C’était un matin d’hiver brutal pour ce gamin de la côte Ouest à Brooklyn, pas tant à cause de la tempête à l’extérieur que pour la difficulté à dormir dans un dortoir où le contingent israélien avait décidé que cette nuit il fallait faire la fête. Un petit groupe d’entre nous avait conclu un deal avec Rav Yoel Kahn, enseignant émérite de ‘Hassidout ‘Habad, pour qu’il nous donne cours trois fois par semaine à 7 heures du matin. Il y avait des conditions : l’un d’entre nous devait se présenter à son domicile à 6h30 pour le réveiller, l’amener en voiture à notre salle d’étude semi-autorisée-mais-pas-vraiment en dehors de la yeshiva, et lui préparer un café fort. Malgré la tête qui tournait et me lançait, je ne voulais manquer ce cours pour rien au monde.
Reb Yoel, comme tous ses élèves l’appelaient, reconnut la torpeur de cette nuit blanche sur nos visages. Je ne me souviens pas du passage que nous étudiions, c’était quelque part dans les écrits de Rabbi Chalom Dovber, à partir de l’année 5672 (1911-1912). Du très profond. Du genre trop profond pour un matin comme celui-là. Mais au milieu de quelque passage obscur, il passa malicieusement à une question si ridiculement simple, qu’elle nous réveilla tous soudainement. C’était si absurdement évident, mais aucun de nous ne pouvait trouver de réponse.
Reb Yoel voulait savoir pourquoi nous ne pouvons pas voir D.ieu.
« Il est invisible ! », fut la première réponse.
Cela ne fut certainement d’aucune aide. Oui, le cours était en yiddish, mais Reb Yoel sut néanmoins dire « tautologie » en anglais.
« D.ieu est spirituel, » suggéra innocemment quelqu’un.
« D.ieu est spirituel, suggéra innocemment quelqu’un, et nous sommes matériels. » Quelle erreur c’était.Reb Yoel tonna : « Au commencement, D.ieu créa les cieux et la terre ! » D.ieu a créé à la fois le matériel et le spirituel, expliqua-t-il. Lui-même n’est ni l’un ni l’autre.
Nous avons donc essayé ceci : « Eh bien, si nous ne pouvons pas voir les choses spirituelles, comme les émotions, les idées, les anges et les mondes supérieurs, comment pouvons-nous nous attendre à voir ce qui est au-delà même du spirituel ? »
Là nous arrivions quelque part. Directement dans le piège qu’il nous avait tendu.
– Pourquoi ne pouvez-vous pas voir les choses spirituelles ?, a-t-il demandé. Il y a des mondes entiers qui sont spirituels. Où sont-ils cachés ?
– Ils ne sont pas cachés, a répondu quelqu’un. Ils sont ici. C’est juste que nous ne pouvons pas les voir.
C’est alors que Reb Yoel se mit à déplacer des objets sur la table autour de laquelle nous étions tous assis. « Cet objet », dit-il en désignant un magnétophone que nous avions glissé sous la couverture d’un livre, « Cet objet est caché. Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas dans mon champ de vision. Ma vision et cet objet sont à deux endroits différents. Par conséquent, je ne peux pas le voir. »
Et nous qui pensions qu’il était caché... Reb Yoel, à l’époque, n’approuvait pas que nous enregistrions ses cours.
– Maintenant, qu’en est-il des ondes radio ? Sont-elles cachées ? Sont-elles dans le même endroit que nous ?
– Oui, elles le sont, répondis-je, désireux de montrer mon expertise technologique. Cette pièce, et tout l’espace autour de nous, est pleine des ondes de toutes les stations de radios de New York.
– Alors pourquoi ne pouvez-vous pas les voir ?
– Parce que…
Là j’avais du mal, cherchant comment décrire le spectre des fréquences en yiddish.
– … les ondes radio ne sont pas…, balbutiai-je.
– Elles ne sont pas dans le même espace que votre vision !
– Ok. (Ça revient au même, me dis-je.)
– Donc, en ce qui concerne vos yeux, les ondes radio ne sont pas ici. Et c’est la même chose avec les émotions et les idées, et les anges, et les mondes supérieurs : ils ne sont pas ici. Ils ne sont pas dans le même monde que vos yeux physiques. Donc, vous ne pouvez pas les voir.
Cela commençait à faire sens dans mon esprit. Mais je n’étais pas préparé à la bombe qui venait ensuite.
– Alors, pourquoi ne pouvez-vous pas voir D.ieu ?, clama-t-il. D.ieu n’est-Il pas partout ?
La classe explosa en régurgitations encore plus futiles de nos tentatives précédentes, sous des formes encore plus piteuses.
– Mais D.ieu est sans forme ! Comment pourrait-on voir quelque chose qui n’a pas de forme ?
Réponse nulle. Il est ici, maintenant, pourtant. Ici, dans notre monde de la forme.
– D.ieu n’est pas quelque chose que l’on voit. « Voir » et « D.ieu » n’ont rien de commun !
Il est dans les idées. Il est dans les émotions. Il est dans le monde palpable et viscéral des sens. Pourquoi n’est-Il pas dans votre champ de vision ?Encore plus nul. D.ieu est partout. Il est dans les cieux, et Il est ici sur terre. Il est dans les idées. Il est dans les émotions. Il est dans le monde palpable et viscéral des sens. Il est dans la terre fraîche du sol que vous agglutinez dans votre main et pressez entre vos doigts. Il est dans le monde éthéré du philosophe, et Il est dans le monde pragmatique du camionneur qui dévale l’Autoroute 86. Il est dans le monde putride du travailleur qui creuse les égouts de la ville dans la rue, et Il est dans l’arôme de l’ail que notre cuisinier était en train de saupoudrer sur le poulet pour le dîner de ce soir. Rien de tout cela n’aurait pu exister s’Il ne s’y trouvait pas. Il est partout, en tout. Dès lors, Il est certainement dans votre champ de vision. Pourquoi ne pouvez-vous pas le voir ?
Nous avions visiblement abandonné, mais le cours était tendu comme de l’électricité statique prête à déclencher la foudre.
« Les mondes spirituels, continua Reb Yoel, le Monde de la Formation, le Monde de la Création – le domaine des anges et des âmes – ne sont pas en un autre endroit auquel vous pourriez voyager. Pourtant, ils ne sont pas non plus ici. Vous et eux êtes dans différents espaces, plus encore qu’avec les ondes radio. En revanche, le Monde du Divin, c’est ici et maintenant ! »
Vint alors la réponse. Aussi simple qu’était la question, telle fut la réponse. Trop simple pour des étudiants aussi sophistiqués que nous.
Reb Yoel se pencha en avant : « La seule raison pour laquelle vous ne pouvez pas voir D.ieu, murmura-t-il, c’est parce qu’Il ne le veut pas. »
« Voilà pourquoi nous l’appelons “D.ieu caché”. Akhèn ata Kél Mistater – “Tu es assurément le D.ieu qui se cache”. Parce qu’Il est le seul qui est vraiment caché. Tout le reste n’est pas vraiment caché, ce n’est tout simplement pas “ici”. Mais Lui, Il est caché même quand Il est là. Il est présent dans Son absence, absent en Sa présence. »
« D.ieu, voyez-vous, n’est pas une chose, et pas une présence. D.ieu est, c’est tout. »
Le reste m’est passé au-dessus de la tête. Et la cassette s’est avérée inutilisable.
Dans ce cours, Reb Yoel nous a fourni une clé pour déverrouiller tant de passages dans les enseignements ‘Habad. Voici le passage essentiel de La Porte de l’Unité et de la Foi de Rabbi Chnéour Zalman (la traduction et les italiques sont de moi) :
Or, tout comme aucun être créé n’a la capacité de saisir le « mode de grandeur » de D.ieu – c’est-à-dire Sa capacité à créer quelque chose à partir de rien et de le maintenir en existence... – de même, aucun être créé n’a la capacité de comprendre le « mode de puissance » de D.ieu. Il s’agit de la modalité par laquelle Il restreint la propagation de l’énergie vitale émanant de Sa grandeur, de sorte que plutôt que de connaître une descente manifeste, en énergisant et en soutenant ouvertement les créatures, l’énergie est masquée de manière à demeurer indétectable au sein de l’être créé. La création apparaît maintenant comme si elle était une entité autonome, et non simplement l’artefact d’un courant d’énergie semblable à une respiration. Plutôt que d’apparaître comme la lumière du soleil apparaît, comme rien de plus que le rayonnement du soleil, elle est à présent quelque chose en soi.
En vérité, elle n’est pas une entité indépendante, mais en fait très similaire au rayonnement du soleil. Pourtant, en cela même réside la puissance d’un D.ieu totalement transcendant : Il peut tout faire, et donc Il peut restreindre cette énergie vivifiante qui émane du souffle de Sa bouche jusqu’à ce qu’elle devienne indétectable, afin de ne pas anéantir l’identité de l’être créé.
Ceci est l’aspect qu’aucun esprit créé ne peut appréhender : Quel genre de processus restrictif est-ce, qui rend une force vitale indétectable et pourtant une création émerge du néant ? Il n’est pas dans la capacité d’un être créé de le comprendre, tout comme aucun être créé ne peut comprendre comment quelque chose peut être créé à partir du néant.
Des années plus tard, j’ai trouvé un autre expert à qui poser la même question : ma fille de trois ans. Je lui ai demandé pourquoi nous ne pouvions pas voir D.ieu. Elle ouvrit grand ses yeux et murmura : « Parce qu’Il se cache ! »
C’est alors seulement que je me suis senti stupide autant que j’aurai dû le ressentir avec Reb Yoel. Je suppose que, quand il s’agit de D.ieu, nous nous en sortirons tous mieux si nous pensons comme des enfants de trois ans.
Rav Yoel Kahn à quitté ce monde jeudi dernier, 6 Av 5781–15 juillet 2021, à l’âge de 91 ans. Dans le monde entier, des milliers de ‘hassidim qui furent ses élèves, et un nombre encore plus important de lecteurs de ses ouvrages sur la ‘Hassidout ‘Habad pleurent sa disparition.
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