Il a créé Son monde à partir de contradictions, de contraires qui s’associent pour ne faire qu’un.

Être et ne pas être,

Infinité et finitude,

Lumière et obscurité,

Forme et matière,

Quantité et qualité,

Le tout et le détail,

La communauté et l’individu,

Le don et la rétention.

Ce ne sont là que de simples modalités, Lui-Même n’en fait pas partie. Il les mélange et les associe selon Son bon plaisir.

Le paradoxe est notre fenêtre sur l’au-delà.

 


 

 Un temps viendra où la nuit brillera,

Où la mort vivra,

Où le loup reposera avec l’agneau.

 

Mais la nuit restera la nuit,

La mort restera la mort,

Un loup sera un loup.

 

Car tout cela D.ieu l’a créé pour Sa gloire.

 


 

Ces deux petites pensées m’ont été inspirées par un concept qui est omniprésent dans les écrits et les discours du Rabbi de Loubavitch, au point qu’on pourrait presque l’appeler sa signature. Cela semble être l’un des grands principes qui sous-tendent la philosophie du Rabbi : là où d’autres mettent en évidence un paradoxe dans le but de résoudre sa problématique, le Rabbi en révèle l’existence… pour le laisser en l’état, démontrant que la tension prolongée qu’il induit est le ferment de nombreux sujets dans la Torah.

Ces réflexions succinctes pouvant s’avérer insuffisantes, permettez-moi de développer quelque peu mon propos.


L’ensemble de la création est constitué d’opposés : le ciel et la terre, le miracle et la nature, l’ordre et le chaos, la forme et la matière, le corps et l’âme, la vie et la mort, la lumière et l’obscurité, oui et non, être et ne pas être.

Dans notre monde, ces notions sont réellement distinctes l’une de l’autre et opposées l’une à l’autre. Il existe d’autres mondes, spirituels et plus proches de D.ieu, où il règne une plus grande harmonie entre elles. Néanmoins, aussi haut que l’on puisse aller dans la sainteté et dans l’abstraction, chacune d’entre elles restera toujours séparée de son contraire, fut-ce par une nuance très ténue.

Toutes ces oppositions, ces antagonismes, proviennent des deux tout premiers éléments qui ont rendu la création possible :

1. « Le pouvoir infini du Créateur d’être et de causer l’existence » (appelé « lumière » dans le langage de la Kabbale), et

2. « Le pouvoir infini du Créateur de retenir, d’endiguer l’existence » (le Tsimtsoum, les « réceptacles », l’obscurité).

Ce n’est que dans l’Essence de D.ieu que ces deux notions ne font qu’un.1 Après tout, c’est Lui qui est à l’origine de l’idée qu’une chose peut soit être, soit ne pas être. Et comme Maïmonide l’explique dans le Guide des Égarés2, Son Essence n’a ni l’une ni l’autre de ces deux qualités.

C’est cette Essence divine qui va se manifester de façon perceptible dans notre monde à mesure que nous approchons de la fin de son histoire. En ce temps-là, les opposés coexisteront.

Le Talmud relate, par exemple, que la polémique entre les disciples de Hillel et ceux de Chammaï durera éternellement. Or, à l’époque où la Michna fut rédigée, les Sages avaient déjà tranché la loi dans chacun des cas controversés, généralement en faveur de l’école de Hilel. De quelle façon cette polémique – déjà résolue – pourrait-elle donc « durer éternellement » ? Le grand kabbaliste Rabbi Its’hak Louria (le « Ari HaKadoche », 1534-1572) expliqua à ce sujet qu’à l’époque de Machia’h – l’ère messianique – la Halakha (la loi juive) sera révisée par les Sages de ce temps et sera tranchée selon l’opinion de l’école de Chammaï. Ainsi, chacune des deux écoles aura eu son tour. Toutefois, le Rabbi de Loubavitch n’est pas satisfait de cette explication et pousse encore plus loin.3 Selon lui, l’ère actuelle et l’ère messianique devront être suivies d’une troisième ère lors de laquelle la Halakha ira dans le sens des deux écoles à la foi. Cette période sera celle de « la résurrection des morts ».

Il n’est aujourd’hui possible de faire les choses que d’une manière à la fois, ce qui exclut l’autre option. Viendra cependant un temps où il sera possible de satisfaire aux deux démarches simultanément. Une personne sera alors capable de lire la prière du Chéma du soir en s’allongeant (comme l’exige l’école de Chammaï), sans pour autant s’allonger (selon l’école de Hillel). Ou bien d’augmenter chaque soir de ‘Hanoucca le nombre de bougies allumées (selon Hillel) tout en diminuant leur nombre chaque jour (selon Chammaï).

De la même manière, la « résurrection des morts » sera le fruit de la coexistence de la vie et de la mort.

Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Est-ce même concevable ? Le prophète dit clairement sur cette époque « Nul œil ne l’a contemplée, d’autre que le Tien, Ô D.ieu. »4 Nous n’avons pas la capacité de nous représenter de telles perspectives, car elles sont contraires à la nature de l’existence telle que nous la connaissons. Ce qu’il nous est donné d’admettre, cependant, c’est qu’elles sont possibles.

Il y a d’ailleurs eu quelques précédents dans l’Histoire : il y eut le mystère de l’Arche Sainte dans le Saint des Saints, qui occupait un espace sans occuper d’espace,5 ainsi que le miracle de l’huile de ‘Hanoucca, qui se consuma pendant huit jours sans se consumer.

Il y a aussi d’autres précédents beaucoup plus proches de nous. En fait, le Judaïsme pourrait être défini comme une religion faite d’opposés qui coexistent : nous avons la foi que tout ce que D.ieu fait est pour le bien, tout en priant qu’Il nous sauve du malheur. Nous comprenons que D.ieu est à la Cause Première de toute situation et malgré cela nous accourrons pour sauver une personne de sa détresse. Notre religion a pour principe que nous sommes responsables de nos actes, mais aussi que D.ieu est responsable de tout ce qui arrive. Il y a, bien sûr, de nombreuses explications à tout cela, mais, à la fin du compte, il reste une vérité incontournable qui est à l’origine de tous ces paradoxes : l’existence de notre monde repose sur l’impossible mariage de tous ces contraires.

Comment D.ieu créa-t-Il le monde ? Un monde est par définition une réalité distincte de D.ieu. Cependant, la création de ce monde à partir du néant exige que D.ieu se trouve en lui de façon immanente en permanence pour le maintenir en existence. En d’autres termes, D.ieu se doit d’être là et de ne pas être là, simultanément. Mais cela ne pose pas de problème car, comme nous l’avons cité plus haut au nom de Maïmonide, D.ieu n’est pas quelque chose qui est ou qui n’est pas, un être ou un non-être. Il s’agit là seulement de deux modalités à travers lesquelles Il choisit d'opérer, mais Lui-Même ne correspond à aucune des deux.

Est-ce absurde et irrationnel ? Je ne le crois pas. Tous les paradoxes ne sont pas irrationnels. Il serait irrationnel de penser qu’un éléphant puisse passer par le chas d’une aiguille. Un éléphant est, en effet, soumis aux contingences de l’espace et du temps. Par contre, croire que Celui qui a créé l’éléphant, l’aiguille, l’espace, le temps et la logique elle-même puisse transcender toutes leurs limites n’est pas irrationnel. La limitation des choses n’est qu’une des inventions de D.ieu et Il n’est pas limité par Ses propres inventions, de la même manière que nous ne sommes pas limités par ce que nous voyons dans nos propres rêves. Ainsi, il n’est pas absurde de croire que Celui qui est à l’origine de tous les contraires puisse tous les harmoniser.

Le Rabbi enseigne que c’est là que réside l’ultime finalité de notre monde. C’est précisément là où le paradoxe est le plus pesant, là où les contraires sont si différents et si incompatibles, que réside l’Essence Divine.