regardant les présents, je voyais ce que le Rabbi devait voir : une assemblée des plus remarquables, et que pour ma part, je n’oublierai jamais.
Devant trois longues tables disposées face à face, elles aussi recouvertes de nappes blanches sur lesquelles quelques bouteilles de vin casher Tokay étaient posées, ainsi qu’un plat de biscuits et un sac en papier rempli de gâteaux, étaient assis plusieurs centaines d’hommes, âgés de la vingtaine à la soixantaine. Certains étaient en costumes d’affaires, d’autres portaient l’élégant frac noir qu’un ‘hassid pieux porte pour les occasions festives, ceint au milieu d’un gartel, la ceinture symbolisant la séparation des qualités mentales et spirituelles supérieures de l’homme de celles inférieures. Peut-être neuf sur dix étaient barbus – non par commodité, ou peut-être par vanité, comme moi-même, mais conformément aux prescriptions religieuses – et pendant quelques instants, je me suis perdu dans la contemplation de l’immense variété de barbes touffues, rousses, brunes, noires, grises, certains clairsemées, d’autres foisonnantes, dans lesquelles beaucoup de leurs porteurs laissaient errer leurs doigts, pensivement et fièrement.
Mais en me détachant de la contemplation du panorama de barbes longeant les tables blanches, je pris conscience des jeunes hommes serrés contre les murs, debout sur des planches surélevées comme des gradins, des centaines d’autres entassés à l’arrière de la salle, parmi lesquels j’avais moi-même été comprimé, et des personnes dans la galerie, cachée au reste d’entre nous par un vitre teintée en vert – parce que, je réalisai, elle était réservée aux femmes, certaines portant des petits, le nez pressé contre le verre. Je pris également conscience de l’attention passionnée avec laquelle ces centaines d’individus écoutaient le discours du Rabbi, qui s’adressait à eux calmement et posément en parfait yiddish, sans haussements de ton ni éclats de voix.
Comme je ne pouvais suivre la ligne complexe de son discours, ponctuée de paraboles tirées de contes ‘hassidiques traditionnels et d’incidents du quotidien, entrelacés de théories philosophiques abstraites, j’étais libre d’observer tous ceux autour de moi – rabbins, marchands, érudits, petits commerçants, étudiants, ouvriers – qui écoutaient avec une intensité que je n’avais jamais rencontrée, que ce soit dans une salle de classe, dans une conférence ou lors d’un rassemblement religieux ou politique.
Plusieurs adolescents, dont les barbes commençaient tout juste à pousser, les yeux mi-clos, comme en transe, ne voyant rien, se balançaient rapidement d’avant en arrière à partir de la taille, presque comme si leur torse était propulsé par un moteur indépendant, dans l’extase contenue de leur participation à l’allocution du Rabbi.
Derrière moi, les mains jointes sur ses genoux alors qu’il écoutait, assis tout à fait immobile, se trouvait un mathématicien bien connu d’une université du Midwest. Juste en dessous de moi, un homme robuste et rugueux penché sur la table en profonde réflexion comme s’il était taillé dans le bois, ses sourcils broussailleux et sa barbe grisonnante ombragés par le sommet d’une casquette de travailleur russe, du genre que l’on voit sur les vieilles photographies de révolutionnaires et de littérateurs russes. Qui pouvait-il être ? J’ai découvert plus tard qu’il avait été libéré seulement deux semaines auparavant après vingt ans de captivité dans les camps de prisonniers soviétiques (où il avait acquis une renommée extraordinaire pour sa générosité désintéressée), et qu’il avait fait le voyage en avion depuis Londres où des parents l’hébergeaient pour venir directement à ce farbrenguen écouter le Rabbi.
Pendant ce temps, le Rabbi, ayant conclu son premier discours de la soirée, humecta ses lèvres avec le verre de vin et accepta, avec une inclinaison souriante de la tête, les toasts que lui offraient avec empressement ceux qui l’entouraient. C’est alors que le chant commença.
Au début spontané, bientôt encouragé et « dirigé » par le Rabbi qui balançait ses avant-bras gaiement au rythme de la musique depuis sa chaise, le simple chant monta à un niveau d’enthousiasme incontrôlé, le refrain étant répété dix, quinze fois, chaque fois plus effréné et plus rapide. Il aurait fallu être de pierre pour ne pas s’associer à cette grande libération d’énergie joyeuse. Je ne connaissais pas les paroles, mais je me suis retrouvé à chanter avec tous ceux qui, souriant à travers leurs barbes, se balançaient d’un côté à l’autre au rythme de la mélodie, parfois aussi sautillant verticalement.
Soudain, sur un signe quasi imperceptible du Rabbi, tout le monde se tut. Rafraîchis et remis d’aplomb, ils reprirent leur posture d’attentive concentration tandis que le Rabbi reprenait son discours pendant encore trois quarts d’heure. Fasciné par cette alternance d’intense virtuosité intellectuelle et de libération physique par le chant (le Rabbi continua de parler, m’a-t-on dit plus tard, jusqu’à environ trois heures du matin), je restai jusqu’à peut-être minuit avant de partir dans une taverne ‘hassidique du quartier avec un jeune et chaleureux Loubavitcher.
J’avais vu deux aspects de Rabbi Schneerson, son côté analytique posé et son côté jovialement terre-à-terre ; dans chaque rôle, il était un leader charismatique, captant la dévotion passionnée de ses disciples. D’autres m’avaient dit que ce savant homme, doublé d’un philosophe, polyglotte maîtrisant une dizaine de langues et diplômé en ingénierie de la Sorbonne avant d’accepter la charge de leader des ‘hassidim de Loubavitch, était encore plus impressionnant – bien que plus difficile à approcher – en conversation privée.
J’ai sauté sur l’occasion de parler avec le Rabbi, même si mon rendez-vous était fixé à onze heures du soir, lors de ce qui s’avéra être la tempête de neige la plus féroce de l’hiver. Non seulement offrit-on à ma femme un abri bienvenu dans le bâtiment pour se protéger de la neige aveuglante – il n’y avait aucune autre femme en vue, et à cette heure tardive, les derniers étudiants de la Yeshiva continuaient à réciter leurs études d’une voix chantante –, mais le Rabbi lui-même l’accueillit avec la plus grande gentillesse.
« Nous ne faisons pas de discrimination ici », dit-il avec un sourire, et après nous avoir invités à nous asseoir devant son bureau, il demanda en anglais, fortement accentué mais plus fluide que le mien, si cela me dérangerait qu’il réponde à mes questions en yiddish.
Le bureau de Rabbi Schneerson, contrairement à l’opulence victorienne de celui du Rabbi de Satmar, était aussi austère que le reste du bâtiment, les simples stores vénitiens tirés sur la tempête de neige à l’extérieur, les murs sans décoration, et avec rien sur son bureau mis à part un bloc-notes et un téléphone.
Le Rabbi resta très immobile, attentif à mes questions avec la tête inclinée vers l’avant de sorte que son chapeau à large bord ombrageait son visage, qui paraissait trompeusement rubicond. C’est un homme remarquablement beau, dont les traits presque classiquement réguliers ne sont pas du tout obscurcis par une barbe grise qui est pleine mais pas broussailleuse, et dont les yeux bleu pâle restent fixés sur vous avec une franchise déconcertante.
Il rappelle un rabbin de Rembrandt dans les plans ombragés de son expression posée, qui n’est pas simplement digne mais profonde au repos ; et pourtant, l’inclinaison de son chapeau semble parfois presque audacieuse, et l’éclat de ses yeux sous son bord vous fait penser à ces bohémiens doués du Paris du XIXe siècle que l’on rencontre dans les portraits impressionnistes. Il est facile d’imaginer la figure qu’il devait avoir en tant que jeune homme à la Sorbonne.
J’ai commencé, comme je l’avais fait avec le Rabbi de Satmar, en lui demandant son opinion sur les causes de l’Holocauste qui a résulté en l’extinction de six millions de Juifs européens – et sur la controverse concernant le comportement des masses allemandes et des dirigeants juifs, qui a tourmenté le monde occidental depuis lors, notamment depuis la publication du livre d’Hannah Arendt sur le procès Eichmann. Sa réponse ne faisait référence à aucune abstraction, théologique ou philosophique, ni ne remarquait – comme l’avait fait le Rabbi de Satmar – les péchés que les victimes devaient avoir commis pour être punies si terriblement par D.ieu. Il suggéra que les causes étaient plutôt à chercher dans les réalités politiques, dans l’incroyable difficulté de maintenir sa foi sous un régime totalitaire.
En parlant des épreuves et des angoisses subies par les Juifs de Russie communiste, il demanda de manière rhétorique : « Combien plus difficile pensez-vous que ce fut de conserver son intégrité sous le poids écrasant des tyrans allemands, qui étaient bien plus efficaces que les Russes ? Non, dit-il fermement, le miracle, c’était qu’il y eut la moindre résistance, qu’il y eut la moindre organisation, qu’il y eut le moindre leadership. »
Ce n’était pas exactement ce à quoi je m’attendais. Était-ce alors son opinion que cette tragédie ne fut pas une calamité unique infligée au peuple juif, et que cela pourrait se reproduire ?
« Morgen in der fruh », répondit-il sans hésitation. « Demain matin. »
Pourquoi était-il si certain ? Le Rabbi se lança dans une analyse des atrocités allemandes dans une rhétorique qui passait avec éloquence et sans hésitation, souvent dans la même phrase, de l’anglais (pour mon bénéfice) au yiddish (pour la nuance et la précision). Il ne parlait pas de manière mystique, ni ne s’attardait sur le caractère national allemand et son supposé penchant pour la haine des Juifs. Au contraire, il insistait sur l’obéissance des Allemands à l’autorité et leur exécution inconditionnelle des ordres – même les plus bestiaux – comme un phénomène culturel-historique résultant de nombreuses générations d’inculcation délibérée.
Alors, quel avenir envisageait-il pour le peuple juif ? Ne semblait-il pas que les Juifs auraient tendance à se polariser – soit pour retourner en Israël, la terre de leurs pères, soit pour s’amalgamer à la population générale de pays tels que les États-Unis et la Russie ?
Le Rabbi sourit. « Non, répondit-il, selon mon expérience, le peuple juif se déplace de gauche à droite. »
Venant de sa bouche, l’expression avait presque une connotation politique. Devant mon évident étonnement, il répéta la phrase, ce que je pris comme signifiant qu’il avait été témoin d’une sorte de renouveau religieux parmi la nouvelle génération de Juifs.
À cet égard, j’étais très curieux de savoir ce que ce distingué leader du judaïsme ‘hassidique – consulté non seulement par d’humbles adeptes désireux de recevoir sa bénédiction et ses conseils sur des problèmes personnels, mais aussi par des personnalités politiques telles que le président d’Israël – aurait à dire sur Martin Buber, mondialement reconnu pour sa présentation des contes ‘hassidiques et pour avoir incorporé des aspects des croyances ‘hassidiques dans des schémas de pensée existentialistes.
Dans sa réponse, le Rabbi recourut à des analogies qui, je m’en aperçu alors, me seraient plus facilement compréhensibles que celles tirées de sources plus ésotériques.
« Les versions de Buber de nos contes ‘hassidiques peuvent être comparées à des reproductions d’œuvres d’art. On peut avoir une idée de ce qu’est une grande peinture à partir d’une lithographie, mais on ne peut pas saisir la peinture originale à partir d’une lithographie, pas plus qu’on ne peut saisir une grande sculpture à partir d’une copie en plâtre. En termes de valeur, il est vrai que certaines personnes sont stimulées par des reproductions et des copies à rechercher l’original et à découvrir les secrets de sa grandeur. La plupart des gens, cependant, sont enclins à se satisfaire de l’illusion qu’elles ont bénéficié d’une révélation indolore de la profondeur artistique de l’œuvre. Dans la mesure où Buber conduit les gens à penser qu’ils obtiennent une véritable compréhension du ‘hassidisme sans avoir à apprendre à partir de la source, son influence n’est pas constructive. »
À ce stade, je décidai que je pouvais sans risque demander ce que le Rabbi de Loubavitch pensait de la conduite du Rabbi de Satmar, le rabbin Joel Teitelbaum. Rabbi Schneerson se pencha en arrière et me sourit, amusé.
Alors que l’ombre du bord de son chapeau se levait, son visage changea de couleur, n’apparaissant plus rouge mais pâle, presque translucide. « Pourquoi devrais-je commenter, demanda-t-il de bonne humeur, la relation entre un homme à Williamsburg que je ne connais pas et l’État d’Israël que je n’ai jamais visité ? C’est une chose pour moi de discuter des Allemands et des Juifs – je suis juif, et mon propre peuple a souffert et est mort aux mains des nazis. Mais cette autre question que vous posez ne me concerne vraiment pas. »
Je ne cherchais pas à insister, surtout que nous avions déjà discuté pendant plus d’une demi-heure, et je ne voulais pas empiéter sur son temps ni sur celui de ceux qui attendaient patiemment de le voir. Je le remerciai de sa courtoisie et commençai à me lever pour partir, quand il me retint d’un geste de la main.
« Maintenant que vous m’avez interviewé, j’aimerais vous interviewer à mon tour. À moins que vous n’y voyiez d’inconvénient ? »
« Je vous en prie, dis-je, allez-y. »
« Mais j’ai peur de ne pas être aussi diplomate avec vous que vous l’avez été avec moi. » Et le Rabbi me sourit malicieusement.
Après quelques questions sur mon parcours, il me demanda de parler du sujet de mes livres. Quand je protestai qu’il n’était pas facile de résumer en une phrase ou deux des livres qui m’avaient pris des années à écrire, il rétorqua : « Je suis certain d’avoir de votre part une meilleure synthèse que de n’importe qui d’autre. »
Il semblait particulièrement intéressé par ma description de On the Line, un livre dans lequel j’avais tenté, au moyen d’une série de portraits fictifs d’ouvriers d’assemblage automobile, de démontrer l’impact de leur travail sur leur vie. C’était un thème que j’avais choisi à l’origine parce qu’il me semblait, en tant qu’ancien ouvrier d’usine, qu’il était négligé par d’autres romanciers.
« À quelles conclusions êtes-vous parvenu ? »
La question m’agaça. Elle me parut obtuse, venant d’un homme d’une perception aussi subtile.
« Avez-vous suggéré, insista-t-il, que les ouvriers malheureux, les ouvriers exploités, les ouvriers enchaînés à leurs machines, devraient se révolter ? »
« Bien sûr que non. Cela aurait été irréaliste. »
« Quelle relation diriez-vous que votre livre entretient avec les premières œuvres d’Upton Sinclair ? »
J’étais stupéfait. Me voilà assis dans le bureau d’un maître de la tradition mystique tard dans une nuit d’hiver, à traiter non pas du ‘hassidisme ‘Habad, d’aristotélisme ou de scolastique, mais de littérature prolétarienne ! « Eh bien, dis-je, j’espère qu’il est moins étroitement propagandiste que celui de Sinclair. J’essayais de capturer une ambiance de frustration plutôt que de révolution. »
Soudain, je réalisai qu’il m’avait amené à la réponse qu’il cherchait – et qui plus est, avec sa question suivante, je réalisai combien il était en avance sur mon esprit hésitant : « Vous ne pouviez pas, en toute conscience, recommander une révolution pour vos ouvriers malheureux dans un pays libre, ou la voir comme une perspective pratique pour leurs leaders. Comment aurait-on pu alors l’exiger de ceux qui étaient écrasés et détruits par les nazis ? »
« Mais quand je vous interrogeais, je ne m’associais pas à la position d’Arendt sur Eichmann et les leaders juifs, protestai-je. J’essayais simplement de solliciter votre avis sur une question qui m’a profondément troublé. »
« Je comprends cela, sourit le Rabbi. Je suggère seulement que vous pourriez chercher certaines des réponses dans votre propre parcours et vos propres écrits. Après tout, vous avez certaines responsabilités que l’homme ordinaire n’a pas – vos mots affectent non seulement votre famille et vos amis, mais des milliers de lecteurs. »
« Je ne suis pas sûr de savoir ce que sont ces responsabilités. »
« D’abord, il y a la responsabilité de comprendre le passé. Plus tôt, vous m’avez interrogé sur l’avenir du judaïsme. Supposons que je vous demande comment vous expliquez le passé, la survie du judaïsme sur trois millénaires. »
« Eh bien, dis-je un peu mal à l’aise, la force négative de la persécution a certainement poussé à rester ensemble des gens dont la cohésion aurait pu autrement se défaire. Je ne suis pas sûr que la disparition de cette persécution, que ce soit par l’état-nation en Israël ou par l’extension de la démocratie dans ce pays, ne viendrait pas affaiblir ou détruire ce que vous considérez comme la judéité. »
« Pensez-vous vraiment que seule une force négative unit le petit tailleur à Melbourne et le Rothschild à Paris ? »
« Je ne nierais pas les aspects positifs du judaïsme. »
« Alors supposez que l’enquête scientifique et la recherche historique vous conduisent à conclure que des facteurs que vous pourriez considérer comme irrationnels ont contribué à la continuité du judaïsme. Ne vous sentiriez-vous pas logiquement obligé de reconnaître le pouvoir de l’irrationnel, même si vous refusiez de l’embrasser ? »
Hypnotisé par l’élégance avec laquelle il me conduisait à le rencontrer sur son propre terrain, j’acquiesçai ; alors qu’il continuait, il recourait occasionnellement aux métaphores de la science, en partie, j’en étais sûr, parce qu’elles lui venaient à l’esprit aussi facilement que les métaphores théologiques, et en partie parce qu’il réalisait que je les trouverais intellectuellement plus confortables.
« L’artiste qui souhaite présenter quelque chose de plus original que ces copies dont nous parlions » – une fois de plus, il faisait le lien entre ses réponses à mes questions et les miennes aux siennes – « doit garder à l’esprit sa responsabilité non seulement envers ses lecteurs mais aussi envers son passé, son héritage. »
« Vous avez un certain talent, un don pour vous exprimer de manière à influencer des milliers de personnes par ce que vous écrivez. D’où vient ce talent ? »
Je commençais à transpirer. « En partie du travail acharné. De la pratique, des études. »
« Naturellement. Mais serait-il non scientifique de suggérer que vous pourriez devoir une partie de cela à vos ancêtres ? Vous n’êtes pas auto-créé, vous n’êtes pas sorti de rien. »
« Je reconnais, dis-je désespérément, que dans les gènes, les chromosomes... »
« Si vous voulez. Le point est, n’est-ce pas, que quelque chose vous a été transmis par votre père, votre grand-père, votre arrière-grand-père, à travers les âges ? Et que vous leur devez une dette, une dette que vous avez la responsabilité d’essayer de rembourser ? »
Maintenant, je transpirais abondamment. Dans le silence qui enveloppait la pièce, je pouvais entendre le tic-tac de ma montre ; les mains de ma femme, je le remarquais, étaient serrées aussi fermement que les miennes. Mais le Rabbi restait détendu, semblant avoir tout le temps du monde pour que je bafouille des réponses. J’avais l’impression, comme un étudiant qui bluffe en passant un oral, que si je ne disais pas quelque chose, peu importe quoi, je resterais coincé ici pour toujours.
« Suggérez-vous, Rabbi, demandai-je, que je devrais réexaminer mon écriture, ou mon code personnel et ma vie privée ? »
« L’un n’est-il pas lié à l’autre ? L’un n’implique-t-il pas l’autre ? »
« C’est une question compliquée. »
« Oui, sourit-il aimablement, c’est certainement le cas. » Il fit une pause. « Je vous avais prévenu que je ne serais pas diplomatique, n’est-ce pas ? »
Silence à nouveau. Puis je le remerciai, alors que nous nous levions tous, d’avoir été si généreux avec son temps. Le Rabbi écarta cela d’un geste de la main. « Nous verrons, dit-il, à quoi ressemblera votre écriture à l’avenir. »
Un instant, j’ai cru qu’il parlait de ce que j’écrirais sur notre rencontre ; puis j’ai réalisé que peu de choses l’intéressaient moins. Car il est un homme totalement dénué de vanité, et il exprimait l’espoir que mon travail se déroule bien – certainement mieux qu’avant, ce qui est toujours ardemment souhaité...
Dehors, la neige tourbillonnait furieusement, formant des amoncellements le long de l’Eastern Parkway. Plusieurs Loubavitchers se tenaient sur le côté avec leurs femmes, s’emmitouflant pour se protéger de la bourrasque, mais désireux néanmoins d’entendre notre compte rendu de ce que le Rabbi nous avait dit.
La dernière chose au monde que je voulais, c’était de rester debout la tempête de neige à résumer une conversation d’une heure et demie extrêmement dense, mais leur impatience naïve me poussait à tenter de leur donner une idée de ce que leur Rabbi m’avait dit – sinon de ma propre réaction.
« Dites-moi », exigea l’un d’eux, rayonnant de fierté en entendant mon récit sur l’agilité intellectuelle du Rabbi Schneerson, « quelle impression le Rabbi vous a-t-il faite ? Je sais qu’il fait froid, mais dites-le-moi en un mot. »
C’était encore là. Cette fois-ci, je ne me suis pas rechigné ; peut-être que la bonne humeur traditionnelle des ‘hassidim ainsi que leur franchise avaient fini par pénétrer ma chair glacée. « Si je devais choisir un mot pour le caractériser, » dis-je, me surprenant davantage moi-même que mes auditeurs qui écoutaient en acquiesçant de la tête, « je choisirais sans doute le mot “bienveillant”. »
Ma femme et moi montâmes dans notre voiture couverte de neige pour le long et dangereux trajet du retour à la maison, tous deux silencieux pendant longtemps, chacun perdu dans ses pensées.
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