Le paradoxe est, à mon sens, la marque de fabrique de tout ce qui est juif. Si vous avez résolu un quelconque problème juif sans buter sur la moindre trace de paradoxe, je vous conseille de reprendre les choses à zéro, cela n’existe pas ! C’est même de cette façon que la plupart des méprises se produisent : elles sont les créations d’esprits innocents qui se livrent aux pires contorsions intellectuelles pour s’épargner l’inconfort des éternels paradoxes du Judaïsme.

Un de ces paradoxes à l’origine des fourvoiements les plus désastreux est la tension entre la tradition et le progrès qui marque la vie juive. Sommes-nous des gardiens du passé dont la mission et le mandat seraient de préserver notre héritage de toute altération à tout prix? Ou bien sommes-nous à l’inverse des fomenteurs de révolutions et de dissidences, toujours prêts à ébranler le statu quo pour ne rien laisser inchangé ?

À l’évidence, nous sommes les deux. Pensez à l’image du premier Juif – qui fut aussi le premier iconoclaste : un adolescent récalcitrant qui défonçait les idoles de la maison paternelle. Pensez à notre naissance en tant que nation à travers une révolte contre l’injustice sociale. Pensez aux contributions de notre peuple à l’Histoire : la notion juive d’une dignité humaine inaliénable, de la justice sociale, du sens de la vie, d’un idéal de paix universelle, d’un D‑ieu qui se soucie de Son monde – tout cela à toujours constitué le ferment originel de tous les changements sociaux.

Pourtant notre identité est préservée par nos traditions. C’est en revenant à elles pour y puiser enseignement et courage que nous nous adaptons aux défis du présent. Nous les étudions sans discontinuer et les chérissons plus que tout.

Il y a donc ici une dynamique duelle. Et comme pour toute dualité, il nous faut trouver quel côté de la médaille est prédominant et lequel est secondaire : le progrès est-il au service de la tradition, comme une sorte de « protocole d’adaptation » destiné à assurer la survie d’une espèce dénommée le Peuple Juif ? Ou alors est-ce la tradition qui est au service du progrès ?

La seconde proposition est incontestablement évidente : l’énergie de la Torah est là pour changer le monde. La tradition n’est qu’un garde-fou assurant que les changements ne nous feront pas quitter la route.

L’essence de la Torah, après tout, est la Halakha (la loi juive) et toute Halakha peut être réduite à cette instruction : « le monde tel que vous le trouvez est comme ceci. Vous devez le rendre comme cela. » Il en va de même de  l’Histoire de notre peuple : la Genèse, les Patriarches, l’Exode et tout ce qui a suivi jusqu’à nos jours, tout cela suit très clairement une progression vers un but ultime. Certains ont d’ailleurs postulé que le concept même de progrès trouve ses origines dans la Bible.

La tradition, ainsi, est la gardienne du progrès. Parce que le progrès sans tradition n’est que le changement pour le seul changement, une dynamique sans direction. Pour avancer réellement, il faut une tradition de progrès afin de se rappeler d’où l’on vient et où on aspire à parvenir. La tradition permet de préserver son identité et de participer au progrès mondial sans craindre d’oublier qui on est et quels sont les véritables buts de son existence. Pour être efficace à long terme, il faut savoir rester à l’extérieur tout en travaillant à l’intérieur, tout en ayant conscience que le véritable objectif réside précisément dans cet intérieur. La tradition, ce sont les fondations profondément enfouies dans le sol qui soutiennent le monument du progrès qui s’élève haut dans les airs.

C’est si évident mais tellement facile à oublier, en particulier pour tous ceux qui se dérobent toujours devant les paradoxes en choisissant un côté au détriment de l’autre.

Ceci me permet de comprendre un autre phénomène tout à fait surprenant:

Au début des années 80, le Rabbi se mit à parler de l’idée messianique dans le Judaïsme de façon beaucoup plus fréquente qu’auparavant. Le Machia’h est rapidement passé du monde des idées à la réalité tout à fait tangible d’une campagne médiatique. De la tradition au slogan.

J’étudiais à l’époque à la Yéchiva et cela fut un véritable ouragan. Le sentiment de puissance qui nous pénétra alors fut grandiose : le monde entier était au bord d’un précipice et la moindre poussée pouvait lui faire passer le seuil de la Rédemption messianique. Et cette tension ne cessa  de s’accroître d’année en année.

J’étais cependant déconcerté par la réaction assez froide de beaucoup de gens dans la communauté juive. Pour eux, le terme « Machia’h » était pratiquement étranger à leur vocabulaire. Certains allèrent même jusqu’à déclarer que le messianisme n’était pas une idée juive !

Comment le Machia’h, personnage éminemment central dans la destinée du Peuple Juif, a-t-il pu devenir si étranger à la pensée juive ? Aujourd’hui, avec du recul, je peut le comprendre : le monde orthodoxe, au cours des 300 années de réaction au mouvement des « Lumières » et à celui de l’assimilation, s’est replié sur la tradition, au point d’abandonner l’autre pôle d’une vie basée sur la Torah. La finalité de cette tradition disparut sous la poussière. Les Juifs en étaient venus à identifier le Judaïsme à la seule préservation d’un héritage spirituel et culturel. Et ainsi, pour les tenants de cette mentalité, lorsque quelqu’un parlait de marcher en avant vers un futur lumineux, cela paraissait non seulement étranger mais même franchement dangereux.

Vingt ans plus tard, tout le monde parle du Machia’h, y compris ces gens-là. Il y a, néanmoins, toujours un danger : le risque que cela aussi se réduise à une légende de la tradition. Même en faisant du Machia’h un thème présent dans nos vies, nous risquons de devenir des champions de l’immobilisme, vaquant tranquillement à nos occupations en pensant qu’il finira bien par venir puisque nous sommes si parfaits…

Il est vrai qu’il n’appartient pas à l’être humain de transformer le monde de façon si radicale et si profonde par ses propres forces. Comme l’écrivait le Maharal de Prague, il y a quelque chose de surnaturel dans notre foi messianique. Mais – et il s’agit sans doute d’un autre de ces paradoxes que nous affectionnons – cela ne nous a jamais empêché de retourner le monde. Et comment retourne-t-on le monde ? Comme notre tradition nous l’enseigne : en ouvrant les vannes jusqu’à ce que la plus profonde sagesse recelée dans la Torah soit rendue accessible à chaque esprit humain, et en traduisant cette sagesse en actes de beauté et de sollicitude envers la vie des hommes et celle de notre planète. En prenant les choses à bras le corps, avec courage et bon sens.

Par tradition nous sommes les porteurs de ce flambeau. Et le monde attend que nous le portions haut de nouveau.