Guimel Tamouz, il y a trente ans...
Ce dimanche 12 juin 1994, « Guimel Tamouz », il y a trente ans, le flash d’information de Kol Israël à 11 h du matin se résume à une seule et même nouvelle, comme si plus rien d’autre, dans un pays qui pourtant regorge d’incessantes nouvelles, ne comptait : la disparition du Rabbi de Loubavitch, à New York. Je me souviens tristement de cette onde de choc qui me paralysa au beau milieu de ma journée de travail et qui secoua le monde juif dans son entier. L’affliction chez les ‘hassidim n’avait point de pareil. J’ai pu me rendre sur la tombe du Rabbi quelque quinze jours plus tard et en être le témoin ; une vieille femme y criait sa douleur en yiddish, au point qu’elle osa s’adresser à D.ieu , dans le plus pur style des interventions de Rabbi Levi-Its’hak de Berditchev : « Es-Tu bien le Dayan haémeth, le Juge de vérité ? »...
Sur un plan personnel, je revis défiler dans mon esprit le parcours de mes relations avec le Rabbi, ma première rencontre et l’audience privée avec mon épouse et notre jeune bébé qu’il nous accorda lors des fêtes de Tichri en 1978, puis mes treize visites effectuées depuis et surtout les conseils et bénédictions que le Rabbi nous a prodigués tout au long du chemin qui nous a conduits de Toulouse à Johannesburg et finalement à Jérusalem en 1992. Personnel, écrivais-je ? J’imagine que probablement des dizaines de milliers d’autres Juifs à travers le monde ont dû, eux aussi, se remémorer le lien qu’ils ont entretenu avec le Rabbi, chacun à sa manière, parfois au travers d’une simple réponse à une lettre, d’un simple mot ou d’un simple regard lors de la fameuse distribution des dollars du dimanche ou d’une bénédiction qui a transformé leur vie. Le Rabbi avait en effet réussi à donner le sentiment d’un lien personnel à quiconque l’avait rencontré, voire seulement correspondu avec lui.
Les journalistes commençaient déjà à prédire l’effondrement imminent du mouvement ‘Habad et, à terme, son évanouissement. Cependant, l’hebdomadaire ‘Habad israélien « Si’hat Hachavoua » titrait, quant à lui, en gros caractères : « Nous continuons ! ».
Je me souviens des paroles du Rav Adin Éven-Israël (Steinsaltz) au petit groupe que nous étions quelques jours après la triste nouvelle : « Notre époque qui “ talonne ” l’ère messianique est emplie de contradictions. Elle semble la plus obscure de notre histoire et pourtant, on n’y voit pas moins poindre la lumière du Machia’h. Le Rabbi nous a confié une mission : même lorsque nous décelons une tache chez un autre Juif, nous devons savoir que s’y cache aussi une lumière. Charge à nous de donner place à cette lumière chez chacun afin qu’ensemble nous rejoignions cette marche inéluctable vers l’objectif final de la Création. »
Le nombre d’émissaires ‘Habad a plus que quintuplé en trente ans
Mais ces « experts » se sont lourdement trompés. Le Rabbi, après trente ans, n’a jamais été aussi présent. Mieux encore, de nombreux jeunes qui n’ont jamais vu ou connu le Rabbi, voire qui sont nés il y a moins de trente ans, n’hésitent pas à partir en « chli’hout », rejoignant les rangs des fameux émissaires ‘Habad aux quatre coins du monde, de Mar del Plata en Argentine à Kampala en Ouganda, de Malmö en Suède à Canton en Chine, du désert chaud d’Arizona aux régions les plus froides de Russie, dans chaque arrondissement de Paris, ou encore de Deauville à Nice. Sans compter les innombrables chlou’him en Israël de Kiryat Chmoné à Eilat en passant par Raanana, ou de ‘Hévron à Tel-Aviv. Ainsi, depuis ce « Guimel Tammouz », le nombre d’émissaires – 4500 aujourd’hui – a plus que quintuplé, chacun accomplissant la mission fixée par le Rabbi : réveiller l’âme juive de chaque Juif, quel qu’il soit et où qu’il se trouve dans sa pratique du judaïsme, en quelque sorte le ramener à la maison, en partant du principe qu’un peu de lumière repousse beaucoup d’obscurité.
Tous ces jeunes ‘hassidim qui n’ont ni vu ni connu le Rabbi mettent certainement en pratique les conseils consignés par le Rabbi lui-même dans son livre Hayom yom, où il explique que ceux qu’il n’a jamais rencontrés peuvent très bien construire un lien des plus forts avec lui en étudiant ses discours ‘hassidiques, ses commentaires de la Torah, en fréquentant la communauté de ses ‘hassidim, et, bien entendu en accomplissant la mission qu’il nous a confiée.
En vérité, le Rabbi considérait qu’émissaire ou non, chaque Juif a pour mission de propager et de révéler l’unité de D.ieu dans le monde. Chaque être a été créé pour « servir son Créateur » et pour accomplir Sa volonté. Aussi bien, D.ieu crée les causes et circonstances au travers lesquelles un Juif doit se rendre en certains endroits, fussent-ils des plus éloignés, parfois sous le prétexte de son activité professionnelle, afin de lui permettre de témoigner ouvertement de son judaïsme et de son attachement au D.ieu Un. C’est là le sens de l’expression goy éhad baarets, non seulement « une nation unique sur terre » mais aussi « une nation qui témoigne de l’unicité de D.ieu sur terre ». Ainsi, devons-nous nous efforcer d’enrichir la raison apparente de nos déplacements d’une dimension plus profonde, d’un objectif spirituel en utilisant chaque rencontre pour diffuser le message de la Torah et des mitsvot autour de nous. Pourvu qu’on le veuille, D.ieu nous donne les forces de remplir un tel rôle et une telle mission…
Le tsadik demeure présent dans tous les mondes
Comment la ‘Hassidout elle-même explique-t-elle que le mouvement ‘Habad ne cesse aujourd’hui de s’étendre et de bénéficier d’un tel regain de vie, malgré l’absence physique du Rabbi ? Comment expliquer ce lien si fort qui unit, non seulement les ‘hassidim mais aussi tant de Juifs qui ne l’ont pourtant jamais rencontré ? L’un des chapitres du Tanya (Iguéret Kodech 27), ouvrage de base de la philosophie ‘Habad écrit par son fondateur, Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi, rappelle qu’un tsadik, après son décès, « demeure présent dans tous les mondes encore plus qu’il n’était de son vivant ». C’est que la vie d’un Juste, essentiellement spirituelle, repose avant tout sur la foi, la crainte et l’amour de D.ieu. Sa vie ici-bas est néanmoins reliée à son corps qui « enferme » l’âme en son sein, la confinant dans les dimensions du temps et de l’espace. Lorsque le juste disparaît de ce monde, il se trouve dans une tout autre situation ; il rejoint le domaine de l’âme, dès lors affranchie de toutes ces contraintes que son corps lui imposait. Dès lors, plus aucune limite physique ne l’empêche d’exercer son influence. Et c’est pourquoi, même après sa disparition, le tsadik demeure présent dans notre monde plus encore que lorsqu’il était vivant.
Le Rabbi précédent, le Rabbi Rayats, après la disparition de son propre père, le Rabbi Rachab, cinquième Rabbi de la dynastie ‘Habad, affirma de son côté : le Rabbi, tel un berger qui n’abandonne jamais son troupeau, continue à servir et à diriger ses ‘hassidim après sa disparition tout comme il le faisait lorsqu’il était présent dans ce monde ici-bas.
La grandeur et la sainteté du Rabbi
À ces explications mystiques, certains préféreront décrire, de manière plus rationnelle, la grandeur du Rabbi, dans de si nombreux domaines, afin d’en déduire l’énorme impact qu’elle a laissé et continue de laisser derrière lui. Ayant eu le privilège de traduire en français l’ouvrage du Rav Adin Éven-Israël Steinsaltz « Mon maître, le Rabbi » (paru aux Éditions du Cerf), que l’on me permette ici de m’inspirer de ses propres propos quant à la sainteté et la grandeur du Rabbi et quant à son immense vision.
Être saint, le Rabbi gardait tout en même temps une connaissance extraordinaire du monde et des problèmes de notre époque. Certaines personnes sont plongées uniquement dans notre univers ici-bas, bien en dessous du soleil, d’autres planent dans les sphères célestes au-dessus du soleil. Rares sont celles qui gardent un pied dans les deux à la fois. Le Rabbi comptait parmi celles-là. Une telle faculté est, à n’en pas douter, l’une des raisons du succès que le Rabbi a connu.
Sa « connaissance des Cieux », son érudition dans tous les domaines de la Torah, du Talmud, de la Kabbale et de la ‘Hassidout, sa hauteur de vue spirituelle, ne l’empêchaient pas de posséder une connaissance de tous les détails de notre monde. À titre d’exemple, il connaissait parfaitement les rues de Jérusalem sans n’y avoir jamais mis les pieds, mieux sans doute que certains qui y habitent. Comment ne pas souligner aujourd’hui l’admiration sans précédent qu’il portait à l’égards des soldats d’Israël sacrifiant leur vie pour leur peuple et leur terre ?
Par ailleurs, le Rabbi possédait un savoir exceptionnel en matière de sciences, ce qui représente un grand avantage à notre époque. Son beau-père, le Rabbi Rayats, dès les années 1930, l’avait encouragé à mener des études universitaires, à Berlin puis à Paris. Ce dernier avait très bien perçu l’évolution du monde juif, son occidentalisation, et prévoyait que le futur Rabbi devrait pouvoir s’adresser, sur leur propre terrain, à de nombreux Juifs intellectuels et scientifiques qui viendraient le consulter (parmi eux, puis-je avancer, un certain nombre d’universitaires du « groupe » du Rav Moulé Azimov à Paris lors de ses tout débuts).
Mais le Rabbi n’avait non plus aucun problème à trouver un langage commun avec chacun, quel que soit son niveau, comme en témoigne son dialogue avec un jeune bar-mitsva américain qui lui parlait de sa passion pour les matchs de base-ball. Et le Rabbi de lui conseiller de ne pas se contenter d’un rôle de spectateur mais d’être bel et bien un joueur, une leçon, devait-il ajouter, pour toute la vie : mieux vaut être acteur des événements au lieu de les observer passivement.
Cependant, il serait faux de limiter le Rabbi à un homme doté d’immenses connaissances. Si le Rabbi était doté d’un cerveau exceptionnel et possédait une mémoire extraordinaire, une grande partie de son pouvoir provenait de son roua’h hakodech, un esprit de sainteté lui permettant de se connecter à une réalité qui transcende notre monde et de bénéficier d’une faculté de discernement d’événements au présent ou au futur.
La sainteté du Rabbi se manifestait également au travers de son comportement et de son mode de vie. Il travaillait sans doute plus de vingt heures par jour, renonçant à toute forme de vie privée. Outrepassant sa nature profonde – il mit près d’un an à accepter de remplacer son beau-père – et mû par une abnégation absolue, le Rabbi finit par se confondre lui-même avec le mouvement, il en devint le moteur. À l’image d’un prophète : davantage qu’un simple être pieux, ce dernier abandonne son âme entière, sa propre identité pour se fondre dans la Divinité. Un commentaire ‘hassidique des plus anciens se rapporte au verset biblique (Rois II 3, 15) : « Alors que le musicien joue de son instrument, l’esprit de D.ieu s’empara du prophète. » Et de proposer de lire ce passage ainsi : il ne s’agirait pas du « musicien » mais bien de l’instrument de musique, un instrument qui jouerait tout seul. Le verset ne fait cependant pas l’éloge de l’instrument de musique, mais de l’homme qui se confond entièrement avec l’instrument porté vers la mélodie, la prophétie et la prière.
En vol pour la venue du Machia’h
Je souhaiterais revenir à l’explication mystique citée ci-dessus selon laquelle le Rabbi continue, encore aujourd’hui, de guider son peuple, en osant emprunter une image à un domaine professionnel qui m’est proche : l’on pourrait comparer en effet la situation du mouvement ‘Habad aujourd’hui, après Guimel Tammouz, à... un système de drones, que l’on appelle faussement des avions sans pilotes : en vérité un pilote est bien là qui contrôle le vol à distance, à partir du sol. C’est que le Rabbi a véritablement programmé un plan de vol, indiquant clairement la destination finale où il nous faut atterrir : la venue du Machia’h, et avec elle la fin de l’exil de la Présence Divine dans le monde et la reconstruction du Temple de Jérusalem qui dévoilera cette Présence Divine aux yeux du monde entier. Il ne nous a confié rien d’autre qu’une tâche devant être achevée : au fil des ans son message devenait de plus en plus clair et de plus en plus fort : « Préparez-vous, mettez-vous à l’œuvre car le Machia’h est sur le point d’arriver. »
Or la venue de Machia’h représente un changement irréversible, un changement dont les signes précurseurs avaient été perçus par le Rabbi au travers des grands bouleversements dont il a été témoin au cours du siècle dernier tant dans le monde en général que dans le monde juif en particulier.
Certes, le Rabbi demeurait conscient qu’un tel processus ne se déroulerait pas forcément sans ombrage et qu’il risquait de comporter des hauts et des bas (auxquels nous paraissons malheureusement assister aujourd’hui). Ces difficultés ressemblent un peu à celles que l’on rencontre... en chimie, dans tout processus de distillation. Ainsi, parvenir à fabriquer de l’alcool pur en dépassant les 96 % demande d’utiliser des méthodes de distillation toutes particulières afin de maintenir des pourcentages qui se rapprochent des 100 %. De même, les physiciens qui cherchent à atteindre le zéro de température absolu (en échelle Kelvin, soit – 273,15 °C) se heurtent à des phénomènes nouveaux et inattendus.
En dépit des derniers soubresauts de résistance exercée par les forces du mal, le Rabbi percevait le tableau dans son ensemble, celui d’une marche inéluctable vers le grand changement.
Le Rabbi s’adressait aussi au monde non-juif. L’idée est de revenir à cette foi en D.ieu, à cet ordre fondamental des choses lors de la Création. Et c’est pourquoi le Rabbi encourageait l’humanité entière à respecter les sept lois noa’hides, écrivant dans ce sens aux leaders des nations.
Quant au monde juif, au travers de la fameuse campagne des mitsvot, il demandait à chacun d’ajouter une bonne action, de prendre sur lui une mitsva de plus, autant de décisions qui marquaient une étape de plus dans la réalisation de ce « plan de vol », de cette feuille de route qu’il nous a léguée. C’est le Rabbi qui a inventé le concept du cinquième fils de la Haggada, celui qui n’est même pas présent autour de la table du Seder et qu’il faut aller chercher où qu’il se trouve. Pendant ces dernières années, lorsque le Rabbi criait que nous devions amener le « Machia’h maintenant », il ne faisait que pousser de plus en plus fort, sans arrêt. Certes, le Rabbi comprenait les gens, avec tous leurs échecs et toutes leurs faiblesses. Et son message envers nous tous était, invariablement : « Courez ! Si vous ne pouvez courir, marchez ! Et si vous ne pouvez marcher, rampez ! Mais en tout état de cause, avancez, avancez, avancez ! »
Aucun progrès – fût-il des plus louables – ne demeure suffisant tant que le but final n’est pas atteint. Et c’est pour cela que l’appel du Rabbi reste bien vivant : ses milliers d’émissaires à travers le monde s’attellent sans relâche à lui donner corps et à l’affermir, jusqu’à ce que, selon les termes du prophète Isaïe (11, 9), lors de la venue du Machia’h, « la terre sera alors pleine de la connaissance de D.ieu, comme l’eau abonde dans le lit des mers ». C’est alors aussi que (ibid. 26, 19) « tous ceux qui dorment dans la poussière se réveilleront et chanteront des cantiques » et que nous retrouverons, physiquement, le Rabbi.
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