Dans la paracha Béhar, des instructions sont données pour l’observance de deux sortes particulières d’années sanctifiées, la septième (Chemita ou « relâche ») où la terre est laissée en jachère, et la cinquantième (Yovel ou « Jubilé ») où les esclaves hébreux étaient affranchis, et la plus grande partie de la propriété restituée à son propriétaire originel. Les deux institutions étaient reliées, le Jubilé étant l’accomplissement de sept cycles de sept ans. Il n’était pas lui-même compté comme une année dans le cycle de sept. Le Jubilé disparut en tant qu’institution pratique quand quelques-unes des Tribus partirent en exil. On peut distinguer trois périodes dans son histoire : 1) une pendant laquelle le Jubilé fut observé. 2) une, à l’époque du second Temple, où il ne fut pas observé, mais compté afin de fixer le cycle de sept ans. 3) une (comme la période actuelle) où, aucun des deux Temples n’existant plus, le cycle de sept ans était compté sans référence au Jubilé. Dans ce discours, le Rabbi étudie la signification spirituelle de la septième et la cinquantième année, et donne une interprétation profonde des trois périodes, ainsi que la prise de conscience religieuse qu’elles représentent.

1. Le Jubilé

Et vous sanctifierez la cinquantième année et proclamerez la liberté dans le pays pour tous ses habitants ; ce sera pour vous le Jubilé ; chacun de vous retournera dans sa propriété, et chacun de vous retournera dans sa famille. »1

À ce propos, le Talmud déclare : « Quand les tribus de Réouven et de Gad, ainsi que la moitié de celle de Ménaché, allèrent en exil, les Jubilés furent abolis, car il est dit : “Vous proclamerez la liberté dans le pays pour tous ses habitants”, c’est-à-dire (seulement) quand tous ses habitants y avaient leur résidence, mais non quand certains d’entre eux sont en exil. »2

En dépit du fait que le Jubilé (en tant qu’époque d’affranchissement des esclaves et de restitution de la propriété) ait cessé d’exister, le Talmud (babylonien) remarque que, même pendant la période du second Temple, « ils comptèrent les Jubilés afin de garder aux années de relâche leur sainteté ».3 Chaque septième année était une année de relâche (Chemita), une année sabbatique pour la terre, qu’on dispensait de toute culture et qu’on laissait en jachère. Dans ce cycle, selon nos Sages,4 la cinquantième année n’était pas comptée, de sorte qu’il fallait continuer à compter les Jubilés, pour être à même d’observer les années de Chemita en leur temps : afin de s’assurer que celle-ci était observée la septième année après le Jubilé, plutôt qu’après la quarante-neuvième.

Les Tossafot5 soulèvent une objection : le Talmud de Jérusalem déclare qu’« en un temps où le Jubilé n’est pas observé comme une année de relâche, vous n’observerez pas non plus la septième comme une année de repos ».6 S’il en était ainsi, quand durant la période du second Temple le Jubilé n’était pas observé, mais seulement compté, il s’ensuivrait que le repos de Chemita eût dû aussi être abandonné.

L’opinion de Rachi7 est que la septième année était observée, durant le second Temple, seulement comme une loi rabbinique. En d’autres termes, le Talmud de Jérusalem et le babylonien ne se contredisent pas ; le premier avançant que l’année sabbatique n’était pas (alors que le Jubilé était suspendu) requise par la loi toranique ; et le second mentionnant qu’elle fut néanmoins continuée en observance d’un décret rabbinique.

Mais selon les Tossafot, les deux Talmuds s’opposent, le babylonien soutenant que la septième année était obligatoire sous la loi toranique, indépendamment du Jubilé, contrairement à ce qu’affirme le Talmud de Jérusalem.

2. L’esprit de la loi

Les décisions légales des anciens Sages, les Tanaïm et les Amoraïm, n’ont pas vu le jour simplement parce que résultant du raisonnement propre au monde d’ici-bas.8 Ces Sages étaient des hommes d’une pénétration spirituelle profonde ; ils voyaient les choses sur un plan de spiritualité, puis traduisaient leur vision en des termes intellectuels et légaux. De même que leurs âmes furent différentes par les sommets qu’ils étaient capables d’atteindre, ainsi furent leurs décisions pratiques. De là proviennent leurs désaccords légaux.9

Vue sous cet angle, nous pouvons dire que la divergence (selon Tossafot) entre les Talmuds de Jérusalem et babylonien, quant à savoir si l’année de Chemita était requise par la loi toranique durant la période du second Temple, a pour origine les niveaux différents de spiritualité que représentent ces deux ouvrages.

Le Talmud babylonien est de niveau moindre. « “Il m’a placé dans les lieux obscurs” cela, dit Rabbi Jérémie, se réfère au Talmud babylonien. »10

Au niveau plus élevé du Talmud de Jérusalem, la sainteté du Jubilé était requise pour compléter celle de l’année de Chemita. Au niveau babylonien, la septième année était complète en elle-même, sans le Jubilé.

3. L’interruption du Jubilé

Quand le second Temple fut détruit, l’année de relâche fut comptée d’une manière nouvelle. Pendant que le Temple existait, la cinquantième année n’était pas comptée comme faisant partie du cycle de sept ans. Mais « durant les soixante-dix ans qui séparèrent la destruction du Premier Temple et l’édification du Second, et aussi après la destruction de celui-ci, on ne compta pas l’année du Jubilé, mais seulement (sans interruption) les cycles de sept ans ».11

Dès lors, pourquoi y a-t-il une différence entre la manière dont nous comptons aujourd’hui l’année de relâche, et celle du temps du Second Temple, quand le Jubilé eut cessé d’être observé ?

Recourant au concept précédent, nous pourrions dire que lorsque le Temple existait, le niveau de la spiritualité était si élevé que l’année de Chemita avait besoin de la sainteté plus grande du Jubilé pour la compléter ; en une période, l’observance effective du Jubilé ; en une autre, au moins sa supputation. Mais quand le Temple fut détruit, l’accomplissement spirituel tomba à un niveau tel que l’année de relâche n’eut plus aucun rapport avec le Jubilé.

4. La Chemita et le Yovel intérieurs

Pour comprendre tout cela, nous devons découvrir les équivalents des septième et cinquantième années dans la vie religieuse de l’homme.

La septième, le temps du repos, représente « l’acceptation du joug du règne céleste ».12 C’est alors que l’homme supprime son « moi », en obéissance à Dieu (bitoul hayech).13 Ce « moi » existe toujours, et il est nécessaire que continuellement on lui impose silence. C’est pourquoi à l’approche de chaque septième année, ses réclamations se font entendre : « Qu’allons-nous manger la septième année, puisque nous ne sèmerons point et ne ferons point nos récoltes ? »14 En toutes les occasions précédentes, la promesse de D.ieu s’était réalisée : « Je vous accorderai Ma bénédiction la sixième année, et elle donnera des produits pour trois ans. »15 En dépit de cela, les mêmes inquiétudes sont exprimées à nouveau.

D’autre part, le Jubilé représente l’abnégation complète, l’appartenance totale à D.ieu (bitoul bimetsiout). Il n’y a plus ce moi contestataire. Au lieu de servir D.ieu par un effort de volonté, on Le sert au moyen de la compréhension ; une compréhension si complète qu’elle crève le rideau de l’égoïsme qui sépare l’homme de D.ieu. C’est « l’année de liberté » la libération complète du moi qui retient l’homme dans ses chaînes, et l’appréhension de la lumière divine.

5. Deux sortes d’obéissance

Ces niveaux ont un certain mérite l’un par rapport à l’autre.16 Bitoul bimetsiout, ou l’obéissance résultant de la compréhension, a l’avantage d’être étendue. Elle enveloppe l’homme tout entier dans son orientation vers D.ieu. Bitoul hayech, ou l’obéissance résultant d’un effort de volonté, présente l’avantage d’être intense. C’est un combat spirituel intense dans l’âme de l’homme.

Une analogie : il y a deux sortes de rapports entre un serviteur et son maître. Nous avons, d’une part, le « simple » serviteur, dont le désir réel est d’être libre, mais qui accomplit son service parce qu’il accepte le fardeau de sa condition ; et d’autre part, le serviteur « fidèle », qui sert son maître par amour et le désir d’obéir. Alors que l’obéissance de ce dernier est plus complète, puisque sa nature entière affirme son service, l’obéissance du premier est plus intense parce qu’elle est le résultat d’une domination délibérée d’une partie de son caractère. En termes d’efforts intérieurs, cela lui coûte davantage.

6. Les trois âges

Nous pouvons voir maintenant la signification complète des trois périodes dans l’histoire juive, relativement au Jubilé et à l’année de relâche.

Quand le Premier Temple existait, les deux étaient observés ; c’est-à-dire que la spiritualité juive combinait l’obéissance par amour et compréhension, avec l’obéissance au moyen de l’effort et de la domination de soi. L’amour était présent même au niveau de la domination ; et l’effort se faisait avec compréhension. L’amour qui transcende le moi changea de rôle et emplit celui-ci.

Au temps du Second Temple, le Jubilé ne fut pas observé, mais on le comptait toujours. L’amour et la compréhension comptaient encore, laissant toujours leurs traces, au service de l’effort et de la volonté.

Mais quand le Second Temple fut détruit, il ne resta plus que l’année de relâche, le combat intense pour conquérir le moi, et obéir pour l’obéissance même. Nulle trace ne demeura du Jubilé, de l’unanimité intérieure.

7. Explication d’une divergence

Ainsi maintenant, nous ne voyons plus les choses de l’esprit à la claire lumière de l’entendement. Nous sommes obligés d’agir contre notre raison, dans un mouvement d’obéissance réticente. La véritable intériorité est au-delà de nous. Pourtant, l’intériorité finale ne nous quitte jamais. L’essence de l’âme est toujours présente. Dans l’obscurité spirituelle de l’exil, elle exerce toujours son influence subconsciente, subliminale.

Et de là provient la source ultime du désaccord entre les deux Talmuds, celui de Jérusalem et le babylonien, quant à savoir si Tannée de relâche est loi toranique ou rabbinique en notre temps. C’est-à-dire si elle existe de par son propre droit, ou n’est qu’une institution rabbinique en souvenir des temps passés,17 quand le Jubilé était célébré.

Au Talmud babylonien, issu de l’exil, l’observance de la septième année et son service correspondant d’« acceptation du joug du règne du Ciel » semblait un acte en soi, sans rapport avec cet état supérieur du Jubilé et le service résultant de l’amour et de la compréhension.

Le Talmud de Jérusalem, dont la conscience spirituelle était plus élevée, considérait toujours le Jubilé et son service comme une présence continue, subliminale. Aussi vit-on l’année de relâche comme ayant toujours un rapport avec le temps où le Premier Temple existait et où elle était rattachée au Jubilé ; et on l’observe aussi en souvenir de celui-ci.

De même, c’est également une préparation pour les jours où cet état reviendra, avec l’édification du Troisième Temple et l’avènement du Machia'h.

(Source : Likouté Si'hot, Vol. VII, p. 170-174)