Quand nous étions petites, ma meilleure amie et moi avions l’habitude de jouer en nous déguisant avec les tenues de soirée de sa mère. Nous portions ses plus hauts talons et serrions contre nous ses élégants petits sacs pour pénétrer dans un monde imaginaire dans lequel nous étions soudain bien plus âgées. Grâce à ces vêtements magiques, nous pouvions être qui nous voulions et réaliser tous nos rêves. Notre seule limite était celle de notre imagination.

C’est donc empreinte de rêverie que j’ai regardé ma plus jeune fille glisser espièglement ses petons dans ma plus belle paire de talons-hauts.

Je l’observais à distance chanceler en cherchant son équilibre. Elle avait l’air de pouvoir tomber à la renverse à tout moment.

C’est à ce moment que son petit frère est rentré dans la pièce. En le voyant, ma fille imita le ton de ma voix le plus autoritaire qu’elle connaisse et se mit à lui donner des instructions comme si elle était moi. Avec son dos redressé, ses épaules assurées et sa tête relevée avec fierté, on aurait dit que les chaussures avaient été faites pour elle, bien que ses petits pieds soient bien loin de parvenir au bout du talon.

Cette scène m’a rappelé les situations de ma vie où je m’étais sentie moi-même comme un petit enfant surpris en train de porter les talons-hauts de sa mère. Moi aussi j’ai claudiqué gauchement au départ en cherchant un certain équilibre, me trouvant bien trop « haut » pour me sentir à l’aise.

Par exemple la première fois où, étant adolescente, on m’a demandé de faire un discours officiel devant une assemblée de femmes dont chacune avait au moins une décennie d’avance sur moi. En m’apprêtant à quitter la maison pour me rendre à cette conférence, je tremblai de panique. C’est là que j’ai croisé mon père qui perçut tout de suite dans quelle détresse son adolescente de fille se trouvait.

Il m’a regardé avec son regard pénétrant et m’a dit seulement quelques mots. Ces mots ne m’ont jamais quitté et sont devenus mon mantra lorsque je suis confrontée à une charge qui me semble trop lourde pour mes frêles épaules. « Souviens-toi de qui tu es et de ce que tu es », a-t-il simplement dit avant de me donner une tape affectueuse dans le dos en me faisant un large sourire.

Je suis partie de la maison avec ces mots et je me les suis répétés continuellement sur la route vers cette conférence et vers bien d’autres conférences par la suite ou d’autres situations dans lesquelles je me sentais dépassée par la charge qu’elles impliquaient.

Debout devant l’auditoire ce soir-là, avec l’impression d’être dans les chaussures de ma mère, j’ai fait exactement ce que ma fille faisait maintenant.

J’ai joué le rôle qui m’incombait. Et, dans ce rôle, il y avait le sang-froid, le maintien et l’assurance et même – à ma grande surprise – une voix sûre et posée.

Parce que « se rappeler qui on est et ce que l’on est » ne signifie pas se mesurer avec soi-même. Cela n’a rien à voir avec porter des chaussures trop grandes pour soi. Il s’agit plutôt de porter les chaussures qui représentent tout ce que vous avez au fond de vous, tout ce que vous pouvez être et que vous serez un jour.

Parce que qui nous sommes et ce que nous sommes dépasse véritablement de loin ce dont nous sommes conscients.

Ainsi, réaliser « qui on est et ce que l’on est » revient à prendre conscience de son potentiel intérieur et à se rappeler la longue chaîne historique dont chacun de nous est le dernier maillon. C’est se souvenir du privilège et de la responsabilité qui découlent d’un riche passé pour tracer le chemin de notre avenir à travers le présent.

En prenant conscience de ce que nous représentons et qui nous représentons, et en agissant en conséquence, nous le devenons.